L’ÉTERNEL ENFANT

Don Guillermo est mort et Frida s’installe à Coyoacán où elle vivra désormais jusqu’à la fin. Comme pour marquer le commencement d’une ère nouvelle, elle choisit de faire peindre les murs de la maison familiale de cette couleur indigo dont étaient peints les temples et les palais aztèques, et qui donnera son nom à la Maison Bleue. Diego fait ajouter une aile à la maison, pour que Frida ait son atelier dans l’endroit qu’elle aime le plus au monde, au-dessus du jardin qui est devenu tout son univers.

Le retour à Mexico, au début de 1941, marque véritablement une nouvelle période pour le couple, une volonté nouvelle de vivre une vie commune. En fait, rien n’a changé. Le contrat un peu vaudevillesque que Frida a passé avec Diego n’oblige qu’elle, l’enferme dans sa propre prison. En même temps, il exprime toute l’extraordinaire volonté qui l’anime et la fait résister à la désintégration, son orgueil et son entêtement, jusque dans l’amour, puisque l’amour pour elle ne peut être que cette détermination unique à aller jusqu’au bout.

Et c’est bien ce sentiment d’absolu qui éblouit Diego, lui qui ne sait pas être constant, lui qui se laisse entraîner par ses sens, son goût de la jouissance, son insatiable appétit d’ogre. Quand il fait venir Frida à San Francisco, puis quand il lui demande de l’épouser une seconde fois, il ne joue plus. Il sait bien que, sans Frida, sans l’amour surhumain qu’elle lui voue — « J’aime Diego plus que ma propre peau », écrit-elle dans son Journal —, il est perdu et mortel.

Aucun couple n’aura été davantage uni dans la création. La peinture de Diego exprime le génie — cette force mystérieuse, impérieuse, cette sorte d’instinct de survie qui fait naître sous ses pinceaux les formes, les ombres, le mouvement surtout, le heurt des masses et la précipitation des corps. Le génie, c’est Frida en lui, son regard, sa volonté, sa clairvoyance. Comme au premier instant, quand elle allait espionner en cachette la salle de l’amphithéâtre Bolívar où le peintre évoluait sur ses tréteaux comme une sorte de géant équilibriste, c’est par la peinture et par la création de son œuvre que Frida rejoint Diego. Elle voit par ses yeux, elle sent par ses sens, elle devine par son esprit, elle est Diego, et Diego est en elle comme si elle le portait dans son corps.

Dans son Journal, elle écrit :

« Diego, commencement

Diego, constructeur

Diego, mon enfant

Diego, mon fiancé

Diego, peintre

Diego, mon amant

Diego, mon mari

Diego, mon ami

Diego, ma mère

Diego, mon père

Diego, mon fils

Diego, moi

Diego, univers

Diversité dans l’unité

Mais pourquoi est-ce que je dis Mon Diego ?

Il ne me sera jamais à moi. Il n’appartient qu’à lui-même[87]. »

De plus en plus, dans l’isolement volontaire de la Maison Bleue — ce refuge qui est un prolongement de son corps, où chaque pierre, chaque meuble sont imprégnés de la mélancolie du souvenir et de la marque de la douleur — Frida devient la prêtresse hiératique d’un culte dont Diego Rivera est le centre, qui la relie à tout l’univers, à chaque parcelle vivante de son invincible amour. Le jardin fermé de hauts murs de la Maison Bleue, avec ses plantes qui s’étirent vers la lumière du ciel — troncs lisses des magnolias, feuillage cendré des ahuehuetes, enlacement des feuilles et des lianes —, devient une sorte d’univers clos où Frida peut trouver le monde entier maintenant qu’elle ne voyage plus guère — les animaux familiers, les oiseaux, les chiens nus itzcuintle achetés au marché de Xochimilco qui deviennent ses effigies — ces escuinclas qui, par leur nudité et leur fragilité, et aussi par cet air un peu triste venu du fond des âges, représentent pour Frida les archétypes de la condition humaine.

