Pour Diego, le retour à la terre natale n’a rien à voir avec son arrivée à Veracruz, douze ans plus tôt, après son expérience de l’Europe. Durant tous ces mois passés à New York, les rancœurs et les désillusions se sont accumulées. Une nouvelle fausse couche et le curetage effectué par le docteur Zollinger ont encore affaibli la résistance physique de Frida. Elle entre dans une période où la maladie est un refuge, un compartiment mental. À son vieil ami Alejandro Gómez Arias, qui malgré la rupture est resté son conseiller, son confident, elle écrit : « Ma tête est pleine d’arachnides microscopiques et d’une grande quantité de bestioles minuscules[64]. »
Diego Rivera a repris ses travaux démesurés, les fresques sans fin du Palais National où il trace les grandes étapes de la civilisation indienne du Mexique, la Gran Tenochtitlán des Aztèques, les royaumes tarasque, zapotèque, olmèque, maya. Le souvenir de la fresque perdue du Centre Rockefeller ne le quitte pas, et quand il est sollicité, avec Orozco, pour peindre un panneau dans le palais des Beaux-Arts, il choisit d’y reconstituer « la peinture assassinée » en y ajoutant, en guise de vengeance, un portrait de John Rockefeller Jr. figurant dans la scène du night-club non loin des prostituées et des « germes des maladies vénériennes[65] ».
Frida, elle, perd pied dans ce Mexique qu’elle avait tant attendu, tant espéré. Elle retrouve tout à coup ses vieux démons : la solitude, la douleur, l’impression d’une fatalité qui plane sur la maison Kahlo et que la mort de sa mère a rendue encore plus perceptible. Et puis il y a la trahison de Cristina.
Commencée peut-être alors que Frida est de nouveau malade, alitée à la suite de sa fausse couche, la liaison de Diego avec la jeune sœur de Frida (elle a juste un an de moins qu’elle) a quelque chose de monstrueux et d’insupportable. Cristina, beaucoup plus que Matita, Adriana ou Isolda, est pour Frida un double d’elle-même : celle qu’elle a le plus aimée et le plus haïe dans son enfance, avec qui elle a le plus partagé ; celle qu’elle attendit en vain à l’hôpital de la Croix-Rouge, après son accident, celle à qui elle n’a cessé d’écrire durant son exil aux États-Unis. Cristina, qu’elle a peinte en 1928, dans un des premiers tableaux qu’elle ait montrés à Diego quand elle a osé l’aborder. Une fille moderne, aux traits fins, plus claire de peau que Frida, et que Diego a représentée avec le même regard pâle que son père sur une des fresques du Monde d’aujourd’hui et de demain (sur le mur sud du Palais National), distribuant au côté de Frida des brochures de propagande communiste.
Cristina, qui vit séparée de son mari avec ses deux enfants, installée avec son père dans la maison de Coyoacán, représente alors pour Frida tout ce qui reste de sa famille dont les membres se sont dispersés. En réalité, Cristina a peu de chose en commun avec Frida — une longue rancune, sans doute, qui date du temps de son enfance, quand Frida l’éblouissait par son intelligence, ses audaces, sa vie amoureuse, et cette envie qui l’a maintenant poussée à se laisser séduire par celui-là même dont elle s’était moquée autrefois, quand il était question du mariage de « l’éléphant avec la colombe ». Cristina dont les enfants sont devenus un peu les enfants de Frida, eux qui mettent de la vie dans la maison solitaire de Coyoacán. Pour Frida, elle était la seule avec qui Diego ne devait pas la trahir, la seule qui devait rester son alliée.
La révélation de la trahison, par l’aveu que Cristina elle-même dut lui en faire au cours de l’été 1934, fut comme l’entrée dans un cauchemar. Avec son père qui devenait amnésique et l’impossibilité irréversible d’avoir jamais un enfant, Frida a désormais tout perdu d’un coup. Elle n’est pas de nature à supporter le mensonge. Elle décide de briser le masque et se précipite dans sa propre solitude en quittant Diego. Comme il n’est pas question de revoir Cristina, elle s’installe dans un appartement de l’avenue Insurgentes et tente de survivre — elle attend un geste de Diego, une parole, pour revenir vers lui, et l’orgueil l’empêche de faire le premier pas pour sortir de son malheur.
