Diego rencontre Frida pour la première fois en 1923, alors qu’il commence à travailler sur les fresques commandées par le ministère de l’Éducation pour la Preparatoria, le collège de Mexico qui forme les futurs étudiants de l’université. Plus tard, Diego racontera à sa façon cet épisode qui a transformé toute sa vie, et qui comptera comme l’instant le plus important de l’existence de Frida.
Alors qu’il travaille dans l’amphithéâtre Bolívar, la grande salle de réception qui sert également pour les concerts et les représentations destinés aux élèves de la Prepa, une voix moqueuse résonne, provenant de derrière les piliers, une voix qui crie : « Attention, Diego, Nahui arrive ! » — Nahui Olín est un modèle de Diego, son vrai nom est Carmen Mondragón, elle est la maîtresse du peintre Murillo, le célèbre « docteur » Atl, et peintre elle-même. Lupe Marín, la femme avec qui vit Diego en ce moment, doit en être particulièrement jalouse. Un autre jour, Diego est en train de peindre Nahui Olín, et il entend la même voix railleuse : « Attention, Diego ! Lupe arrive ! » Un soir, alors qu’il travaille en haut de l’échafaudage, et que Lupe Marín est assise dans la salle en train de broder, il y a un bruit de voix de l’autre côté des portes de l’amphithéâtre, et tout à coup une jeune fille fait irruption, comme si elle avait été poussée dans la salle.
Diego regarde avec étonnement cette « fille de dix-douze ans » (en fait elle en a quinze) vêtue de l’uniforme des collégiennes, et pourtant si différente des autres. « Elle avait un air de dignité et d’assurance tout à fait inhabituel, un feu étrange brûlait dans son regard. Sa beauté était celle d’une enfant, et pourtant ses seins étaient déjà bien développés. » Ainsi se souvient Diego, lorsqu’il raconte sa vie à Gladys March, entre 1944 et 1957[2]. L’affrontement avec Lupe Marín, mains sur les hanches, regard contre regard, qui suit l’entrée de Frida dans l’amphithéâtre, est peut-être bien inventé. Tout se perd dans la brume du souvenir, tout est à la fois véridique et mythique dans cette première rencontre qui met en présence, comme par une nécessité de la destinée, l’enfant-diablesse, vive et légère comme une danseuse, espiègle et sérieuse, et brûlant en effet de la flamme de l’absolu, et l’ogre dévoreur de femmes et acharné au travail.
De cette rencontre tout va naître, dans ce Mexique post-révolutionnaire où tant d’événements et tant d’idées se heurtent et se fécondent. C’est cette rencontre aussi qui va changer toute la vie de Diego, la faire accéder à une dimension de lui-même qu’il n’avait pas imaginée, et faire de cette jeune fille l’une des créatrices les plus originales et les plus puissantes de l’art moderne.
Alors il se passe vraiment quelque chose d’extraordinaire et d’exceptionnel dans la grande salle de l’amphithéâtre Bolívar, tandis que Frida tient tête au géant en équilibre sur l’échafaudage, en train d’ébaucher la fresque de la création de l’homme, et qu’elle ose lui demander de rester à le regarder travailler. Cet air de « dignité » dont il parle, c’est-à-dire le regard droit et dur de l’enfance, et cette grâce de jeune fille qui trouble les sens du séducteur, le retiennent déjà sans que ni lui ni elle en soient vraiment conscients. Plus tard, quand il s’en souviendra, Diego comprendra l’importance de cette rencontre qu’il n’attendait pas et qui lui a échappé, et pour cela il voudra la revivre, la raconter mieux, à sa façon, lorsque la liberté qui suivra la rupture avec Lupe Marín lui permettra de recommencer l’aventure depuis son commencement.
En 1928, alors que Diego travaille aux fresques commandées par le ministère de l’Éducation, des peintures sombres, inspirées par la lourdeur tragique de la Révolution russe, du haut de son échafaudage il voit « une jeune fille de dix-huit ans environ. Elle avait un beau corps nerveux, et son visage était délicat. Ses cheveux étaient longs, et d’épais sourcils noirs se rejoignaient à la naissance du nez, semblables aux ailes d’un merle, deux arcs noirs enserrant des yeux bruns extraordinaires », et il ne reconnaît pas l’enfant qui l’a défié dans le théâtre.