Durant cette période qui suit le drame de la rupture avec Diego, puis leur remariage, Frida Kahlo retrouve son équilibre dans la peinture. Dans ses autoportraits, elle apparaît dans son rôle de prêtresse avec un visage un peu hautain, figé, mais où les signes cruels de la douleur intérieure restent lisibles : ride amère autour des lèvres, cernes sous les yeux, muscles du cou tendus, et surtout le regard, distant, brillant d’un éclat fiévreux, et forçant devant elle, forant à travers le tissu du réel une interrogation aiguë, avide. Un regard toujours aussi provocant malgré les vicissitudes de l’existence, malgré le poids de la douleur et les doses de plus en plus fortes de calmants que Frida doit absorber.

On a beaucoup épilogué sur l’obsession de la maternité chez Frida Kahlo. Dans son livre de souvenirs, Guadalupe Rivera Marín, la fille de Diego et de Lupe Marín, ironise à propos de ces femmes qui ont toutes cherché à retenir Diego en faisant des enfants[88]. Frida n’échappe sans doute pas à cette fatalité. Elle y a, d’une certaine manière, consacré toute sa vie, et le désir d’enfant est devenu chez elle, au long des années, une véritable hantise, mêlée de répulsion et d’horreur. L’accident terrible survenu dans sa jeunesse n’est sans doute pas seul responsable de son incapacité à porter un enfant à terme. Il y a eu aussi la part de la conformation physique (bassin trop étroit, malformation congénitale) — possiblement les suites d’une syphilis contractée dans sa jeunesse — et aussi, pour une grande part, le refus de la maternité qui se mêle à son désir, qui ajoute la peur à l’obsession et crée le complexe de culpabilité qui s’exprime à travers toute son œuvre. Les médecins ont cherché à comprendre cet étrange sentiment sans vraiment y parvenir, se réfugiant derrière les définitions de la science. Immaturité sexuelle (déséquilibre hormonal) ou incapacité physique, les diagnostics sont un peu l’alibi qui permet à Frida de se réfugier hors du réel. Mais le sentiment de culpabilité et la projection du désir hantent toute sa vie. À côté de Lupe Marín — si charnelle, si féconde — ou de sa propre sœur Cristina, Frida ne peut que ressentir davantage sa difficulté d’être, sa stérilité. À aucun moment elle ne l’oublie. Les tableaux qu’elle peint ne sont pas ses enfants, mais les artefacts avec lesquels elle peut masquer le mieux son refus d’être une femme comme les autres, une femme voluptueuse et féconde, comme l’idéal masculin le commande[89]. Mais, d’une certaine façon, ils sont aussi ses enfants, des projections de son amour, parfois des messages qu’elle envoie, qui l’entourent dans sa chambre, son studio, sa maison, avec les autres êtres qu’elle a choisis, ses poupées, ses masques, ses Judas — ces effigies de papier mâché utilisées dans les processions du Vendredi saint, dans lesquelles Diego voyait l’expression même de l’art populaire, éphémère et étranger à toute idée de profit — et aussi tous ces animaux qui vivent avec elle et qui sont ses amis les plus constants : Granizo le cerf nain, ses chiens nus Xolotl, Capulina et Kostic, son chat, sa poule, son aigle Gran Caca Blanco, et surtout le couple de singes-araignées, dont le célèbre Fulang Chang qui figure sur ses autoportraits dès 1937.

Jamais l’art n’a remplacé pour Frida la réalité de la maternité, mais il lui a permis de supporter cette contradiction, cette malédiction, de l’exposer comme une réalité extérieure et non de la garder comme un mal qui ronge. L’art, pour Frida, est une autre manière d’animalité, une pulsation naturelle, irréfléchie — et pour cela, les surréalistes furent enthousiasmés par sa peinture — une nécessité absolue qui la relie à un monde duquel la destinée l’a péremptoirement exclue. L’art, l’enfance, la beauté, la violence, l’amour sont étroitement et indissociablement mélangés, dans le luxe qu’elle crée autour d’elle, costumes indiens semblables aux tenues d’apparat des oiseaux et des plantes, masque dessiné à l’image d’une idole indienne, cheveux nattés et noués comme la coiffure rituelle de la Tlazolteotl, la déesse de la terre, magie de cette nature qui l’entoure et l’enlace, parfois la blesse et la torture, où les larmes brillent comme des diamants et le sang coule très rouge, le plus précieux des liquides.