La rupture amoureuse entre Diego et Frida est beaucoup plus qu’un épisode de leur vie conjugale. C’est une rupture des masques. Aux États-Unis, Frida a vécu auprès de Diego une sorte de parenthèse étourdissante et aveuglante. Cette société anglo-saxonne qu’elle a tellement détestée, à Detroit ou à New York, lui a en quelque sorte servi de rempart contre la réalité mexicaine. Un rempart de clinquant, de décor, tandis que Diego jouait le rôle du libertador et elle, celui de la princesse aztèque. Mais loin de tout folklore, de toute naïveté exotique, la réalité mexicaine n’avait pas cessé pour autant d’exister. Cette réalité, ce n’étaient pas les soirées où on se déguise pour danser la sandunga, ni l’angélisme hiératique des portraits d’une indianité rêvée, miroirs de luxe que tous les grands photographes ont tendus vers elle, d’Imogen Cunningham à Edward Western, de Nickolas Muray à Lola et Manuel Alvárez Bravo. La réalité, c’est ce qui est là-bas, de l’autre côté de la frontière, quand on franchit les rives poussiéreuses du Rio Grande. Toutes ces douleurs qui brûlent la mémoire, et ces blessures réelles, ces regards des mendiants et des enfants effrayés, et l’or qui rutile au fond des maisons des riches comme autour des tabernacles, les soldats-vagabonds de la révolution la plus bafouée de l’histoire des hommes, et la lente cruauté de chaque jour, les femmes ployées sous les fardeaux, leurs mains durcies, leurs regards lavés par la vie sans espoir, sans paroles, comme des bijoux usés par un temps immémorial.
C’est pourquoi elle tient tant à revenir, Frida, pour retrouver tout cela, qui est son appartenance, même si elle sait que Diego ne sera pas différent des autres hommes.
Dire la trahison de Diego, qui trompe Frida avec sa propre sœur, c’est dire la fatalité de la souffrance féminine dans l’histoire mexicaine de ce temps-là. Diego ne fait que reconstruire autour de lui le drame familial qu’il a connu dans son enfance. Doña Maria, sa mère, souffrit toute sa vie des incartades amoureuses de son mari, qui pratiquait la coutume de la casa chica, l’autre maison où l’homme retrouve sa maîtresse. Elle avait cherché en vain le soutien de son fils, allant même le rejoindre jusqu’en Espagne, et dut vivre repliée sur son malheur, n’y faisant que de rares allusions, comme sur la dédicace amère de la photo qu’elle adressa à son premier petit-fils, Diego, fils de Diego et d’Angelina, « pour le premier anniversaire de sa naissance », — où elle évoque les sacrifices immenses et les humiliations conjugales qu’elle endura « afin de ne pas causer le malheur de ses enfants[66] ».
Pour Diego, cette liberté sexuelle est nécessaire, elle est l’aliment même de son art et une des expressions de la révolution. Mais il s’agit de tout autre chose que l’immoralisme antibourgeois imité de la bohème parisienne. Pour Diego, la recherche du corps des femmes est essentielle. Comme pour Gauguin ou pour Matisse, il lui faut cette identification joyeuse avec la femme, cette permanente proximité physique. La beauté du corps féminin, la beauté des modèles, est le symbole de la violence créatrice de la vie, de la réalité de la vie face à toutes les idées et impuissances de l’intellect. Toute sa peinture exprime cette confiance absolue dans la jouissance, dans la force de la vie, dans la radiance de la beauté féminine, opposée aux instincts de mort et de guerre des hommes.
On a beaucoup parlé de l’appétit inextinguible de Diego pour la chair, de sa poursuite effrénée du plaisir et de la jouissance. Mais Diego n’est pas cela uniquement. C’est aussi un ascète qui mange peu — seulement des fruits, pratiquement ni féculents ni viande — et ne boit que de l’eau minérale. C’est un homme capable de travailler dix-huit heures d’affilée sur un chantier, qui multiplie les activités et semble ne jamais dormir.
Dans le corps des femmes, il puise avant tout les formes pour sa peinture, ces formes qu’il modèle avec la jouissance du sculpteur. Comme Matisse, comme Cézanne, il cherche dans les arrondis, les contours très doux, très amoureux, l’équilibre dont le monde a besoin pour annuler sa destinée tragique. Tout au long de sa vie, c’est ce qu’il exprime dans ses tableaux, ses peintures murales. La guerre, l’esclavage des pauvres et la méchanceté des puissants sont battus en brèche par les formes des femmes lovées dans les caissons de Detroit, leurs rondeurs mêlées à celle des fruits et à l’ondulation créatrice des forces de la terre. Aucun peintre n’a exprimé avec autant de conviction la complémentarité du masculin et du féminin, de la guerre et de l’amour, des forces solaires et des forces lunaires. Le corps de Diego lui-même est à l’image de cette double nature. Le géant est fait de rondeurs, à la laideur de son visage s’oppose la beauté de ses yeux, à sa violence sa tendresse amoureuse. Lui-même, pour plaisanter, allait jusqu’à dire qu’il était à la fois homme et femme, et en guise de preuve montrait ses seins.
