À la fin des années 20, la ville de Mexico n’est pas encore cette métropole monstrueuse de la modernité, sinistrée par la pauvreté, asphyxiée par les usines et la circulation automobile, sorte d’enfer du futur où la destruction fait office de fatalité. C’est une capitale tropicale où l’on respire l’air le plus pur du monde, « la zone la plus transparente de l’air », écrit Carlos Fuentes, où se dressent, au bout des grandes rues centrales, les cimes enneigées des volcans, où les patios intérieurs des anciens hôtels espagnols bruissent de fontaines, de musique, du froufrou léger des colibris. Où chaque soir, sur l’Alameda, se promènent les couples d’amoureux, et les rondes de jeunes filles à robes longues et à cheveux enrubannés.
Les années Porfirio ont laissé une trace inoubliable : le luxe des villas fin de siècle entourées de grands jardins, les allées somptueuses ombragées d’acacias et de flamboyants, les fontaines, les places publiques ornées d’orphéons en fer tourné où on joue le soir des quadrilles, des valses, des marches. À la société coloniale de la fin du siècle s’est mélangée la ville révolutionnaire, qui a tout à coup ouvert ses portes aux paysans venus des quatre coins de la République, tout un brouhaha de gens, la plupart Indiens, vêtus de leurs caleçons blancs, chaussés de huaraches, les femmes portant leurs bébés enveloppés dans les rebozos. Ils circulent aux abords de la place, ils sont aux marchés San Juan et de la Merced, ils viennent acheter, vendre, ou simplement regarder la ville dont ils ne sont pas encore tout à fait sûrs qu’elle leur appartienne.
Dans toutes les mémoires sont encore présentes les images prodigieuses de la révolution, quand la masse populaire envahit la place du Zócalo et les rues avoisinantes, sorte de corps de dragon géant poussant devant elle les fantômes de l’Histoire. L’autre image, celle de Francisco Villa et Emiliano Zapata, les deux chefs de l’insurrection populaire, le métis du Chihuahua et l’Indien du Morelos, réunis le temps d’une photographie-souvenir sous les lambris du palais, entourés de leurs hommes, quelque chose de sauvage et d’héroïque dans leur regard, dans l’orgueil de leur maintien, dans leur défi au monde des nantis.
Images fugitives, instants fragiles que personne ne peut oublier. À Mexico, tout doit être forcément nouveau. Les révolutionnaires, ces « magnifiques destructeurs », comme les appelle l’historien Daniel Cosío Villegas, professeur d’histoire à la Preparatoria, n’ont peut-être rien su mettre au monde, mais grâce à eux « alors apparut au-dessus du Mexique une aurore éblouissante qui annonçait un jour nouveau. L’éducation cessa d’être le privilège d’une classe urbaine moyenne pour prendre la seule forme qui pouvait être au Mexique : celle d’une mission religieuse, d’un apostolat, apportant aux quatre coins du pays la bonne nouvelle : la nation s’est réveillée de sa léthargie et s’est mise en marche… Alors chaque Mexicain ressentait au plus profond de son être et dans son cœur que l’action éducative était une urgence aussi forte et aussi chrétienne que l’étanchement de la soif et l’apaisement de la faim. Alors apparurent les premières grandes peintures murales, monuments qui aspiraient à fixer pour les siècles à venir les angoisses du pays, ses problèmes et son espérance ».
Il est difficile aujourd’hui, dans un monde laminé par les désillusions, les guerres les plus meurtrières de tous les temps, et par la pauvreté culturelle grandissante, de se représenter le tourbillon d’idées qui enflamment Mexico durant cette décennie qui va de 1923 à 1933. Alors le Mexique est en train de tout inventer, de tout changer, de tout mettre au jour, dans la période la plus chaotique de son histoire, quand, sur la scène politique, se succèdent les régimes, depuis les derniers rituels médiévaux de Porfirio Díaz jusqu’à l’héroïsme révolutionnaire de Lázaro Cárdenas, en passant par les aléas de la politique d’Alvaro Obregón, de Plutarco Elias Calles et de De La Huerta.