C’est cette magie qui inspire Frida, la maintient en vie, et c’est cette même magie qui envoûte Diego Rivera, le fascine et le retient auprès d’elle, malgré les tentations et le facile triomphe sensuel qui le font courir. Il y a chez Frida un mystère qu’il ne comprend pas, qui l’obsède, un sentiment de vide lorsqu’il s’éloigne d’elle, une insuffisance, un déséquilibre.

Après son retour dans la maison de son père, tandis que les problèmes physiques grandissent et la rendent prisonnière de son corps et de ce lieu — Frida perfectionne le système spirituel qui lui permet de survivre. La séparation, la rupture, et ce pont-levis qu’elle a installé entre elle et Diego (le pont qui reliait leurs deux studios à San Angel, et qu’elle fermait lorsqu’elle voulait être seule) lui permettent d’atteindre à une certaine harmonie. Maintenant, elle est véritablement au centre de son monde qu’elle regarde girer lentement autour d’elle. Diego, l’enfant éternel, le soleil, l’origine de tout, est le principe de lumière de cet univers. La cruauté de Diego, ses trahisons, les flèches qu’il tire dans son corps sont d’une certaine façon l’accomplissement de cet équilibre universel, dans lequel souffrance et bonheur ne forment qu’un — la créature éternellement unie à son créateur par le sang du rite.

Avec Diego, Frida joue dès lors un autre jeu, dont elle détient seule les règles et dont elle est parfaitement la maîtresse. C’est un jeu souvent cruel, dont Diego est le bénéficiaire — au fond, le jeu éternel de l’amour et de la haine dans lequel l’homme est libre et commande à ses sens et à son désir, et dans lequel la femme est asservie et détentrice de l’amour. C’est le jeu auquel Frida consent, et qui lui donne à la fois la souffrance et l’orgueil de sa vie.

Les années qui suivent leur remariage sont les années les plus contradictoires de la vie de Diego. Il sait qu’il ne peut vivre sans Frida, il sait qu’elle est son seul amour, sa seule raison de vivre. « Niñita de mis ojos », prunelle de mes yeux, écrit-il dans les mots qu’il lui envoie.

En même temps, il connaît l’accomplissement de l’amour physique, dont la peinture est chez lui l’unique expression. S’il est vrai que Diego est à beaucoup d’égards un réactionnaire en amour — qui réduit le rôle des femmes à celui de mères fécondes ou de putains dispensatrices de jouissances —, l’extraordinaire force de Frida donne un sens à son appétit des plaisirs. Il est en quelque sorte l’intermédiaire entre le monde difficile qui se refuse à Frida et cet univers où tout s’harmonise, et dans lequel elle tient le rôle de la déesse-mère.

Chez Diego, à mesure que s’affirme l’idéal révolutionnaire — dont la bataille du Centre Rockefeller a été le moment culminant —, grandissent l’obsession de la jouissance et le désir des formes du corps. Les nus cosmiques de Chapingo, le corps gigantesque de Lupe Marín flottant au-dessus de la terre, pareil aux nus célestes de Modigliani, ont amené d’autres corps de femmes plus réelles, plus sensuelles. À partir de 1935, les femmes sont indiennes, pour la plupart, saisies dans leur impudeur tranquille : ainsi les Baigneuses sur la plage de Salina Cruz, à Tehuantepec, à la fois simples et incompréhensibles comme les Tahitiennes de Gauguin. Ainsi Modesta, la fille de Coyoacán qui naguère a servi de modèle à Diego quand elle était enfant, et qui, devenue femme, pose pour lui dans son extraordinaire nudité, à genoux, de dos, en train de peigner sa longue chevelure. Diego exhibe avec une sorte d’admiration sensuelle la robustesse du corps de l’Indienne, la largeur de la poitrine et du dos, les muscles des reins, la couleur somptueuse et sombre de la peau, tout ce qui fait la force et la jeunesse de la race des anciens Mexicains.

C’est une époque économiquement difficile pour Diego Rivera. Après le travail au Palais National, l’État ne lui commande plus de fresques. Le grand mouvement muraliste, né de la révolution, est en déclin. On ne lui fait plus la même confiance. La crise causée par le refus du gouvernement devant les fresques de Juan O’Gorman — qui condamnait sans ambiguïté l’alliance contre nature entre le Mexique et l’Allemagne hitlérienne — a coïncidé avec le déclin de la peinture murale en tant qu’art populaire.

