Frida est couchée sous le miroir qui lui renvoie son image figée, son visage fermé dans la paix de la mort, son corps fragile paré comme pour une dernière fête, jupe noire et longue chemise blanche de Yalalag — telle sur la dernière photo prise par Lola Alvarez Bravo dans l’après-midi du mardi 13 juillet 1954, où l’on voit Frida étendue sur son lit, entourée de ses objets familiers, le bouquet de roses, les livres de guingois sur l’étagère, les poupées, les photos, avec cette mouche insolente posée sur son bras, comme si tout cela n’était qu’un songe, et qu’elle allât reprendre le souffle, se réveiller, recommencer à vivre. Alors la Maison Bleue entre doucement dans la légende. Dehors, les chiens nus attendent devant la porte fermée, tandis que la pluie fine fait trembler les flaques dans le jardin silencieux.
Les derniers temps, Frida ne sortait plus guère de cette maison, de ce jardin. Elle en avait fait une réplique du monde, à la fois imaginaire et enracinée dans la réalité par les liens de la douleur. Pour elle, la Maison Bleue était comme le temple de l’amour pour Diego, qui devait durer au-delà des vicissitudes de la vie, au-delà de la mort.
Quand Frida est partie, Diego n’est plus retourné à Coyoacán. Il a voulu que la Maison Bleue devienne non un musée — l’idée aurait été assez horrible — mais un sanctuaire, une maison ouverte où chacun pourrait recevoir un peu de cette beauté qui émanait de Frida, qui avait imprégné les murs, les objets familiers, les plantes du jardin.
Tout est immobile ici, arrêté comme dans l’attente du réveil de la niña.
Le lit monumental, effrayant, un carcan pour son corps brisé, et la tendre devise brodée sur l’oreiller :
Dans la cuisine recouverte de faïences jaune et bleu, la grande table de bois brut, les chaises peintes de Tenancingo, et, au-dessus de l’âtre — jadis le cœur vivant de la maison, où les femmes s’affairaient dans l’odeur âcre du piment rôti et le bruit des mains façonnant les tortillas, au temps des fêtes — les noms de Diego et de Frida écrits sur le mur en cailloux multicolores.
Dans la salle à manger, les objets d’art préhispanique, masques aztèques, pierres polies mixtèques, amulettes phalliques, statuettes du Nayarit en forme d’oiseau ou de femme aux hanches larges et, toujours, l’effigie du crapaud — le saporana, le surnom que Frida avait donné à Diego, son nahual, son image animale.
Dans la maison, tout est silencieux, en suspens. Quand, après la mort de Frida, Dolores Olmedo décida de faire don de la collection de ses tableaux qu’elle avait achetée à la famille Morillo Safa, afin qu’elle demeurât dans la Maison Bleue, Diego en fut ému aux larmes et, pour la remercier, écrivit en dédicace sur une photo : « En souvenir de la plus grande émotion de ma vie[125]. » Les peintures de Diego et de Frida sont mêlées aux objets d’art indiens, aux ex-voto, aux masques et aux Judas du folklore mexicain.
Il y a là le portrait d’Angelica Montserrat, celui de Carmen Mondragón — Nahui Olín, dont Frida s’était moquée au temps de l’amphithéâtre de l’École préparatoire — et cette Jeune Fille peinte en 1929, pour plaire à Rivera, avec sa grâce naïve et la crainte qu’on devine dans son regard d’Indienne. Les dessins à la plume que Frida a tracés sur son lit d’hôpital à Detroit, après avoir perdu son enfant. Le portrait de la famille Kahlo, et les derniers tableaux, tremblés, déjà voilés par la mort qui approche — « il commence à faire nuit dans ma vie », disait Frida[126] —, la libération de l’infirme par la force sacrée du communisme, ou le Viva la vida de 1954, qui montre ces pastèques tranchées, sanglantes et douces comme la vie elle-même.
Au-dehors, dans le jardin, on entend le roucoulement des tourterelles, cette chanson qu’elle écoutait sans se lasser. Entre les arbres, on distingue la pyramide de terre battue que le maçon de Diego avait bâtie pour elle, pour que sur chaque marche puissent prendre place les anciens dieux de pierre. Toutes les plantes qu’elle a aimées sont encore là, les yuccas aux lames aiguisées, les palmes, les filaos, les ahuehuetes, et les arums éblouissants, ces alcatraces que Diego aimait peindre, telle une offrande voluptueuse dans les bras sombres des Indiennes de Xochimilco. Au milieu du jardin, juchée sur le tronc coupé d’un laurier d’Inde, là où Frida l’avait fait mettre, il y a toujours la vieille statue de pierre en forme de hibou, comme un veilleur aux yeux troubles.