Si elle n’a pas eu lieu tout à fait dans les circonstances que le peintre rapporte, il se plaît à raconter ainsi cette deuxième rencontre qui scelle définitivement leur destinée, parce qu’elle rejoint la première. Maintenant, quelque chose a changé. L’enfant railleuse qui faisait résonner sa voix derrière les colonnes de la grande salle Bolívar de la Prepa de Mexico est devenue une jeune fille qui, en l’espace de cinq ans, a connu les souffrances les plus extrêmes et est devenue peintre à son tour. Elle a brûlé les étapes pour rejoindre l’homme qu’elle admire, dont elle a décidé qu’elle serait la femme, et dont elle porterait les enfants. La peinture, pour Frida, c’est sans doute avant tout le moyen de cette rencontre, une autre façon, plus forte, plus douloureuse, plus audacieuse encore, de pousser les portes de l’amphithéâtre et de faire irruption dans la vie de celui qu’elle a choisi.
Diego ne peut pas ne pas être séduit par tant d’audace, tant de volonté dans un corps si frêle, si léger, et par cette flamme impérieuse dans le sombre regard qui se fixe sur lui. Il descend lentement de l’échafaudage, il marche vers elle. Il ne la reconnaît pas tout de suite, parce que ces cinq années, passées si vite pour cet homme de quarante-deux ans, ont été longues et lourdes pour Frida, ont changé l’adolescente en femme. Puis, tout à coup, alors qu’elle lui parle de sa peinture, de son désir de vivre la vie d’une artiste, le souvenir s’éclaire : c’est bien elle, la jeune fille piquante, insolente, qui avait défié du regard Lupe Marín, sa compagne d’alors, déjà comme une rivale, qui l’avait provoquée et lui avait tenu tête, au point que Lupe, malgré l’emportement de son caractère, en avait été décontenancée, et n’avait pu s’empêcher de commenter, avec un petit rire qui signifiait sa défaite : « Regarde cette fille ! Petite comme elle est, et elle n’a pas peur d’une femme grande et forte comme moi. »
Peut-être que tout cela a été inventé par Diego, comme un roman de sa propre vie. Mais, cinq ans plus tard, quand Frida le rencontre à nouveau, devant l’échafaudage du ministère de l’Éducation, Lupe Marín glisse hors du monde de Diego. Il veut être libre. Elle le sait, elle sait que maintenant elle peut l’attacher à son regard, qu’elle peut être sienne.
Quand Frida rencontre Diego pour la deuxième fois, en bas de l’échafaudage (ou plus vraisemblablement chez la photographe italienne Tina Modotti, comme Frida elle-même l’a raconté plus tard), Diego est un homme qui a déjà beaucoup vécu. Pesant, gigantesque — Frida se moque de lui en parlant d’« éléphant » —, il a plus du double de son âge (quarante-deux ans !), il a déjà été marié deux fois, il a eu quatre enfants, un fils d’Angelina, Marieka, née de sa maîtresse Marievna — qu’il n’a jamais voulu reconnaître, prétendant qu’elle était la « fille de l’armistice », conçue dans la liesse de la fin de la guerre — et les deux filles de Lupe Marín.
