UNE BATAILLE À NEW YORK

Au début du mois de mars 1933, Diego et Frida débarquent en gare de New York, accueillis par les bourrasques de l’hiver et fuyant l’autre bourrasque qui souffle sur la cour intérieure de l’Institut d’art de Detroit. Emmitouflée de fourrures, Frida a quitté sans regret la ville industrielle à laquelle sont rattachés tant de mauvais souvenirs. Mais son bref séjour à Mexico, où elle est allée assister à la mort de sa mère, et l’atmosphère tragique qui régnait à la maison de Coyoacán ne sont pas non plus des souvenirs agréables. Et puis, il y a l’impatience qui chaque fois s’empare de Diego à la veille d’accomplir une nouvelle tâche.

Alors qu’il était en train de préparer les fresques de l’Institut d’art, Diego avait reçu par l’entremise de Mrs. Paine une offre qui l’avait enthousiasmé : participer à la décoration de Radio City, le nouveau centre culturel et artistique que John Rockefeller Jr. était en train de faire construire au cœur de New York. Une première demande, adressée conjointement à Matisse, Picasso et Rivera, a été refusée par les deux premiers et acceptée par Diego à condition qu’il n’ait pas à présenter de dossier d’admission — « pas de compétition », a-t-il écrit à l’architecte du Centre, Raymond Hood. Nelson Rockefeller, le fils de John Jr., avait acheté plusieurs tableaux du peintre mexicain, et son épouse Abby, une femme brillante, sensible et raffinée, était l’une des ferventes admiratrices de Rivera. (Elle lui a même commandé le portrait de sa fille Babs, alors âgée de treize ans.) Grâce à Nelson et Abby — en dépit de la mauvaise grâce de Raymond Hood qui voulait imposer à Diego Rivera des peintures sur toile en noir et blanc — à quoi Diego répondit qu’on risquait de donner au Centre le surnom de « palais des Fossoyeurs » ! — , Rivera fut chargé de la plus grande partie du chantier : la décoration de la grande salle des ascenseurs, dans le hall d’entrée ; plus de mille pieds carrés (environ cent mètres carrés) pour un devis forfaitaire de vingt et un mille dollars.

Ce chantier formidable, dans un lieu aussi prestigieux, au cœur de la plus grande ville du monde, était pour Diego la chance de sa vie. Il n’avait pas encore terminé les fresques de Detroit, et déjà il élaborait les plans pour les peintures de New York. La commission chargée de choisir les œuvres qui allaient accompagner la construction du Centre avait imposé un thème quelque peu pompeux, mais qui avait tout de suite parlé à l’imagination du peintre :

« L’Homme, à la Croisée des Chemins, envisage avec espoir et dans une vision élevée un Avenir Nouveau et Meilleur ». Pour Diego, en tout cas, c’était le commencement d’une nouvelle aventure, sans doute la plus grande confrontation avec le public dont il eût jamais rêvé.

Après la création des fresques de Detroit, le projet du Centre Rockefeller recelait pourtant quelque chose d’ambigu qui aurait pu faire réfléchir le peintre révolutionnaire que se voulait Diego Rivera. À Detroit, malgré la présence du patriarche Henry Ford, l’homme le plus riche du monde, et les conditions de vie difficiles des ouvriers de l’usine, il y avait la force réelle des machines, une puissance créatrice tangible sous la forme des immenses parcs automobiles, des laboratoires, des wagons livrant la matière première aux hauts fourneaux, tout un univers à la fois réaliste et fantastique, où se mêlaient le passé le plus lointain et l’avenir de l’homme, et dont Diego avait su exprimer la poésie, d’une façon presque romantique. La force révolutionnaire du peintre n’avait pas eu besoin de symboles ni d’idées : les seules vues de la réalité, des machines-outils et des hommes suffisaient à parler — et ce qu’elles disaient avaient en effet suffi à choquer les réactionnaires de Detroit.