Au monde dur et agressif du Nord — le monde industriel, fabriquant les armes et les outils, le monde réel de Detroit et de New York — Diego oppose, dans toute son œuvre, ces formes qu’il recherche, ces lignes dansantes, ces courbes si pures, que Matisse trouvait dans la contemplation des femmes. Ce sont les enfants peints par Diego, arrondis et lovés sur eux-mêmes comme les amulettes olmèques, les fillettes aux visages lisses comme des pierres, aux yeux pareils à des gouttes d’obsidienne ; les corps nus des Indiennes de Tehuantepec sur la plage, la peau brillante, le dos large des femmes du peuple, leurs seins lourds, cette ligne vertigineuse qui va de la nuque aux seins et dans laquelle se creusent la force mystérieuse du désir, la vague sexuelle, l’orgasme et le jaillissement de la vie.
Pour Frida, l’amour est exclusif, l’amour est comme une religion. Elle ne peut accepter de partager Diego avec une autre femme, surtout si cette femme est sa sœur. Ce n’est pas instinct de possession, c’est plutôt cette religion du couple qu’elle a créée avec Diego, et qui est sans compromission. Frida n’est ni doña Maria, ni la pauvre Quiela, Angelina Beloff. Elle ne peut accepter le mensonge, et elle ne veut pas s’effacer. Quand elle comprend la situation dans laquelle Diego souhaiterait s’installer, elle décide de se battre tout de suite, et la seule façon pour elle de se battre, c’est de quitter l’homme qu’elle aime.
C’est la décision la plus coûteuse de sa vie, mais Frida est habituée aux difficultés. Sa force de caractère, la dureté de son âme trempée depuis l’enfance aux malheurs et à la souffrance, font partie aussi de ce pouvoir qui a subjugué Diego. Depuis qu’il la connaît, elle est pour lui l’idéal féminin, non par son corps ou son visage, mais par ce qu’il perçoit, de l’autre côté de son apparence fragile et juvénile, ce courage et cette endurance qu’il considère comme les vertus premières de la femme et qui les rendent supérieures aux hommes. Elle est par tout son caractère ce qu’il admire le plus, ce dont il a le plus besoin. Elle est détermination, ardeur, sincérité absolue — et c’est d’ailleurs pour cela aussi qu’elle l’effraie et qu’il ne peut imaginer la vie sans elle. Dans le drame, c’est encore un jeu qu’il joue avec elle, un jeu cruel et amoureux qui donne un sens à la vie, un jeu de séduction et de désir qu’elle est la seule à pouvoir diriger, la seule à comprendre.