Pour survivre, Diego et Frida peignent des tableaux de commande, des portraits de bourgeois fortunés de Mexico, et de leur progéniture. Frida peint le portrait de l’ingénieur Eduardo Morillo Safa et de sa famille (la mère d’Eduardo, doña Rosita, qu’elle considère comme un de ses meilleurs tableaux), les portraits de Marucha Lavin, de Natasha Gelman, de Marte Gómez, et surtout ses propres portraits qu’elle dédicace à ses « clients », Sigmund Firestone, le docteur Eloesser, et même Maria Félix qu’elle considère comme une amie malgré les rumeurs de liaison entre elle et Diego.

Diego Rivera peint lui aussi des portraits sur commande : la famille de Dolores G. de Reachi, le portrait de l’actrice Dolores del Rio, du docteur Ignacio Chavez de Montserrat, de Carmelita Avilés (qu’il représente à la manière de Frida, vêtue en Indienne, et portant la dédicace), les portraits de la señora Gutiérrez Roldán, de la señora Elisa Saldivar de Gutiérrez, ou encore l’extraordinaire portrait de Maria Félix (en 1949) portant cette dédicace amoureuse : « Cette image fut peinte en signe d’admiration, de respect et d’amour pour Maria de los Angeles Félix, celle que le Mexique a donnée au monde pour le remplir de lumière. »

Mais si Frida ne change guère de manière lorsqu’elle s’adresse à son public — cette raideur provocatrice, l’absence de toute concession et un souci d’exactitude dans les traits, jusqu’à la cruauté — il y a au contraire, chez Diego, une chaleur, une tendresse qu’il communique à ses modèles, une sorte de perfection sensuelle qui s’approche de la volupté. Il peint les femmes surtout, enveloppées dans la lumière de leur beauté, à la fois étrangères et réelles dans leurs atours, comme des fleurs tropicales : yeux brillants, lèvres sensuelles, douceur de la peau, fragilité érotique de la ligne du corps sous les vêtements, dans les ondes de la chevelure.

Il y a toujours ces visages croqués sur le vif, les enfants du voisinage, amis de Frida, les femmes du marché de Coyoacán, ou de San Jeronimo, ou du pedregal de San Pablo Tepetlapa (là où il fait construire l’Anahuacalli, son temple-musée). La sensualité de Diego s’exprime de mille façons, dans les nus qu’il peint à la manière de Matisse, la figure érotique et primordiale de la danseuse noire Modelle Boss, la Gordita (qui inspira le peintre colombien Fernando Botero), les nus de Nieves Orozco ou cette commande qu’il accepte en 1943 pour le bar Ciro’s de l’hôtel Reforma, ivresse des corps de femmes nues, ivresse de l’alcool, ivresse des fleurs pareilles à des sexes ouverts.

Et aussi, et surtout, ces figures du quotidien, que Diego dessine depuis toujours, depuis qu’il a repris pied avec la réalité mexicaine, au retour de l’Europe, et qui sont les symboles de son amour charnel pour la terre indienne. Figures arrondies des enfants, des jeunes filles, les nus indiens anonymes, les dos des femmes penchées sur les metates, les pierres à moudre, la beauté sans pareille des vendeuses de fleurs, leurs bras ouverts sur les calices immaculés des alcatraces (les arums), et ces dessins linéaires des gens de la rue, les vendeuses de maïs, les porteuses de bois, les filles qui reviennent de la fontaine, la jarre sur l’épaule droite, les hommes au travail, les vieux au visage marqué de rides pareilles à des cicatrices, tous ces mouvements arrondis, usés comme la peinture sous le temps, comme la terre sous le vent, les corps offerts au passage des saisons, instants de vie magiques quand les femmes et les hommes étaient le pain très doux des dieux immortels.

L’amour charnel de Diego pour le monde qui l’entoure, c’est pour beaucoup à Frida qu’il le doit. Quelque chose de la douleur intense de sa femme est entré en lui, l’a transformé, uni à cette expérience surhumaine. Le « monstrueux bébé » dont parlait Élie Faure à ses amis parisiens est devenu véritablement l’enfant de Frida, qu’elle met sans cesse au monde et qui prolonge sa propre existence.