Mais à New York, il n’en allait pas de même. Le Centre Rockefeller (appelé encore Radio City, parce qu’il devait abriter les chaînes de radio dont la prestigieuse Radio Corporation Association) était un projet terriblement ambitieux qui se réalisait au cœur même de la crise économique, alors que les rues de New York étaient pleines de miséreux et de sans-abri, et que les queues s’allongeaient devant les soupes populaires. Conçu primitivement pour loger le Metropolitan Opera, au lendemain de l’effondrement de 1929 il avait bien fallu, alors que le projet avait été abandonné, trouver une utilisation à cet immense terrain au centre de Manhattan. Le coût de la construction s’élevait à cent vingt millions de dollars, et la seule location du sol à trois millions trois cent mille dollars annuels. John Rockefeller Jr. réussit à se tirer d’affaire en sous-louant une partie du sol à des compagnies privées. L’ensemble prévu formait le plus grand complexe capitaliste du monde, symbole même de la puissance de l’argent. Il fallait à Diego Rivera beaucoup de courage ou beaucoup d’inconscience pour se lancer à l’assaut de cette forteresse coffre-fort.

Le nom des Rockefeller n’était pas non plus un nom comme les autres. Si Diego pouvait raconter qu’il avait vu, lors de son voyage en Union soviétique, dans l’intérieur d’un ouvrier, accrochés au mur côte à côte, les portraits de Lénine, de Staline et de Henry Ford, il ne pouvait guère ressentir d’admiration pour le milliardaire John Rockefeller, cet homme d’argent dur avec les autres comme avec lui-même, qui n’avait vécu que pour le profit et avait construit méthodiquement, avec une obstination de fourmi, un immense empire d’affaires. Du reste, c’est son portrait que Diego avait peint sur les murs du patio des Fêtes du ministère de l’Éducation à Mexico, pour symboliser la cupidité et l’immoralité du capitalisme.

Dans la mémoire de tous les hommes de progrès, le nom de Rockefeller et celui de la Standard Oil restaient associés au « massacre de Ludlow », quand, le 20 avril 1914, la milice de la Fuel & lron Company de l’État du Colorado avait ouvert le feu sur les ouvriers grévistes, en tuant quarante et causant la mort par brûlure de deux femmes et de leurs enfants réfugiés dans les bâtiments de la mine. L’insurrection généralisée qui avait suivi le massacre avait failli dégénérer en révolution, et le président Woodrow Wilson avait dû envoyer la troupe pour rétablir l’ordre. L’homme qui avait eu à résoudre les graves événements de Ludlow était John Rockefeller Jr., le père de Nelson, celui-là même qui avait conçu le projet du Centre Rockefeller — et c’était lui qui était devenu, pour les intellectuels de gauche, le symbole de la droite la plus haïssable.

Pourtant, en dépit des réticences de Frida, Diego passa outre et accepta le chantier. Pour lui, sa participation au Centre avait deux justifications qu’il mettait au-dessus de tout conformisme politique. Le Centre était une gigantesque architecture commune à tous les New-Yorkais. Dans l’idée de Diego, les soixante-quinze mille ouvriers employés à la construction étaient propriétaires de cette œuvre colossale, à la mesure de la force du prolétariat américain. En outre, en offrant à Diego les murs du hall, les Rockefeller lui donnaient l’occasion d’écrire une page de l’histoire universelle qui durerait bien au-delà des contradictions et des injustices, comme les monuments égyptiens ou toltèques avaient survécu aux tyrannies qui les avaient élevés.

Le plan de travail qu’il communiqua à l’architecte Hood et à Nelson Rockefeller était dépourvu d’ambiguïtés : il entendait, à travers le thème proposé, mettre en évidence le pouvoir nouveau des travailleurs et la force irrésistible du progrès. Malgré son caractère révolutionnaire, ce projet reçut l’aval de l’architecte et celui de Nelson Rockefeller. La tempête déclenchée par les fresques de Detroit n’avait nui en aucune façon à la réputation de Diego, qui fut reçu avec beaucoup de chaleur par les New-Yorkais.