Pourtant, il étonne par son visage enfantin, ce front proéminent et lisse, « un dôme immense », dit Edward Weston dans son journal ; visage où toutes les races sont écrites dans la race cosmique inventée par José Vasconcelos, éclairé par des yeux très grands et excessivement écartés, un air doux et un peu égaré, une réserve qui doit aller jusqu’à la timidité, et, par-dessus tout cela, beaucoup de légèreté. Anita Brenner, pour présenter le peintre muraliste à ses compatriotes new-yorkais, fera de lui un portrait saisissant (« Féroce croisé du pinceau », dans le New York Times d’avril 1933) : « Il a, écrit-elle, la douceur et la corpulence de l’Italien, la langue bien pendue et l’air savant de l’Espagnol, la couleur de peau et les petites mains carrées de l’Indien mexicain, le regard vif et intelligent du Juif, les silences du Russe […] et cette qualité unique chez lui, un charme généreux, un esprit onctueux, une façon d’apprivoiser les idées qui donne à chaque interlocuteur l’impression qu’il ne s’adresse qu’à lui. » Et elle ajoute : « Il insiste bien sur le fait qu’il n’a rien d’un Anglo-Saxon. »
Ce qui frappe tous ceux qui le rencontrent, c’est ce mélange, l’aspect terrifiant du géant et la douceur du visage, l’éclat mélancolique du regard, la petitesse et la fébrilité des mains. L’homme est une force de la nature, et terriblement séduisant malgré sa laideur. Les femmes sont attirées par lui, par son succès bien sûr — le tourbillon autour du peintre, les politiciens, les intellectuels, et l’argent — mais aussi par ce reflet qu’elles croient trouver dans son regard, par sa force physique et la faiblesse de ses sens, par le pouvoir qu’elles aiment exercer sur lui. Élie Faure, qui le rencontre brièvement à Montparnasse, après la Grande Guerre, est étonné par tant de puissance chez un homme aussi jeune. « Il y a douze ans environ, écrit-il en 1937, j’ai connu à Paris un homme d’une intelligence quasi monstrueuse. C’est ainsi que je m’imaginais les créateurs des fables qui pullulaient, dix siècles avant Homère, sur les rives du Pindus et dans les îles du Grand Archipel[3]… » Il ajoute : « mythologue, ou mythomane ». C’est vrai que Diego Rivera ajoute à l’énormité de son apparence l’énormité de sa parole. C’est un menteur, un hâbleur, un inventeur d’histoires, qui se nourrit d’imaginaire. Frida a peur de lui, moins à cause des balles perdues de son pistolet à tirer sur les phonographes[4], que de ce bruit de paroles et de cette séduction dévorante qui entourent le peintre et font de lui un monstre de légende, une sorte de Pantagruel doublé de Panurge.
Diego se plaît à entretenir les rumeurs les plus fantastiques. Il a grandi dans la montagne de Guanajuato, élevé par l’Indienne Otomi Antonia au milieu des forêts. Jeune garçon, il devient la mascotte des bordels de Guanajuato à l’âge de six ans, et connaît sa première expérience sexuelle à neuf ans avec une jeune institutrice de l’école protestante. À dix ans, il fréquente l’Académie des beaux-arts de San Carlos, à Mexico, hanté par le désir de peindre et par la volonté de réussir.
Diego se complaît dans les bruits les plus étranges à son propre sujet. Dans son autobiographie quelque peu fictive, il raconte son « expérience du cannibalisme ». En 1904, âgé de dix-huit ans, il aurait suivi des cours d’anatomie à l’école de médecine de Mexico, et aurait convaincu des camarades de faculté de consommer de la chair humaine afin de se fortifier — suivant l’exemple farfelu d’un fourreur parisien qui, pour améliorer la qualité de la fourrure des chats qu’il écorchait, leur donnait à manger au préalable de la chair de leurs congénères. Diego ajoute que les morceaux de choix, pour lui, étaient les cuisses et les seins des femmes, et, bien entendu, la cervelle de jeune fille en vinaigrette. Voilà bien une histoire d’ogre, une de ces histoires énormes et invraisemblables que Diego s’amuse à semer autour de lui, surtout à Paris, avec ce regard sombre et ce visage sérieux qui surprenaient tant le critique Élie Faure, pas tout à fait sûr de comprendre l’humour noir à la mexicaine.
S’il affecte de gonfler sa réputation de géant dévoreur de femmes (et de chair humaine), capable de remuer les montagnes, Diego Rivera touche peut-être à quelque chose de plus vrai, de plus significatif quand il parle de son enfance. La mort de son frère jumeau, Carlos, à l’âge d’un an et demi, la longue neurasthénie de sa mère à la suite de ce drame furent à l’origine du report d’affection de Diego sur sa nourrice, l’Indienne Antonia.