On entend les mots d’adieu de Carlos Pellicer, sa lettre pour l’éternité : « Une semaine avant que tu ne partes, tu t’en souviens ? J’étais avec toi, assis sur une chaise, tout près de toi, te racontant des choses, te lisant ces sonnets que j’avais écrits pour toi et que tu aimais, et moi aussi je les aime parce que tu les aimais. L’infirmière t’a fait ta piqûre. C’était dix heures je crois. Tu commençais à t’endormir, et tu m’as fait signe d’approcher. Je t’ai embrassée et j’ai pris ta main droite dans les miennes. Tu t’en souviens ? Ensuite j’ai éteint la lumière. Tu t’es endormie et je suis resté un moment pour veiller sur ton sommeil. Au-dehors, le ciel balayé, inondé, m’a accueilli mystérieusement comme il se doit. Tu m’as paru à bout de forces. Je t’avouerai que j’ai pleuré dans la rue, en partant à la recherche de l’autobus pour rentrer chez moi. Maintenant que tu as enfin trouvé le salut pour toujours, je voudrais te dire, plutôt te répéter, te répéter… Enfin, tu sais bien… Toi, comme un jardin piétiné par une nuit sans ciel. Toi, comme une fenêtre fouettée par la tempête, toi comme un mouchoir traîné dans le sang ; toi, comme un papillon plein de larmes, comme un jour écrasé et rompu ; comme une larme sur une mer de larmes ; araucaria chantant, victorieux, rayon de lumière sur le chemin de tout le monde[127]… »
Les derniers moments de Diego auprès de Frida sont à la fois terribles et étranges, comme tout ce qui touche à la mort au Mexique. Dans le décor orgueilleux du palais des Beaux-Arts la musique des corridos éclate, tandis que la foule se fige autour de Diego Rivera et de Lázaro Cárdenas. Le vieux peintre a le visage bouffi par la douleur, indifférent à tout ce qui l’entoure. Puis la foule accompagne le cercueil le long de l’avenue Juárez, dans la direction du cimetière civil de Dolores. Devant la porte du four crématoire, chacun s’empresse pour voir une dernière fois le visage de la niña — Siqueiros rapporte que, au moment de l’embrasement, les flammes entourèrent le visage de Frida en dessinant de grands tournesols comme si elle avait voulu peindre son dernier portrait.
Les cendres sont enfermées dans un sac puis, selon l’ancien rituel des Indiens de l’Ouest mexicain, exposées dans la chambre de Frida, surmontées de son masque mortuaire, et ceintes d’un grand rebozo. Quelques années plus tard, Diego les fera enfermer dans une urne funéraire d’Oaxaca, ayant la forme de la déesse de la fertilité.
Diego, malgré sa tristesse — tous les témoins s’accordent pour dire que la disparition de Frida fut pour lui le commencement de la vieillesse —, ne reste pas longtemps seul. Le 29 juin 1955 — moins d’un an après le deuil — il épouse discrètement la jeune femme qui depuis des années a été son aide et son agent commercial, Emma Hurtado. Maria del Pilar, la sœur de Rivera, raconte dans ses Mémoires la scène pathétique, mais non pas invraisemblable, au cours de laquelle Frida, sentant sa fin proche, aurait convoqué Emma pour lui faire promettre solennellement d’épouser Diego après sa mort et de bien veiller sur lui[128].
Diego continue de peindre, lance des projets de fresques pour le Palais National (Histoire socio-économique du Mexique), pour l’École de chimie de la Cité universitaire, pour le stade universitaire. Il trace les plans de cette Cité des arts à laquelle il rêve depuis sa jeunesse, et qu’il veut faire construire autour de sa pyramide-labyrinthe de l’Anahuacalli.