Le couple s’installe de nouveau à l’hôtel Barbizon-Plaza, dans le même appartement qu’à sa première arrivée à New York. Après les semaines de voyage et l’atmosphère lugubre de Coyoacán, Frida est bien décidée à s’amuser. Avec son amie Lucienne Bloch, elle se livre à toutes sortes de plaisanteries, dont les victimes sont les femmes du beau monde, ces old biddies (ces vieilles chèvres). Les photos prises par Lucienne dans la chambre de l’hôtel Barbizon montrent une Frida qui a recouvré quelque chose de l’expression moqueuse du temps des Cachuchas : le sourire narquois, l’œil provocateur, déguisée en Chinoise, la tête coiffée d’un abat-jour.

Les journalistes qui entourent le peintre sont aussi sa proie favorite. À l’un d’eux qui l’interroge sur les passe-temps de Diego, elle répond simplement : « Faire l’amour[52]. » Déjà, à Detroit, avant son départ pour New York, elle avait fait une déclaration fracassante dans laquelle elle affirmait qu’elle-même était un peintre bien plus important que Rivera. Avec Lucienne Bloch et Cristina Hastings, elle parcourt longuement Chinatown, achète des bibelots, se déguise avec les robes chics et les grands chapeaux de la mode 1930 pour marcher sur la Cinquième Avenue. En fait, sous son apparente gaieté, elle cache une détresse profonde, une mélancolie grandissante qui empoisonnent son existence depuis la perte de son enfant, à l’hôpital de Detroit, et la mort de sa mère.

Elle peint aussi, maintenant, avec le même acharnement que Diego met à couvrir les murs du hall de Radio City. Elle achève plusieurs de ses tableaux les plus inquiétants : la représentation de sa naissance, exorcisme de la mort de sa mère et de la perte de son propre enfant, et l’étrange collage de la robe indienne vide flottant devant le paysage new-yorkais — Allá cuelga mi vestido (Ma robe est suspendue là-bas) —, où les objets les plus laids et les plus vils de la réalité américaine sont exposés, poubelle débordante, cheminées empoisonnant l’air, et ce siège de w.-c. trop blanc posé sur une colonne. Dans ce tableau, le poète Salvador Novo verra l’emblème même de l’indianité de Frida, comme un défi au monde industriel : « La chemise de la Tehuana mise à sécher a pissé sur toute la rivière Hudson. »

C’est à New York qu’elle peint l’un de ses autoportraits les plus accomplis, où elle apparaît dans toute son extraordinaire beauté dans un halo de lumière dorée, portant sur son masque impassible les signes secrets de sa solitude, l’ombre qui creuse le regard, cette petite lueur dans les prunelles très noires, et autour de son cou le lourd collier de perles de terre cuite qui l’unit aux temps des anciens sacrifices de l’Amérique indienne.

Diego s’est mis au travail avec une sorte de fureur qu’il n’a jamais encore éprouvée. Le défi que lui a lancé la Commission directrice du Centre Rockefeller est bien à la mesure de l’Amérique, où se trouvent les plus grands chantiers du monde. Entre mars et mai, Rivera ne dispose que de deux mois pour peindre les fresques du hall de Radio City. La date du Premier Mai, choisie pour l’inauguration, a valeur de symbole pour le peintre, qui veut unir les États-Unis à la grande Révolution russe. Le salaire élevé que lui a offert le Centre Rockefeller lui permet d’engager une équipe importante qui prépare les murs, trace les contours, l’aide à brûler les étapes. (En plus de Lucienne Bloch, il a pour assistants le peintre Dimitroff, de l’Institut d’art de Detroit, Ben Shahn, Lou Bloch, et le Japonais Hideo Noda.) Encadré par les peintures médiocres de Brangwyn et de Sert, le gigantesque triptyque éclate dans l’expression de toute l’aventure humaine depuis la chute des dieux et la naissance de la science, jusqu’à l’abolition de la tyrannie et la prise du pouvoir par le peuple.

