LA FÊTE INDIENNE

Dans le portrait qu’elle fait de Diego avec des mots d’amour, Frida dit : « Je m’imagine que le monde dans lequel il voudrait vivre est une grande fête à laquelle chaque être humain et toutes les créatures prendraient part, des hommes jusqu’aux pierres, et jusqu’aux soleils et aux ombres : tous œuvrant avec lui, avec son idée de la beauté et son génie créateur. Une fête de la forme, de la couleur, du mouvement, du son, de l’intelligence, de la connaissance, de l’émotion. Une fête sphérique, intelligente et amoureuse, qui couvrirait toute la surface de la terre. Pour faire cette fête, il lutte continuellement et donne tout ce qu’il a : son génie, son imagination, ses paroles et ses actions. Il lutte à chaque instant pour effacer dans l’homme la stupidité et la peur[92]. » Elle relie sa conviction révolutionnaire à son amour du Mexique, « qui contient, comme la Coatlicue, la vie et la mort ». C’est sans doute ce lien qui est au cœur de la relation entre Diego et Frida, qui unit leur couple en dépit des médiocrités de l’existence : « Aucun mot ne peut décrire l’immense tendresse de Diego pour toutes les choses qui contiennent la beauté, dit Frida. Son amour pour les êtres qui n’ont rien à voir avec la société de classes actuelle, son respect pour ceux-là qu’elle opprime. Il éprouve un sentiment d’adoration spécialement pour les Indiens auxquels il est rattaché par les liens du sang. Ce qu’il aime surtout chez eux, c’est leur élégance et leur beauté, car ils sont la fleur vive de la tradition culturelle de l’Amérique[93]. »

Frida, comme Diego, a inventé le passé indien du Mexique. Chez lui, la rencontre est plus spontanée, plus sensuelle, et chez elle sans doute plus réfléchie, onirique même ; mais c’est cette rencontre qui symbolise leur amour, leur vie commune. Pour Diego, le monde indien, c’est avant tout sa nourrice Antonia, l’Indienne Otomi qui l’a élevé, qui lui a donné le goût de la nature, et qu’il a aimée d’un amour infini, beaucoup plus que sa propre mère[94]. Frida a représenté sa nourrice indienne de façon plus imaginative, dans le tableau où elle se montre enfant, suçant le lait d’une géante au masque préhispanique, à la fois effrayant et sublime. Pour Diego comme pour Frida, c’est ce lien charnel avec le monde indien qui donne sens à leur vie, les rattache à la terre mexicaine.

Dès son retour au Mexique, Diego confond la cause indigéniste avec la cause révolutionnaire. Après son voyage initiatique au Yucatán et au Campeche, il s’enflamme pour tout ce qui est « authentiquement américain », et compare le leader Felipe Carrillo Puerto au grand NichiKokoom, le chef suprême des Mayas de Chichén Itzá. La visite du temple des jaguars, orné de peintures murales, est le point de rencontre de l’expression populaire et du sacré du Nouveau Monde. Toute sa technique de la peinture et du dessin est, par la suite, une tentative de restituer le rituel préhispanique de l’art, ses formes, ses méthodes de broyage et de fixation des couleurs, jusqu’aux mouvements et aux symboles des figures.

Il n’est pas le seul ni le premier à choisir le monde indien pour modèle. Avant Diego, il y a eu Hermenegildo Bustos, dont la peinture minutieuse rappelle celle des ex-voto, et Saturnino Herrán qui peint des adolescents indiens dans une pose ambiguë, maniériste. Mais Diego est le premier à exprimer véritablement le monde indien, sa force de vie, son exubérance colorée, son martyre quotidien aussi. Si les fresques de la Preparatoria (commencées en 1922) sont encore très proches de l’Europe de la Renaissance — lourdeur des corps masculinisés, visages tragiques —, c’est dans les fresques du ministère de l’Éducation, à partir de 1923, que Rivera montre ce qu’il recherche dans la réalité indigène : le peuple opprimé porte en lui la révolution, la reconquête de sa liberté, mais aussi les thèmes profonds de la culture mexicaine : la pluie, les travaux des champs, les portefaix courbés, l’obsession de la mort et les rituels de la misa milpera, la communion des travailleurs sous les espèces de la soupe de graines de calebasse et de la tortilla de maïs[95]. C’est dans cette réalité que Diego Rivera puise les éléments de sa foi révolutionnaire. Le monde indien, c’est la révolte contre l’ordre bourgeois, contre l’idée de péché imposée par la religion chrétienne, contre l’hypocrisie puritaine et l’asservissement aux forces de l’argent — l’équivalent des photos subversives d’Edward Weston au Mexique —, le pissing Indian de Tepotzotlan — ou de la furia populaire racontée dans la geste de John Reed.