Pourtant, la solitude est épuisante. Sans Diego, loin de lui, Frida n’est plus rien, elle le sent, elle le sait. Le 26 novembre, quelques semaines après la rupture, elle écrit une lettre angoissée à son confident, le docteur Leo Eloesser :
« Je suis dans une telle tristesse, un tel ennui, etc., etc., que je ne peux même pas dessiner. Ma situation avec Diego est pire de jour en jour. Je sais que je suis beaucoup fautive dans ce qui s’est passé, parce que je n’ai pas compris ce qu’il voulait depuis le début et parce que je me suis opposée à quelque chose d’inévitable[67]. »
Si c’est un jeu auquel Diego a décidé de se livrer, il est trop cruel pour Frida. Sous les dehors de dureté et de détermination que la jeune femme a choisi de montrer aux autres — son masque, son deuxième habit pour mieux cacher son visage et la plaie béante au centre de son corps —, Frida est en réalité fragile, et dépendante, et tellement sans défense ! Si la trahison de Diego, la faiblesse de Cristina l’ont plongée dans le désespoir et la solitude, c’est moins à cause de la jalousie — elle a toujours refusé tout sentiment de possession — que de la rupture du couple auquel elle a cru, de l’anéantissement de l’alliance de corps et d’âme qu’elle a vécue jusque-là avec cet homme, pour elle aussi forte et aussi durable que les liens du sang. Comme elle le dit avec amertume, dans la même lettre adressée à Leo Eloesser : « À présent, nous ne pouvons plus faire ce que nous avions dit, abolir le reste de l’humanité et ne garder que Diego, vous et moi — car maintenant cela ne suffirait plus à rendre Diego heureux[68]. »
Ce qu’elle ne peut dire à Diego avec des mots, Frida le dit avec sa peinture. Cette année-là, la plus sombre et la plus vide de sa vie, elle peint sur le mode naïf un tableau qui est en réalité une lettre à Diego, dans laquelle elle lui dit, avec humour et pudeur, la souffrance qu’il lui inflige par sa trahison : « Unos cuantos piquetitos (“Quelques petits coups de couteau”) ». Elle s’y représente nue sur un lit, les cheveux coupés (elle avait coupé sa longue chevelure que Diego aimait tant), le corps lacéré de coups de poignard. Un dessin, conservé au musée Frida Kahlo, explique l’origine de la scène en reproduisant un fait divers : un homme debout devant un lit, à côté de son fils qui pleure, commente son crime : « Juste quelques petits coups de couteau, monsieur le juge, il n’y en a même pas eu vingt. » Dans le tableau final, l’homme debout, sa chemise barbouillée de sang, a le visage de Diego.
Absurdement, dans ses souvenirs, Diego tente de minimiser sa mauvaise foi en ne parlant pas de Cristina comme de la sœur de Frida, mais comme de sa « meilleure amie ». Il y a chez lui une indifférence quasi monstrueuse vis-à-vis des conventions et des convenances, une sorte de miroir déformant qui l’empêche de comprendre la souffrance de ceux qui l’entourent. Et puis ce n’est pas la première fois que Diego trahit une femme avec sa sœur, ou sa « meilleure amie ». Il y a eu Marievna, qu’Angelina Beloff considérait comme son amie la plus sincère, et Lupe Marín que Diego a trompée avec sa plus jeune sœur lors d’un voyage à Guadalajara — trahison qui fut la cause de la rupture entre Diego et Lupe. Diego met inconsciemment en application un usage archaïque, celui du mariage d’un homme avec plusieurs sœurs, un « mariage de la main gauche » en quelque sorte. Son mépris de la bienséance est sans doute sa seule cruauté. Frida est la seule femme à pouvoir admettre cette morale particulière, parce que l’amour qu’elle ressent pour Diego n’est pas un luxe, mais une nécessité, et qu’elle l’aime comme seules les femmes savent le faire, plus qu’elle-même, plus que son amour-propre.
Quand, après des mois de solitude loin de Diego, elle décide de revenir, Diego le dit lui-même non sans vanité, elle le fait avec « un orgueil considérablement rabattu, mais un amour intact[69] ». Mais la fêlure du masque est irréparable. À partir de cette année 1935, il y aura chez Frida, malgré tout ce qu’elle fait pour reprendre vie et donner le change au reste du monde, le « souvenir d’une blessure ouverte » — c’est le titre d’un de ses dessins de 1938 — qu’elle identifie avec les terribles cicatrices dont son corps est couvert. Le sang, la mort, les obsessions irrépressibles qui l’entourent comme une végétation prédatrice, et l’absence qui se lit dans ses yeux, sont devenus parties d’elle-même et hantent toutes ses œuvres.
Tandis que Diego vit sa vie sensuelle, dévoie tous ceux et toutes celles qui l’approchent et continue inlassablement à recouvrir les murs des signes et symboles d’une histoire qui l’emporte, Frida sait que, loin de son soleil, elle ne peut que se refroidir et descendre dans l’enfer du néant. Elle tente de survivre, s’enfuit avec Anita Brenner, fait un mad cap flight en avion privé jusqu’à New York[70], s’essaie au flirt appuyé avec d’autres hommes, laisse s’accréditer une légende d’expérience lesbienne.