Au centre du panneau principal, un ouvrier aux commandes d’une machine est à l’intersection de deux ellipses qui évoquent les deux infinis, le macrocosme et le microcosme. De chaque côté des machines, les hommes et les femmes sont saisis dans leurs mouvements de lutte pour la libération. La fresque dégage une impression de violence et de puissance sombre où vibrent les taches rouges de la Révolution.

Au fur et à mesure que le projet se développe, se révèlent les véritables intentions de Diego Rivera — la raison de sa fureur impatiente, de sa puissance de travail. Un journaliste du World Telegram déclenche le premier tir de barrage en titrant, à la suite d’une visite au chantier : « RIVERA PEINT DES SCÈNES D’ACTIVISME COMMUNISTE ! » La description qu’il fait des fresques soulève la curiosité, puis la colère des premiers visiteurs. La peinture est encore inachevée, et déjà la tempête souffle sur le Centre Rockefeller. Nelson Rockefeller lui-même est choqué par la violence des allégories du peintre qui montre le capitalisme sous l’aspect de la tyrannie, de la répression policière, de « requins de finance dégénérés et de filles de joie atteintes de syphilis tertiaire[53] ». Ce qui lui semble inacceptable, c’est le visage de Lénine, que Diego Rivera, au dernier instant, a substitué à celui de l’ouvrier anonyme qui unit dans une étreinte fraternelle les mains d’un Noir américain, d’un paysan d’Amérique latine et d’un soldat russe, « les alliés du futur[54] », ainsi que l’explique Diego lui-même. Tout comme la scène parodique de la Nativité avait été à l’origine de la tempête de Detroit, le visage de Lénine est la cause principale du scandale au Rockefeller Center, mais, cette fois, Diego Rivera est pris de court, et ne peut s’y soustraire.

Nelson Rockefeller écrit le 4 mai au peintre pour lui demander d’effacer le visage « qui pourrait aisément offenser une grande quantité de gens », et lui propose de lui substituer « un visage anonyme ». Placé devant ce qu’il ressent comme un ultimatum, le peintre consulte ses assistants et ses amis : « L’artiste n’a-t-il pas le droit d’utiliser les modèles qu’il désire pour ses peintures ? » Bertram Wolfe, qui a appartenu au Parti communiste, comme Rivera (il a même été « agit prop » du Parti communiste américain dans les années 1925), conseille au peintre la prudence et lui suggère de remplacer le visage de Lénine par celui d’Abraham Lincoln, afin de « sauver le reste de la peinture ». Mais l’entourage de Diego fait pression sur lui pour qu’il ne cède pas.

Il est possible que Frida ait joué un rôle déterminant dans ce choix. Par amour pour Diego, elle l’a suivi dans sa séparation d’avec le Parti communiste, mais elle est restée fidèle à l’idéal révolutionnaire et n’a jamais vraiment accepté la compromission que supposait cette collaboration avec la famille Rockefeller. L’antipathie profonde que lui inspire la société nord-américaine, et son orgueilleuse réaction de refus ont certainement influencé Diego Rivera qui a une confiance absolue dans les décisions que prend sa femme. N’a-t-il pas affirmé à Anita Brenner, qui l’interviewait pour le New York Times à son arrivée à New York, que « sa femme et Marx l’ont guéri de l’imaginaire flamboyant et gratuit de sa période baroque » ? Toujours est-il qu’il adresse deux jours plus tard à Nelson une lettre qui riposte à la tentative de conciliation par un radicalisme intransigeant : « Je suis sûr, dit-il, que les gens capables d’être offensés par le portrait d’un grand homme disparu, seraient également offensés, étant donné leur mentalité, par l’entière conception de ma peinture. C’est pourquoi, plutôt que de la mutiler, je préférerais encore la complète destruction physique de cette conception, afin d’en préserver au moins l’intégrité morale[55]. »