À son retour d’Europe, en 1921, Diego Rivera avait trouvé le Mexique en pleine ébullition culturelle. Pour la première fois, les artistes, les intellectuels se préoccupaient du monde indien, non seulement dans ses réalisations artistiques prestigieuses de Teotihuacán ou de Chichén Itzá, mais aussi dans sa culture populaire et dans la richesse de son folklore. Le mouvement costumbriste, né durant la période coloniale — avec le fameux Periquillo Sarniento de Fernandez de Lizardi —, trouve un terrain propice dans les idées et utopies de l'après-révolution. Diego est un des acteurs déterminants de ce renversement des valeurs, aux côtés d’écrivains comme Anita Brenner (Idols behind Altars), Martin Luis Guzmán (L’Aigle et le Serpent), Gregorio López y Fuentes (El Indio) ou Ramón Rubin (Cuentos de Indios) — des ethnographes et des folkloristes, Riva Palacio, Carlos Basauri, Gamio, et Vicente Mendoza, fondateur de l’Institut d’études folkloriques en 1936 — et la majeure partie des peintres contemporains : Roberto Monténégro, David Alfaro Siqueiros, José Clemente Orozco, Carlos Mérida, le « docteur » Atl, Jean Charlot, Xavier Guerrero, Rufino Tamayo.

Dans Mexican Folkways, une revue publiée par Frances Toor et Diego Rivera, le peintre lance pour la première fois l’idée de l’art populaire mexicain exposé sur les façades des pulquerías (ces cantines où l’on débite le jus fermenté de l’agave) — et aussi dans les églises : « uniques lieux que la bourgeoisie a laissés en toute propriété au peuple, parce que les tavernes et les sanctuaires jouent le même rôle, et que l’alcool et la religion sont de bons stupéfiants ». Diego enchaîne sur une énumération de noms de pulquerías dans lesquels il perçoit, à la manière des surréalistes, une sorte de poésie spontanée :

« La Grande Étoile. Voyons-nous ce soir. La promenade des filles. Marché de viande. La Dame de la Nuit. L’Amérique. Les hommes savants sans étudier. Au cœur de l’Agave. L’ombre de la nuit entoure le monde. La Révolution[96]. »

Seize ans plus tard, Frida met en application les idées de Diego. Chargée de cours à l’École de peinture et de sculpture appelée « la Esmeralda » (parce qu’elle se trouve au numéro 14 de la ruelle de la Esmeralda, dans la colonie Guerrero), elle emmène ses élèves sur le terrain pour qu’ils apprennent à saisir la beauté de la vie quotidienne. Et quand elle est trop malade pour se rendre jusqu’au centre de Mexico, c’est à Coyoacán que les cours ont lieu, au marché où ils décorent la pulquería « la Rosita », à l’angle des rues de Londres et Aguayo.

C’est aussi l’époque où elle constitue sa collection de tableaux populaires, pour la plupart des ex-voto. La fermeture des églises au temps de Plutarco Elias Calles et la guerre ouverte contre les Cristeros (ces paysans du Centre et de l’Ouest soulevés pour défendre le Christ-roi) avaient permis le pillage des œuvres d’art, et particulièrement des tableaux et des retables primitifs. Le lien de la peinture de Frida Kahlo avec ces peintures naïves est évident. Pour elle, c’est une peinture qui se nourrit du réel, faite de signes et de symboles, et qui agit comme un exorcisme. Au contraire des théoriciens du communisme qui n’y voient que la manifestation d’une force d’aliénation, Frida Kahlo ressent dans cet art populaire la même nécessité, la même interrogation angoissée que celles qui habitent sa propre peinture. Comme pour le monde indien qui crée cette peinture, il s’agit pour elle de l’ultime langage, de l’unique moyen d’expression d’une masse vouée au silence par la force oppressante de la culture bourgeoise. Frida Kahlo ne pouvait manquer de s’identifier à cette peinture, elle qui, par sa condition féminine, par la solitude de la douleur, et par l’éloignement de Diego, se trouvait elle aussi vouée au silence, n’ayant que ses pinceaux et ses couleurs pour s’exprimer et rêver à un espoir plus fort et plus vrai que le réel.

C’est l’époque où Diego et Frida vivent près l’un de l’autre, mais divisés par l’incommensurable distance qui sépare la Maison Bleue de Coyoacán de l’atelier de San Angel. Le contrat équivoque exigé par Frida lors de leur remariage, c’est Diego qui le met en application. Avec la douce cruauté qui le caractérise, il impose à Frida l’épreuve de vérité de la solitude, une solitude parfois insupportable pour elle à cause de la douleur. Les opérations et les rechutes la clouent dans sa chambre-atelier où elle construit cet amour absolu qui la dévore comme un rêve trop vaste pour sa nuit.