Tout est à inventer et tout apparaît durant cette époque fiévreuse : l’art des muralistes au service du peuple — les seuls vrais « romanciers de la Révolution », comme les appelle Miguel Angel Asturias —, écrivant sur les lieux publics l’histoire tragique et merveilleuse du continent amérindien ; l’art au service de l’éducation, quand les campagnes d’alphabétisation du monde rural utilisent le théâtre de marionnettes, la gravure populaire à la manière de Posada, la comédie de rue, les écoles rurales. L’enthousiasme pour l’ère nouvelle gagne tout le pays. Dans les villages les plus isolés (dans la vallée de Toluca, les steppes du Yucatán, ou le désert du Sonora), les maîtres d’école indigènes fondent des académies de nahuatl, de maya, de yaqui, éditent des journaux, des lexiques, des recueils de légendes. La peinture naïve — non pas celle des chapelles et des marchands de tableaux, mais, comme plus tard en Haïti ou au Brésil, la peinture née dans les champs et dans la rue — éclate comme un feu d’artifice dans une fête : elle pénètre et force la peinture officielle, apporte ses formes, ses visions nouvelles, une façon inédite d’embrasser le monde, de rendre sa pureté à la culture. La révolution fauve et cubiste qui avait un instant attiré les grands peintres de la modernité est balayée au Mexique par cette révolution populaire qui détourne l’art de la culture gréco-romaine, le replonge dans la réalité contorsionnée du quotidien où les expressions, les symboles, les équilibres et jusqu’aux lois de la perspective n’obéissent pas aux mêmes critères.
Lorsque Diego revient au Mexique pour la deuxième fois, en 1921, c’est cela qu’il trouve et qui le retient pour toujours. Ce qu’il découvre dans le Mexique brisé et pantelant du lendemain des guerres civiles, c’est l’autre révolution, qui commence quand la révolution politique est en train de s’achever.
La Révolution mexicaine, née de l’enthousiasme de Madero et de l’indignation populaire, meurt au cours des années 20 dans le caudillismo révolutionnaire, la succession des Césars et des assassinats : Venustiano Carranza, tué à Tlaxcalantongo par la faction armée favorable à Obregón ; Obregón, assassiné par le fanatique Toral à Coyoacán, au lendemain de sa réélection. Pouvoirs et contre-pouvoirs cherchent à se partager les restes de l’âge d’or de la révolution tandis que tombent les vrais révolutionnaires, Felipe Carrillo Puerto, Francisco Villa, Emiliano Zapata, assassinés par ceux-là mêmes qu’ils ont aidés à s’emparer des terres. Calles, surtout, l’homme de toutes les ambiguïtés, le Jefe máximo de la Révolución, qui, au nom de la Constitution de 1917, plonge le Mexique rural dans la plus sanglante, la plus cruelle des guerres de castes : le pouvoir central athée et anticlérical contre les paysans catholiques du Michoacán, du Jalisco et du Nayarit.
Diego fuit l’Europe anéantie par la guerre, une Europe sombre et glacée comme l’enfer — l’enfer de Montparnasse, ce Minotaure qui a dévoré le corps de son fils, et qui a réduit l’amour d’Angelina à une farce douloureuse — et ce qu’il trouve à son retour au Mexique, c’est cette explosion de vie et de violence, ce chaos régénérateur où tout est magnifiquement nouveau, le corps des femmes, la sensualité métisse de Lupe Marín, l’immensité des horizons et des possibilités. Il découvre aussi l’âpre enracinement dans cette terre, les pulsions secrètes du passé indien en train de renaître, et surtout l’extraordinaire impatience de ce peuple qui attend depuis si longtemps, qui est prêt à tout recevoir, à tout apprendre. Tout cela que Diego Rivera appelle lui-même la Renaissance mexicaine : « Alors les fresques commencèrent à éclore sur les murs des écoles, des hôtels, des bâtiments publics, malgré les attaques violentes de l’intelligentsia bourgeoise et de la presse à son service. »
Diego rentre au Mexique porteur de cette certitude : la terrible guerre qui a coûté tant de vies à l’Europe et qui a pris la vie de son fils n’a pas été un épisode de plus dans l’affrontement des nationalismes. Elle a été le signe du naufrage de la bourgeoisie capitaliste et l’annonce d’un changement total dans l’histoire de l’humanité. La révolution, cet incendie qui a brûlé le Mexique avec une fureur fulgurante, en a été le premier signal. Mais la Révolution russe de 1917, elle, a apporté au monde la foi nouvelle et l’espérance du triomphe des forces populaires sur l’ère du capital. Diego a fait sienne la formule du premier Manifeste du Parti communiste américain, en septembre 1919 :
« Le monde est à la veille d’une ère nouvelle. L’Europe est en insurrection. Les masses de l’Asie commencent à bouger difficilement. Le capitalisme est en train de sombrer. Les travailleurs du monde entier voient apparaître une vie nouvelle et sont animés par une ardeur nouvelle. De la nuit de la guerre est en train de naître un jour nouveau[17]. »
C’est dans cet extraordinaire moment où tout se forme, où tout se crée, que Diego Rivera reprend pied dans la vie mexicaine. Tout ce qu’il a vu, tout ce qu’il a vécu lui donne la force de la conviction et le pouvoir de l’expérience. À trente-cinq ans, il a déjà l’envergure d’un symbole, d’un homme dont la vie et l’action éclairent les autres. Autour de lui se regroupent des peintres, des artistes qui, comme lui, sont en quête d’une expression nouvelle, et comme lui attirés par le mouvement communiste : David Alfaro Siqueiros, José Clemente Orozco, Xavier Guerrero.