On sait peu de chose sur Antonia. Maria del Pilar, la sœur de Diego, mentionne le rôle qu’elle jouait dans la famille Rivera, celui d’une servante dévouée, simple paysanne au langage fruste et au solide bon sens qui emmenait parfois le jeune garçon dans la montagne qui domine Guanajuato, où il jouait avec des bambins de son âge et les animaux de la ferme. Diego en fait un portrait tout différent, empreint d’admiration et de ferveur. Pour lui, l’Indienne Antonia aura été l’un des personnages clés de son enfance. C’est elle qui l’initie au monde indien, si différent et si profond, dont toute sa vie sera marquée. « Je garde un souvenir très vif d’Antonia », raconte-t-il dans son autobiographie. « Une femme grande et calme, âgée d’une vingtaine d’années, elle avait un dos magnifique, son allure était élégante et très droite, ses jambes étaient merveilleusement sculptées, et elle tenait sa tête très haute, comme si elle portait une charge en équilibre. »
Diego garde d’elle une image à la fois onirique et charnelle dont il est resté amoureux toute sa vie, qui a représenté pour lui la force et la beauté pure du monde préhispanique. « Visuellement, ajoute-t-il, elle était pour un artiste l’idéal de la femme indienne classique, et je l’ai souvent peinte de mémoire, dans sa longue robe rouge et son châle bleu. »
Antonia, l’Indienne otomi, portant le costume de la région de Guanajuato, la robe rouge et le châle bleu, fut la véritable initiatrice au monde naturel des Indiens, prodigieuse source à laquelle Diego abreuvera toute son œuvre à venir. Grâce à elle, l’enfance de Diego est celle d’un demi-dieu (ou d’un géant) : il grandit dans les bois, est initié aux pratiques ancestrales de la sorcellerie et de la médecine par les plantes. Il vit librement, avec pour compagne et nourrice une chèvre qu’il tète directement à la mamelle, en contact avec les animaux de la forêt qui deviennent ses amis — « même les plus dangereux et les plus venimeux » —, sorte de réincarnation du jeune Hercule ou du monstrueux bébé Pantagruel. Étrangement, c’est ce souvenir qui compte le plus pour Diego, et la nourrice indienne et la mère-chèvre supplantent dans sa mémoire les acteurs principaux de son enfance, sa mère, ses tantes Cesaria et Vicenta (deux bigotes qu’il bafoue avec plaisir) et sa propre sœur Maria.
En fait, comme beaucoup de solitaires, Diego affirme surtout qu’il n’a pas eu d’enfance et que sa vie commence véritablement avec la peinture. Commence aussi avec la passion amoureuse.
Ce qui étonne Frida, ce qui la séduit avant tout, c’est bien cela : Diego est l’image même de l’homme, archétype dominateur et sensuel, faible jusqu’à la puérilité devant les femmes, égoïste et jouisseur, instable et jaloux, un affabulateur, un mythomane, mais aussi incarnation de la force, de l’ardeur, de la puissance, de la tendresse d’une innocence presque surnaturelle. Diego est le premier à croire à ce personnage mi-réel, mi-fabriqué. Il confond lui-même précocité artistique et précocité sexuelle, et entre dans la vie décidé à prendre tout ce qui pourra être pris : sa place dans le monde artistique, mais aussi les femmes, la gloire, l’argent, les puissances et les biens terrestres. Il a un appétit dévorant qui lui tient lieu d’ambition.