Tandis que Diego Rivera est au centre du tohu-bohu de sa vie mondaine, à l’hôtel Reforma où il peint le Rêve d’un après-midi dominical, travaillant aux fresques du Palais National ou à celles de l’Institut de cardiologie, Frida ne peut que construire inlassablement son alphabet de l’imaginaire :

« Vert : lumière tiède et bonne.

« Solferino : Tlapalli aztèque. Sang séché de figue de Barbarie. Le plus vieux, le plus vif.

« Café : couleur de mole, de feuille qui tombe. Terre.

« Jaune : folie, maladie, peur. Partie du soleil et de la joie.

« Bleu de cobalt : électricité, pureté. Amour.

« Noir : rien n’est vraiment noir.

« Vert feuille : feuilles, tristesse, savoir. L’Allemagne est tout entière de cette couleur.

« Jaune vert : encore davantage la folie, le mystère. Tous les fantômes sont vêtus de robes de cette couleur… en tout cas, leurs sous-vêtements.

« Vert sombre : couleur de mauvais augure et de bonnes affaires.

« Bleu marine : distance. La tendresse est parfois de ce bleu.

« Magenta : sang ? qui sait[97] ? »


La fête indienne est sa magie, son almanach sacré. De plus en plus, la peinture lui renvoie son image comme l’unique réalité de sa vie. En 1943, dans un hommage à Frida, Diego parle de ses « retables » :

« Frida est l’unique exemple dans l’histoire de l’art d’une personne qui s’est déchiré la poitrine et le cœur pour rendre compte de la vérité biologique qu’ils contenaient, et qui, possédée par la raison-imagination qui va plus vite que la lumière, a peint sa mère et sa nourrice, sachant en réalité que leurs traits lui étaient inconnus, le visage de la nénène nourricière est seulement un masque indien de pierre dure, et ses glandes, pareilles à des grappes qui dégouttent de lait en une pluie qui féconde la terre, en larmes qui fécondent le plaisir ; et la mère, la mater dolorosa aux sept coups de couteau de douleur qui libèrent l’effusion d’où émerge l’enfant Frida, unique force humaine qui, depuis que le puissant artiste aztèque osa sculpter un accouchement dans le basalte noir, a représenté sa propre naissance dans toute sa réalité[98]. »

L’évocation de la déesse parturiente, qui accouche accroupie, une grimace de douleur sur son visage, scelle le pacte moral et esthétique qui unit éternellement Diego et Frida.

Une autre image du monde indien va devenir peu à peu le symbole de l’amour de Diego et de Frida : la sandunga. Cette danse étrange au nom africain, d’abord très lente, puis dont le mouvement s’accélère progressivement, mélange de rituel religieux et de parade amoureuse, les longues robes des Tehuanas balayant le sol, les coupes chargées de fruits posées sur leurs têtes bien droites, tandis que l’homme qui mène la danse tourne en brandissant une croix païenne chargée de fleurs, est l’expression même de la force érotique du monde préhispanique, éternellement vivante malgré la violence et l’asservissement de la Conquête. Tout au long de sa vie, Frida est possédée par cette danse, par ses lents tourbillons, par le visage presque extatique des Tehuanas, que la charge en équilibre au sommet de leur tête oblige à ce port de déesses, buste immobile, bras écartés et lente oscillation du bassin, cette danse qui semble unir dans son mouvement la ferveur ancienne de l’Inde des gitanes, l’orgueil de la musique andalouse, et la puissance sensuelle de l’Amérique indienne, son rituel de fécondation, sa fièvre de vivre.

En 1929, quand Frida épouse Diego, c’est une robe de Tehuana qu’elle revêt pour changer d’apparence, pour quitter le costume de militante du Parti, jupe droite et chemise rouge imitées de Tina Modotti. Et ce n’est pas par hasard qu’elle choisit ce costume qui plaît tant à Diego. La femme de Tehuantepec ou de Juchitán, à l’époque, est devenue l’incarnation de la résistance indigène, et, de plus, l’emblème du féminisme — d’un féminisme essentiel, du triomphe de la liberté de la femme indienne. La légende du matriarcat de Tehuantepec fascine tous les intellectuels de l’entre-deux-guerres, poètes, essayistes et surtout peintres. Pour Saturnino Herrán, le costume ne sert qu’à mettre en valeur des modèles de type andalou, dans un éblouissement de dentelles et de couleurs un peu mièvre. Mais pour Diego Rivera comme pour Orozco, Tamayo, Roberto Monténégro ou Maria Izquierdo, la femme tehuana est inséparable de son pays, cette côte de Tehuantepec, si chaude, si violente, désert tropical, avec ses villages écrasés de soleil et la fête indienne qui résonne dans la nuit.