La maladie qui le ronge (un cancer du pénis) ne vient pas à bout de son énergie créatrice. À partir de 1956, il multiplie les interventions publiques, les débats politiques. Pour le Parti communiste, il organise des conférences didactiques où il affirme l’idéal qui n’a cessé d’être le sien : « L’art en vérité est pareil au sang de l’organisme social humain. »
Il désire plus que tout ce retour au sein du Parti, comme pour mieux être réuni à Frida qui a su tout sacrifier pour être sa femme. Diego a beaucoup à se faire pardonner, lui qui a été le protégé de Morrow et l’hôte de Trotski. Mais l’Union soviétique de Molotov, Malenkov et Boulganine n’est plus celle de Joseph Staline.
Fin 1955, le peintre accompagné de sa nouvelle femme se rend à Moscou pour y être soigné. Au moment de partir, c’est à Frida qu’il pense encore. Sur son portrait de mémoire, il ajoute une dédicace à la manière de celle qu’il aime : « Pour la prunelle de mes yeux, Fridita, toujours mienne, le 13 juillet 1955. Diego. Il y a un an aujourd’hui. »
Diego Rivera revient de Moscou, ses cartons pleins de dessins, de croquis, de projets de tableaux — dont le portrait du poète Maïakovski, qu’il a connu au temps de sa jeunesse.
Le 13 décembre 1956, le Mexique lui offre une grande fête pour ses soixante-dix ans, à Mexico dans l’Anahuacalli, et à Guanajuato dans la rue Pocitos où il est né : festin, bal public et « château » de feu d’artifice.
Malgré sa santé déclinante, le peintre voyage à travers le Mexique, peint des paysages, des couchers de soleil (les cinquante-deux couchers de soleil d’Acapulco exposés dans la Fondation Dolores Olmedo). Il demeure la voix des peuples opprimés, le révolutionnaire intransigeant et provocateur. Il dénonce l’intervention franco-anglo-israélienne à Suez, la répression française en Algérie, l’ingérence américaine dans la révolution cubaine. Mais son désir de rentrer au sein du Parti l’aveugle lorsqu’il qualifie publiquement la révolte hongroise de « complot impérialiste ».
En lui, Frida est toujours aussi vivante, avec sa brillance, son amour de la vie, sa tendresse pour les Indiens humiliés, sa passion révolutionnaire. C’est elle qui donne à Diego, malgré la maladie et la vieillesse, cette ardeur juvénile qui le dresse contre l’opportunisme des temps modernes. Par une étrange coïncidence, ses ultimes tableaux sont ceux-là mêmes que Frida a peints avant de mourir, les pastèques à la chair couleur de sang, offertes comme un dernier sacrifice.
Le 25 juin 1957, c’est uni à l’esprit de Frida qu’il fait ses adieux à la vie. Répondant à l’appel du peintre Miguel Pantoja, il adresse à tous les artistes et à tous les hommes de culture du monde une supplique pour la paix, afin d’arrêter la prolifération et les essais des armements nucléaires, cette menace que les superpuissances de l’Est comme de l’Ouest font peser sur les nations plus faibles, qui, dit-il, « ont le même droit de vivre que les autres ». Dans son appel, c’est la voix de Frida qui vibre et s’indigne, afin de tenter de préserver la fragile beauté de la vie :
« Ainsi, le plus haut que je peux, j’élève ma voix insignifiante pour en appeler à tous ceux qui vivent pour l’amour et pour la sensibilité humaine, qui œuvrent pour la beauté — cet indispensable aliment de la vie supérieure. Pour crier, exiger, faire en sorte que tous les hommes crient et exigent, et obtiennent l’arrêt immédiat des essais de bombes atomiques, au moins pendant les trois prochaines années.
« De cette façon, nous donnerons aux hommes le temps de recouvrer la raison, et de parvenir, en accord avec le monde entier, à une interdiction totale de la fabrication et de l’utilisation des engins thermonucléaires de destruction collective de l’humanité[129]. »
Trois ans et quatre mois après Frida, le 24 novembre 1957 — alors que sa ville natale de Guanajuato s’apprête à fêter son anniversaire —, Diego meurt d’une attaque cérébrale dans son atelier de San Angel. Malgré le désir qu’il avait exprimé d’être incinéré, afin que ses cendres fussent mêlées pour toujours à celles de la femme qu’il avait aimée plus que tout au monde, c’est à la Rotonde des Hommes illustres, au cimetière civil de Dolores, qu’il est inhumé solennellement le 25 novembre.