En 1949, à l’occasion de la grande exposition de l’Institut national des beaux-arts qui célèbre les cinquante ans de création de Diego Rivera, Frida écrit pour la première fois publiquement l’amour qu’elle porte à Diego :

« Je ne parlerai pas de Diego comme de “mon mari”, car ce serait ridicule. Diego n’a jamais été et ne sera jamais le “mari” de personne. Non plus comme d’un amant, parce qu’il dépasse de beaucoup les limites de la sexualité. Et si je parle de lui comme d’un fils, je ne fais rien d’autre que décrire ou peindre ma propre émotion, pour ainsi dire mon propre portrait, et non celui de Diego. […]

« Le voyant nu, on pense immédiatement à un enfant grenouille debout sur les pattes arrière. Sa peau est d’un blanc tirant sur le vert, comme celle d’un animal aquatique. […]

« Ses épaules enfantines, étroites et arrondies, se continuent sans angle par des bras féminins, terminés par des mains merveilleuses, petites et d’un dessin très fin, sensibles et subtiles comme des antennes qui communiquent avec l’univers tout entier […]

« Son ventre énorme, doux et tendre comme une sphère, repose sur ses jambes robustes, belles comme des colonnes, terminées par de grands pieds ouverts vers l’extérieur, en angle obtus, comme pour recouvrir toute la terre et se maintenir sur elle sans rupture, comme un être antédiluvien duquel émerge, de la ceinture vers le haut, un exemplaire de l’humanité future, en avance sur nous de deux ou trois mille ans […]

« La forme de Diego est celle d’un monstre séduisant, que l’aïeule, la Grande Occultrice, matière nécessaire et éternelle, la mère des hommes et de tous les dieux qu’ils inventèrent dans leur délire, nés de la peur et de la faim, LA FEMME — et entre toutes MOI —, voudrait garder pour toujours dans ses bras comme un enfant nouveau-né[90]. »

Dans les pages de son Journal, Frida marque les mots qui se bousculent, les poèmes qui naissent dans sa bouche :

« Diego. C’est tellement vrai que je ne voudrais ni parler, ni dormir, ni entendre, ni rien vouloir.

« Me sentir enfermée sans avoir peur du sang, sans temps et sans magie, à l’intérieur de ta propre peur et de ton angoisse, dans le bruit de ton cœur. Toute cette folie, si je te le demandais, je sais que cela serait seulement du bruit dans ton silence. Je te demande violence, dans ma folie, et tu me donnes tes bienfaits, ta lumière et ta chaleur. »

Dans un poème qu’elle n’envoie pas à Diego (mais qu’il recevra de Teresa Proenza trois ans après la mort de Frida et quelques jours avant sa propre mort), elle dit :

« Dans la salive

dans le papier

dans l’éclipse

Dans toutes les lignes

Dans toutes les couleurs

dans toutes les jarres

Dans ma poitrine

en dehors, en dedans

dans l’encrier dans la difficulté d’écrire dans la merveille de mes yeux dans les ultimes lunes du soleil (mais le soleil n’a pas de lunes) dans tout et dire dans tout est stupide et magnifique DIEGO dans mon urine DIEGO dans ma bouche dans mon cœur dans ma folie dans mon rêve dans le papier buvard dans la pointe de la plume dans les crayons dans les paysages dans la nourriture dans le métal dans l’imagination dans les maladies dans les vitrines dans ses ruses dans ses yeux dans sa bouche dans ses mensonges. »

L’amour incruste le visage de Diego dans le front de Frida comme un bijou douloureux, et le visage de l’aimé devient parfois celui de la mort. L’amour ouvre un troisième œil sur le front de Diego, un œil d’éternité. L’amour ne peut être autrement qu’une folie qui préserve de tout le mal réel.