La décision est coûteuse pour Diego Rivera, et il sait, au moment où il envoie cette réponse, que l’affrontement est inévitable. Mais son geste — il sacrifie en quelque sorte sa peinture à son idéal politique — est aussi un acte d’amour envers Frida. En elle il voit l’incarnation même de l’héroïsme mexicain, l’esprit de Juárez et de Zapata opposé à la formidable puissance du capitalisme nord-américain. Au surplus, en refusant de céder à la pression de Rockefeller, Diego Rivera n’a jamais été plus logique avec lui-même, avec le sens qu’il entend donner à la peinture murale, expression d’une prise de possession de l’art par le peuple. Cette peinture qu’il avait définie dès 1925 : « Quelque chose qui appartient au peuple à qui elle est destinée[56]. »

Pressentant l’issue du conflit, Rivera — malgré l’interdiction de Rockefeller, qui a recours à la milice armée pour interdire l’accès du Centre — fait prendre des photos de la fresque (Lucienne Bloch passe son appareil caché sous ses vêtements). Frida et Diego sont ensemble sur les échafaudages lors de l’assaut final du 9 mai. Sous la direction du « grand plénipotentiaire capitaliste », Mr. Robertson, les gardes font sortir de force le peintre et ses assistants, et recouvrent la fresque d’un cache fait de toiles tendues sur cadres. L’entrée du hall est fermée par une lourde bâche, et la police montée empêche les rassemblements autour du Centre, comme si, ironise Diego, « toute la cité, avec ses banques et ses agents de change, ses immeubles et ses résidences de millionnaires, allait être détruite par la seule présence d’une image de Vladimir Ilitch[57] ».

L’espace d’un instant, Diego Rivera espère mobiliser l’opinion en faveur de son art. Il multiplie les déclarations et reçoit le soutien d’artistes du monde entier. Sur les ondes d’une radio de New York, il pose la grande question : « Prenons, par exemple, le cas d’un millionnaire américain qui achèterait la chapelle Sixtine, où se trouve l’œuvre de Michel-Ange… Aurait-il le droit de détruire la chapelle Sixtine ? » Et il affirme cet autre droit, réellement reconnu au Mexique, qui est synonyme de démocratie : « Nous devons tous reconnaître que, dans la création humaine, quelque chose appartient à l’humanité dans son ensemble, et qu’aucun individu n’a le droit, sous prétexte qu’il en est propriétaire, de la détruire ou de la garder pour son seul plaisir[58]… »

Malgré l’échec, Diego ne reste pas inactif. Il utilise l’argent versé par la Fondation Rockefeller pour peindre une copie des fresques de Radio City dans les locaux de la New Workers School, dont son ami Bertram Wolfe est le directeur. Ainsi est-il sûr qu’il restera quelque chose de son message révolutionnaire au cœur de la ville la plus capitaliste du monde. Frida l’accompagne partout, sur le chantier et dans les manifestations publiques. À l’université de Columbia, elle est avec Diego sur le podium pour soutenir la cause d’un communiste. Elle est assise « très raide », « pareille à une princesse aztèque[59] », tandis que le peintre exhorte les étudiants à se rebeller :

« On a dit que la révolution n’a pas besoin de l’art, mais que c’est l’art qui a besoin de la révolution. Cela n’est pas vrai. La révolution a besoin de l’art révolutionnaire. L’art n’est pas pour un révolutionnaire ce qu’il est pour un romantique. Il n’est pas un stimulant ni un excitant. Il n’est pas une liqueur enivrante. Il est un aliment pour nourrir le système nerveux. Il est un aliment pour la lutte. Il est un aliment comme le blé[60]. »