En 1925, 1928, puis au retour des États-Unis, en 1934, 1935, c’est à Tehuantepec que Diego Rivera va se ressourcer quand il a besoin de ces images fortes, paysages de l’Éden, mais un Éden âpre et poussiéreux, et ces rivières où les femmes aux dos larges, aux épaules de cariatides se baignent nues en toute innocence. Les femmes au bain de Diego Rivera, sur la plage de Salina Cruz, sont ses Baigneuses de Cézanne ou ses vahinés à la manière de Gauguin. C’est la même nonchalance, la même provocation innocente, la même apparence : longue jupe multicolore, buste dénudé, et la chevelure tressée mêlée de fleurs d’hibiscus. On fait le voyage à Tehuantepec, dans les années 30, pour retrouver le mythe du paradis terrestre, comme le note le cinéaste Sergueï Eisenstein dans son Journal : « L’Éden n’était nulle part dans la région entre le Tigre et l’Euphrate, mais évidemment ici, dans un lieu qui se trouvait entre le golfe du Mexique et Tehuantepec[99]. » Edward Weston, Tina Modotti, Lola Alvárez Bravo et beaucoup d’autres reviennent de Tehuantepec et de Juchitán avec d’extraordinaires clichés de ces femmes si belles, si audacieuses, qui gèrent le commerce dans les villages de l’isthme et vivent une sexualité épanouie, libre de toute notion de péché et de tout interdit. Paul et Dominique Éluard, qui voyagent au Mexique au moment de l’exposition surréaliste, sont tellement enthousiasmés par la beauté et la liberté des femmes tehuanas qu’ils décident même de s’y marier selon le rituel indigène.

C’est le modèle tehuana que Frida suit d’abord, instinctivement, et qui devient ensuite sa seconde nature, sa personne extérieure, son armure. Elle s’habille comme elles, se coiffe comme elles, et parle comme elles, avec la même audace et la même sincérité, dont le romancier Andrés Herrestrosa dit : « Chez les femmes de Juchitán, il n’y a aucune inhibition, ni rien qu’elles ne puissent dire ou faire[100]. »

Ces femmes que Vasconcelos décrit « ornées de colliers et de pièces d’or, portant leurs blouses bleues ou orange, qui blaguent ou marchandent avec des voix enflammées[101] » — ces femmes qui sont le symbole de l’indianité, et en même temps font penser aux gitanes, comme le dit Olivier Debroise, par le mélange de « rébellion féminine, de sexualité libre, de commerce ambulant et de magie », sont pour Frida tout ce qu’elle veut être elle-même : des « tours qui marchent » telles que les décrit Elena Poniatowska dans le beau livre d’images de Graciela Iturbide qui montre bien les Tehuanas dans leur sublime permanence. Le rythme lent de la sandunga emporte Frida dans ses rêves, éternellement aux côtés de Diego, dans le cercle rituel de la danse, offrande de fertilité et tourbillon vertigineux de l’amour « la sandunga est l’hymne de Tehuantepec comme la llorona est celui de Juchitán, toutes deux musiques qu’on peut valser, ah, pauvre de moi, llorona, llorona, llorona d’hier et d’aujourd’hui, en avant, en arrière, la jupe balayant un cercle sur le sol que frappent les pieds nus. Les chansons ancestrales sont délicates, mélancoliques et lentes, jouées sur des instruments primitifs, conques, bongos, tambours (baquetas), les marimbas rapportées d’Afrique, les flûtes en bois et en bambou qu’on appelle pitos, le tambour qu’on appelle caja, et le bigu indien, la carapace de tortue qui pend au cou du musicien[102]. »

Mystérieuse comme les profondeurs de la mer, la Tehuana del hondo mar que célébrait le poète juchitèque Juan Morales[103].

Femme dans laquelle Weston voyait l’héritière des antiques Atlantes, si libre, si belle, si heureuse de son corps et de son destin, que la sandunga emporte dans le rêve de Frida, dans l’éternité de la fête indienne — jusqu’au bout du rêve, puisque c’est dans l’éblouissant costume de la Tehuana qu’elle interroge le monde, portant le sceau de Diego au front, pareille à une mariée prisonnière de son propre pouvoir.

Et c’est dans la longue robe blanche qu’elle quitte le monde des hommes.

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