En 1936, peut-être grâce à Louise Nevelson, elle rencontre Isamu Noguchi, sculpteur nippo-américain. Noguchi est un artiste romantique, désargenté, qui a sculpté le visage des gens célèbres de la haute société new-yorkaise, et celui du peintre José Clemente Orozco. À Mexico, il réalise un bas-relief en brique et en ciment pour Abelardo Rodriguez, et rencontre Diego et Frida. Il est possible que Frida se soit servie de lui — comme plus tard de Nickolas Murray et de Trotski — pour éveiller la jalousie de Diego. Mais rien n’arrête la désagrégation du couple, la descente dans l’enfer du désamour. Un dessin de Frida, de février 1947, résume avec une terrible évidence les années de souffrance de la jeune femme, sa solitude irrémédiable, l’aliénation qui est la sienne depuis qu’elle a perdu Diego. À côté de l’emblème du yin et du yang, qui est celui que le peintre lui attribue, et qui exprime la dualité de la sexualité qu’elle partage avec Diego — il est l’homme en elle, elle est la femme en lui —, le masque de Frida, portant l’œil de la connaissance de la douleur au front, brisé, déchiré, étouffé par des racines qui jaillissent du chevalet de torture sur lequel il est raccroché, figure à côté de sa propre tombe sur laquelle est écrit :
C’est en ce temps qu’elle produit ses tableaux les plus violents, proches du cri de souffrance plutôt que de la pensée construite, et encore très semblables aux images brutales et crues des ex-voto. L’enfance et la mort y apparaissent unies par une nécessité intolérable. La mort du petit Dimas, l’un des compagnons de Frida à Coyoacán, que Diego avait peint naguère dans les bras de sa sœur aînée Delfina, a été pour elle le symbole même de la tragédie mexicaine. Elle peint l’enfant couché dans sa robe d’apparat, coiffé d’une tiare parodique de papier, pareil aux victimes des rituels préhispaniques, dérisoire emblème de la royauté de l’enfance.
D’autres enfants, voisins de la mort, interrogent le monde adulte dans ses tableaux — Les Quatre Habitants de Mexico, peint en 1938 —, en réponse à un autre tableau de Diego, L’Enfant au masque de mort. Pour expulser sa solitude, la perte de l’amour, Frida peint des rituels d’exorcisme où le sang, les blessures représentent les tortures morales qu’elle s’inflige à elle-même ; l’obsession de l’automutilation et la peur de la folie y sont exposées au grand jour : la veine coupée des Deux Fridas, le collier d’épines et le cœur arraché du Cœur sont les récits muets qu’elle fait de sa douleur, des constats impassibles et sanglants qui cherchent le regard égaré de Diego — et qui effraient ses contemporains.
À la fin de 1938, la journaliste Clare Boothe Luce, de la revue américaine Vanity Fair, demande à Frida de peindre un tableau en mémoire de son amie, l’actrice Dorothy Haie, qui vient de mettre fin à ses jours en se jetant par la fenêtre d’un immeuble de New York. Mais c’est son propre suicide que peint Frida, tel qu’elle a pu l’imaginer au creux du désespoir, peut-être lorsqu’elle a fui Mexico après la rupture avec Diego. L’actrice étendue sur le sol, dans sa robe de soirée, porte sur son cœur le bouquet de roses qu’Isamu Noguchi aimait donner à Frida, comme une ultime offrande. Mais la cruauté de l’image, et le sang qui avait ruisselé du visage de Dorothy jusque sur le cadre, horrifièrent la commanditaire. Frida ne savait pas dire les choses autrement qu’avec la force provocatrice de la vérité : le suicide d’une femme seule, sans argent, sans avenir, devait mettre mal à l’aise le monde entier.
Pour elle, dans ce temps de malheur, tout est prétexte à lancer des messages de souffrance. Elle peint pour la première fois des fruits ouverts, la peau arrachée, offrant leur pulpe à la lumière cruelle, comme ces figues de Barbarie en 1937, qui deviendront jusqu’à la fin de sa vie le symbole de sa féminité blessée — et que Diego peindra lui aussi sous son influence. Elle peint sa vie dans des tableaux de plus en plus étranges comme Ce que l’eau me donna, en 1938, où les débris de ses visions flottent dans l’eau de sa baignoire autour de ses jambes immergées ; mais aussi sa foi dans la magie de son passé, dans l’aliment qu’elle a sucé au sein de sa nourrice, ce lait surnaturel qui coule goutte à goutte dans sa bouche, sur le tableau Ma nourrice et moi peint en 1937, et qui l’unit à jamais au cosmos amérindien.
La peinture est devenue alors une nécessité pour Frida, sa seule raison de survivre à la séparation. Mais l’exorcisme de l’art ne peut gommer la réalité et, à la fin de l’année 1939, lorsque Frida débarque de Paris, Diego demande le divorce. Tout doit disparaître dans la destruction du couple.