« J’aimerais pouvoir être celle que j’ai envie d’être », écrit Frida dans le même Journal — « de l’autre côté du rideau de la folie. Je ferais des bouquets de fleurs toute la journée. Je peindrais la douleur, l’amour, la tendresse. Je me moquerais bien de la bêtise des autres, et tous diraient : pauvre folle. (Je rirais bien surtout de ma propre bêtise.) Je construirais mon monde, et tant que je vivrais il serait en harmonie avec tous les autres mondes. Le jour, l’heure et la minute que je vivrais seraient à la fois miens et de tout le monde. Ma folie alors ne serait pas un moyen de fuir dans le travail pour que les autres me gardent prisonnière de leur œuvre. La révolution est l’harmonie de la forme et de la couleur, et tout se meut et reste sous une seule loi : la vie. Personne ne se sépare de personne. Personne ne lutte pour soi seul. Tout est à la fois tout et un. L’angoisse, la douleur et le plaisir et la mort ne sont qu’un seul et même moyen d’exister. »

Sous le croquis de son tableau La Colonne brisée (où elle montre sa colonne vertébrale sous la forme d’une colonne grecque fracturée), elle note : « Attendre, avec l’angoisse secrète, la colonne brisée et le regard sans limites. Sans bouger, sur le vaste sentier, et mouvant ma vie cerclée d’acier[91]. »

L’amour que Frida invente pour Diego, dans la double prison de la Maison Bleue et du corset armé qui l’immobilise, est véritablement surhumain et elle est la seule à pouvoir le comprendre. Diego, le géant, l’ogre, le cannibale — le tyran et le prêtre de ce culte mystérieux, le créateur et la créature de ce mythe des temps modernes —, Diego est touché et chancelle, pris par le vertige de l’amour sans mesure qui le traverse et l’illumine sans qu’il en sache toute la raison. Sa rupture et le divorce ont été sa seule tentative d’échapper à ce sentiment qui le dévore et lui fait peur. En même temps, cette tentative était une atteinte portée à lui-même, dans la mesure où il se séparait alors de sa vraie raison d’être.

Dire le mythe n’est pas parler trop fort. L’amour qui unit Diego et Frida est la conjonction des deux principes fondamentaux de la vie, la confusion en un seul corps de l’homme et de la femme. Être séparé, c’est retourner au temps d’avant la rencontre, ou d’avant la naissance, quand l’esprit vivait dans l’indétermination et le déséquilibre de l’asexualité.

Par la recherche de la vérité du corps, par cette sorte de transe de la vie, la peur et le désir mêlés dans le regard des femmes, la fragilité du visage de l’indianité, et la force supérieure des hanches, des seins, des cuisses, la toison des pubis et l’onde des chevelures, Diego Rivera exprime l’union avec le monde et son union avec Frida.

Dans un de ses tableaux les plus complexes, peint en 1949, L’Embrassement d’amour entre l’Univers, la Terre, moi, Diego, et M. Xolotl du Mexique, Frida recrée tout ce qui fait sa vie : la nourrice indienne au corps végétal, la force du yin et du yang, ou la divinité aztèque de la dualité, et, dans les bras de la Tehuana, le bébé androgyne Diego, portant l’œil de la science au front et la flamme du cœur arraché entre ses mains —, et, lové aux pieds de sa maîtresse, le seigneur Xolotl, le chien couleur de cacao qui, selon le mythe des anciens Mexicains, doit un jour l’aider à passer le fleuve de la mort pour atteindre la Maison du Soleil.

Le jeu cruel de l’amour et de la haine, qu’elle a joué si longtemps avec lui, est maintenant le jeu infini de la vie. Chaque parcelle arrachée au néant la nourrit, prolonge sa substance, comme la lumière trop forte du soleil et la violence sanglante des sacrifices. Frida est devenue alors une déesse, qui entre dans le corps de son amant et le possède, et partage tout ce qu’il prend. Elle est véritablement la Tlazolteotl, la déesse de la terre, de l’amour charnel et de la mort. Elle est devenue la Coatlicue, la déesse à la jupe de serpents, que Diego a représentée dans la fresque de Treasure Island à San Francisco, masque de serpent et corps couvert d’une peau humaine, portant sur sa poitrine le crâne de la mort — cette mère éternelle du Mexique qui domine le Moïse de Frida et donne naissance à tous les héros de l’humanité, tandis que, sous le soleil déchirant, flotte dans le secret de l’utérus l’éternel enfant prêt à naître.

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