C’est cet appétit qui fascine ses maîtres à l’Académie de San Carlos, José Velazco ou Rebull, cette volonté de réussir — mais aussi la force et la vitalité qu’il semble apporter dans l’apprentissage de l’art. Non sans vanité, Rivera se souvient de ce nu qu’il avait commencé à dessiner et qui attira l’attention de Rebull. Le vieux maître lui fit remarquer qu’il avait commencé son dessin par le mauvais côté, et qu’il ne pourrait l’achever correctement. Puis, au fur et à mesure que le dessin progressait, toute la classe s’était attroupée autour d’eux, dans l’attente du jugement. Et quand Diego eut terminé, Rebull, après un long silence, conclut : « Pourtant, ce que vous avez fait est intéressant. Demain matin, à la première heure, venez me voir dans mon atelier, et nous parlerons. » Ce que Rebull dit à Diego répondait justement à ce qu’il cherchait dans la peinture : « L’important, c’est que le mouvement et la vie vous intéressent. » Rebull ajouta : « Il ne faut pas tenir compte de la critique et de la jalousie de vos condisciples. »
Toute la vie future de Diego est là : le mouvement, la vie, et l’indépendance d’esprit. Et ce cercle autour de lui tandis qu’il peint, ce public qui le regarde, qui attend, qui l’envie, et qui fait de lui beaucoup plus qu’un peintre : un acteur, un officiant, un homme de magie et de spectacle.
C’est durant ses premières années d’apprentissage à Mexico que Diego Rivera fait connaissance avec le plus grand dessinateur mexicain de cette fin de siècle, l’homme qui véritablement est à l’origine du renouveau de l’art populaire, et qu’il devait considérer comme son vrai maître, José Guadalupe Posada.
Illustrateur, caricaturiste, graveur de génie — et, de plus, né lui aussi à Guanajuato —, Posada tient à l’époque une boutique de gravure et un atelier de dessin dans le centre de Mexico, non loin de l’Académie des beaux-arts, au 5 de la rue Santa Iñez (aujourd’hui la rue de la Monnaie). C’est là que Diego se rend chaque jour, à chaque moment libre, pour regarder les planches de dessins que Posada met à sécher dans la vitrine de l’atelier. Ce qu’il voit parle à ses sens, l’émeut bien plus que les froides peintures académiques qui décorent les murs de San Carlos : ce sont des scènes de rue, des caricatures d’hommes politiques, de prélats, de généraux, de juges, de femmes du monde et du demi-monde, qui tiennent à la fois des Caprices de Goya et des charges de Daumier. Mais, aussi, les illustrations naïves de couplets à la mode, des ballades, des corridos qu’on chante sur les marchés, à Mexico, à Toluca, à Pachuca. Et surtout, ces gravures qui l’ont rendu célèbre, qui ont fait de lui le « prophète » de la révolution — le mot est d’Anita Brenner — les danses macabres, issues du folklore mexicain, imitées de ces squelettes et crânes en sucre que les enfants grignotent pour la fête des morts — toutes ces images par lesquelles Posada tourne en dérision la société corrompue du règne de Porfirio Díaz. Certaines de ces planches sont sur des papiers de couleur, maladroites et simplistes, mais elles ont la fraîcheur et la force de ceux qui les regardent, de ces gens du peuple que Diego a rencontrés à Guanajuato, ouvriers des mines ou paysans descendus des montagnes, pour qui les pourvoyeurs de la culture ne sont pas les bibliothèques ni les cimaises des musées, mais les pochtecas, ces colporteurs indiens qui vendent les feuilles aux couleurs criardes, et les chanteurs de corridos qui, pour quelques pièces, chantent les complaintes à la mode.
C’est là, devant la boutique de José Guadalupe Posada, que Diego Rivera sent au fond de lui ce qui grandit et donne un sens à sa vocation de peintre, son amour pour l’expression populaire, son désir d’exprimer à son tour, comme l’ont fait les grands artistes de la Renaissance italienne ou les peintres espagnols de l’âge baroque, les désirs et les inquiétudes d’un peuple opprimé et exilé de sa propre culture. Comme il le confessera plus tard à Gladys March : « C’est lui [Posada] qui m’a révélé la beauté inhérente au peuple mexicain, ses aspirations et ses combats. Et c’est lui qui m’a enseigné la leçon suprême de tout art — que rien ne peut s’exprimer sans la puissance du sentiment, et que l’âme d’un chef-d’œuvre réside dans cette puissance de l’émotion[5]. »
L’art de Posada, hanté par les squelettes et les supplices, art de l’enfer et de la damnation, où les plaisirs et les jouissances du quotidien nous renvoient mieux à la corruption et au grincement de la mort, est sans doute l’expression la plus forte de ce Mexique de don Porfirio, où tout semble suspendu dans la précarité de l’instant. Mexique de la répression armée, de la menace des guerres d’invasion, de la mémoire des interventions française et nord-américaine, Mexique des abus et des bandits de grand chemin, des massacres d’innocents, des fêtes aussi, des quadrilles et des jeux tandis que grondent les insurrections souterraines. Diego, comme Posada, est bien de ce pays où la mort jaillit de la vie à chaque moment.