Mais la révolution rêvée par Diego Rivera n’aura pas lieu. L’Amérique referme ses portes. Six mois après l’intervention des gardes armés dans le hall de Radio City, Nelson Rockefeller donne des ordres pour que les fresques soient détruites à la sauvette. Seule, la presse mexicaine s’indigne, et l’Universal titre : « L’Art assassiné ». Pourtant, malgré cette destruction, Rivera sort d’une certaine manière grandi de l’épreuve, car l’allégorie révolutionnaire quitte ainsi le domaine de l’abstraction : en disparaissant, les peintures du hall de RCA entrent véritablement dans la réalité. Comme le dit le peintre lui-même dans son Portrait de l’Amérique, « des dizaines de millions de personnes furent informées que l’homme le plus riche de la nation avait ordonné que soit oblitéré le portrait d’un homme nommé Vladimir Ilitch Lénine, parce qu’un peintre l’avait représenté sur une fresque comme le leader guidant les masses opprimées vers un nouvel ordre social fondé sur la suppression des classes, l’organisation de la société, l’amour et la paix entre les hommes, au lieu de la guerre, du chômage, de la famine, et de la dégénérescence du désordre capitaliste[61]. »


Assez étrangement, la « bataille du Centre Rockefeller », au lieu de renforcer l’amour entre Diego et Frida, marque le commencement de leur rupture. Au cours des mois qui suivent l’exaltation de la création des fresques de Radio City et la crise brûlante qui oppose Diego Rivera au pouvoir de la famille Rockefeller, le peintre traverse une période de dépression. Ce qu’il réalise, au fond, c’est ce que Frida a ressenti dès le début, la très grande solitude qui est la sienne à New York. Ses amis — Bertram Wolfe, Lucienne Bloch, Sanchez Flores, Arthur Niedendorff — sont peu nombreux et impuissants. Le soutien de la presse mexicaine, dans les articles vengeurs de José Juan Tablada, et les articles d’Anita Brenner dans le New York Times ne suffisent pas à restaurer sa confiance.

Frida connaît aussi les moments les plus sombres de son séjour à New York. La chaleur de l’été l’incommode et son pied droit, malmené par l’accident et les opérations, l’empêche de se déplacer. Tandis que Diego est occupé à réaliser les vingt et une fresques mobiles destinées à la New Workers School, elle se morfond dans l’appartement qu’ils ont loué sur la 13e Rue, près du nouveau chantier. Diego y reçoit tous les soirs et flirte avec les jeunes femmes qui lui servent de modèles, ou qui prétendent lui apprendre l’anglais. Il ne cache pas son attirance pour une jeune artiste peintre qui habite le même immeuble et lui rend visite sur le chantier : Louise Nevelson, née à Kiev en 1899, de son nom de jeune fille Berliawska, Juive émigrée avec sa famille. Elle est divorcée et libre, et Frida en est tout de suite jalouse. Avec son amie Marjorie Eaton, Louise devient l’assistante de Rivera. Du peintre, qu’elle décrit avec sympathie, et de Frida, elle dit la générosité illimitée. Plus tard, dans Dawns and Dusks, son livre de souvenirs, elle racontera la vie à New York, cette vie brillante, où chaque jour était une fête, où il y avait « de la grandeur ». De Frida, elle fait ce rapide portrait : « Elle savait ce qu’elle voulait dans la vie, et c’est cette vie-là qu’elle vivait. »

L’ogre de Mexico et de Montparnasse, grand dévoreur de femmes et grand affabulateur, est de nouveau en exercice. Et Frida n’en ressent que davantage sa solitude, l’enfermement dans sa propre douleur. Comme elle sait si bien le faire, elle brave l’épreuve, en alternant les moments de repli sur soi et la poudre d’or du charme et de la séduction. Elle dessine sa solitude, l’emprisonnement dans la grande ville : la vue de sa fenêtre, les gratte-ciel, les rues quadrillées comme un labyrinthe. Elle peint sa nostalgie, l’échec de sa vie affective et la haine qu’elle ressent d’elle-même sur un panneau de plâtre où elle s’exerce à l’art de la fresque. Autour de son visage, elle écrit UGLY, FEA, puis elle le brise en le jetant à terre. C’est ce masque brisé, cette image pareille à un morceau détaché de ruines, qui parle le mieux de Frida et de Diego.

À son amie Isabel Campos, elle écrit sa détresse dans sa chambre de l’hôtel Breevort, son désir de Mexique : « 16 novembre 1933 (New York). Chabela linda, voilà un an que je n’ai reçu une seule parole de toi, ni rien des autres. Tu peux imaginer quelle année ç’a été pour moi ici, mais je ne veux pas en parler, parce que je ne peux rien avoir, et rien au monde ne pourra me consoler […]

« Moi, ici, à Gringolandia, je passe ma vie à rêver de retourner au Mexique, mais pour le travail de Diego il est absolument nécessaire que nous restions. New York est très beau, et je me plais beaucoup plus qu’à Detroit, mais bien sûr Mexico me manque […]. Hier, il a neigé ici pour la première fois, et très vite il va faire un froid à t’emporter la… chose des filles, mais il n’y a rien d’autre à faire que mettre des caleçons de laine et supporter la neige […]. Moi, quand j’arrive, il faut que tu me fasses un festin de quesadillas de fleurs de courgette avec mon pulque, et rien que d’y penser j’en ai l’eau à la bouche[62]. »

Lui manquent surtout la chaleur humaine, l’humour noir des Mexicains, leur sensibilité jusque dans la méchanceté, leur façon de rire jusque dans le meurtre. Ce qu’elle méprise chez les Yankees, c’est avant tout leur morgue, leur orgueil, leur froideur protestante. Quelques années plus tard, elle dira sans ambages à son confident habituel, le docteur Leo Eloesser : « Je n’aime pas les gringos, avec toutes leurs qualités et tous leurs défauts, qui sont nombreux, leur façon d’être, leur puritanisme dégoûtant […]. Cela m’irrite que la chose la plus importante à Gringolandia soit d’avoir de l’ambition, de réussir à devenir “quelqu’un”, et franchement, je n’ai pas la plus petite ambition d’être quelqu’un, je méprise leur orgueil, et être le gran caca ne m’intéresse pas le moins du monde[63]. »

À la nostalgie se mêle l’amertume de la solitude. Diego Rivera repousse sans cesse le moment de retourner au Mexique, d’y retrouver les rivalités, les mesquineries, les difficultés matérielles. Avec les panneaux de Portrait de l’Amérique qu’il peint pour la New Workers School, il est allé jusqu’au bout de son engagement politique, il est devenu véritablement le peintre révolutionnaire inscrivant ses visions de l’avenir : la menace fasciste, l’espoir de la révolution universelle. Il n’a jamais été si proche du trotskisme.

Au Mexique règnent l’incertitude politique et l’éphémère pouvoir du général Abelardo Rodríguez, dans l’attente des élections et de l’avènement du général Cárdenas. La mort du chef de l’insurrection salvadorienne, César Augusto Sandino, assassiné après Mella par les forces réactionnaires à la solde des États-Unis, a persuadé Rivera que la révolution ne peut venir des pays latins, trop ruraux, et trop près d’un mode de vie médiéval. Seule la masse des ouvriers du nord du continent est capable de bouger et de faire plier les nouveaux Césars.

Pourtant, il cède devant la détresse de Frida. À court d’argent — Louise Nevelson raconte qu’ils n’avaient même plus de quoi payer leurs billets de retour ; leurs amis se cotisèrent pour les leur acheter et les accompagnèrent jusqu’au bateau pour être sûrs qu’ils ne donneraient pas les billets à quelqu’un —, il s’embarque avec elle le 20 décembre 1933, sur L’Orient, à destination de La Havane et de Veracruz. Il ne leur reste alors plus rien de l’argent versé par la Fondation Rockefeller, et la plupart de leurs illusions ont été consumées durant cette année d’exil à New York.

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