Dans sa biographie de Diego Rivera, Bertram Wolfe rapporte l’enthousiasme de l’enfant devant les gravures de Posada, qu’il compare aux dessins de Michel-Ange. Dans Posada, Diego trouve la réponse aux deux grandes préoccupations qui orienteront toute sa vie : d’une part, la proclamation de sa « mexicanité » — l’âme créatrice de ce peuple, héritée du passé prodigieux des nations amérindiennes. Comme il le dit à Gladys March, « l’art des Indiens du Mexique prend son génie et sa force dans une vérité intensément locale : il est lié au sol, au paysage, aux choses et aux animaux, aux divinités, aux couleurs de leur monde. Par-dessus tout, il exprime l’émotion qui est en son centre. Façonné par leurs espoirs, leurs craintes, leurs joies, leurs superstitions, leurs souffrances[6] ». Cette revalorisation de l’art indien est certainement le plus profond credo de Rivera, ce qui l’inspire et le guide tout au long de sa création, cette force constante qu’il partagera avec Frida et qui lui permettra de traverser tant d’événements, de résoudre tant de contradictions tout en restant lui-même — et cette force lui vient de la rencontre avec l’art de Posada.
Mais dans les dessins de Posada, Rivera puise une autre conviction : celle de la nécessaire lutte révolutionnaire. Les caricatures de Posada, ses critiques du régime de Porfirio Díaz, sa constante moquerie de la bourgeoisie et de ses grands airs, ses sarcasmes à l’égard du clergé, des militaires, et cette sorte de bal funèbre où toutes les injustices, tous les préjugés et les ridicules d’une société en décomposition se résument dans l’absurde et le dérisoire de la mort, sont véritablement le réservoir où Diego puise son imaginaire de révolte. C’est cette dimension qui restera la sienne, à travers toutes les vicissitudes de la politique : Diego n’est pas né pour être politicien. Ce qu’il découvre aussi dans les planches de Posada, c’est bien cette certitude. Plus tard, dans ses relations avec Trotski, le leader, ou avec Breton, l’aristocrate des lettres, il ressentira le malaise de l’homme confronté à des idées qui lui sont étrangères. Il leur préférera l’esprit de Posada, toujours ce mélange de moquerie et d’ancienne sagesse, la grimace de la mort et le souvenir de la beauté naturelle du peuple indien, la jeune fille aux lis et le squelette vêtu de ses atours de dentelle — tout ce monde qui, au soir de sa vie, se retrouve et se côtoie dans Le rêve d’un après-midi dominical au parc de l’Alameda, peint en 1947-48.
L’idée de la révolution, Diego la rencontre dans la réalité, au cours de l’hiver 1906–1907, à Orizaba, dans l’État de Veracruz, quand une manifestation de peones coupeurs de canne est réprimée dans le sang par l’armée de Porfirio Díaz. Alors, pour Diego, le choix n’est plus indifférent. Le sang versé sur la terre, dans les rues d’Orizaba, ne cessera plus de couler, de nourrir sa passion pour ces peones qui sont vraiment le peuple du Mexique, ne cessera pas de sceller le pacte qui lie désormais le peintre avec la réalité. Plus rien d’autre n’aura d’importance pour lui, que ceci : dire la force et la grandeur des paysans et des ouvriers, et, comme Posada, montrer au monde la grimace de mort des puissants.