Le syndicat des peintres et des sculpteurs trouve dans une revue épisodique, distribuée dans les rues, un organe d’expression : El Machete, une feuille « vaste, éclatante, sanglante, grande comme un drap de lit » (Bertram Wolfe), ornée d’une longue machette (50 cm x 15 cm) rouge sang, symbole du travailleur des champs insurgé contre les grands propriétaires.
La première page du numéro porte en exergue les vers de Graciela Amador :
El machete sirve para cortar la caña,
abrir senderos en los bosques espesos,
descabezar serpientes, destruir toda la maleza,
y romper la soberbia de los ricos sin compasión[18].
Le journal, fondé en mars 1924 par Graciela, la femme de Siqueiros, est le lieu de rencontre des peintres du renouveau socialiste, auquel contribuent financièrement et par leurs dessins Diego Rivera, Orozco, Siqueiros, Xavier Guerrero et auquel participent les écrivains révolutionnaires comme Julio Antonio Mella. Sa parution fut brutalement interrompue, quatre ans plus tard, par la répression du président élu en remplacement d’Obregón, le général Ortiz Rubio.
Au cours de l’été 1927, Diego, qui est devenu l’un des piliers du jeune Parti communiste mexicain, se rend à une invitation du gouvernement soviétique et part pour Moscou. L’invitation tombe au bon moment, car Diego, lassé des scènes de jalousie de Lupe Marín, met à profit ce voyage pour consommer leur rupture. Lupe retourne dans sa famille au Jalisco, avec ses deux filles, et Diego passe plusieurs mois en Union soviétique, fasciné par la puissance de l’appareil révolutionnaire, les masses populaires organisées, les défilés militaires. Il est reçu à Moscou avec enthousiasme, comme l’ambassadeur du premier pays révolutionnaire, et fait un portrait de Joseph Staline, secrétaire général du Parti, dans lequel il perçoit un homme d’un langage impeccablement logique et d’une volonté de fer, qu’il veut comparer à Benito Juárez — et qui l’attire par son physique violent, son teint « sombre, chaud, comme celui d’un paysan mexicain ». À Berlin, avant son arrivée en Union soviétique, Diego Rivera a eu l’occasion d’assister à un cérémonial nazi et il pourra opposer l’image du leader communiste à celle du Führer, ce « drôle de petit bonhomme », qui cherche à paraître plus grand qu’il n’est, vêtu d’un imperméable d’officier anglais et qui exerce un pouvoir de fascination sur ses compatriotes.
Dans la foulée de Lénine, Staline est encore un vrai partisan du Komintern. Mais, même plus tard, malgré la corruption du pouvoir et la trahison de l’idéal communiste dénoncées par Trotski, Diego restera toujours fidèle à cette image populaire de Staline qui a su, comme Juárez, incarner totalement la Révolution.
La fin du séjour de Diego à Moscou est néanmoins marquée par une déception. Venu pour entrer en contact avec le peuple révolutionnaire russe, le peintre mexicain est écarté de toute activité et, pour la réalisation de fresques, on lui préfère les artistes soviétiques figés dans le plus absurde classicisme. La rupture entre la révolution et l’art est évidente, et Diego Rivera prend conscience de ce que sa révolution est déjà en avance sur les évolutions politiques, et qu’elle l’éloignera de toute soumission aux impératifs médiocres de l’idéal institutionnel.
Tel est l’homme dont Frida tombe amoureuse au sortir de sa tragédie. Tous ceux qui l’approchent sont fascinés par sa puissance de travail, par son ardeur. Élu au comité exécutif du Parti communiste — avec Orozco et Siqueiros —, il incarne le Mexique de la révolution permanente. Il est provocateur, inquiétant, menteur, violent, vengeur, et terriblement séduisant dans son immense laideur, avec ce visage de guerrier olmèque et sa corpulence de lutteur japonais. L’expérience tragique de la vie, l’épreuve européenne, l’énorme somme de travail qu’il a accumulée en parcourant les musées d’Espagne, de France, d’Angleterre, d’Italie, tout cela en fait le symbole du Mexique que chacun imagine et espère. Il a la supériorité de l’humour noir et de la dérision sur la suffisance des intellectuels. C’est véritablement un homme d’action.
Frida l’admire depuis toujours, depuis le temps où, en cachette, elle allait le regarder peindre les murs de l’amphithéâtre Bolívar à la Preparatoria. Pour lui, pour le séduire, pour l’aimer mieux, elle décide de peindre elle aussi. Et quand l’accident terrible la brise, c’est dans cet acte de peindre qu’elle trouve la force de résister au désespoir, parce que peindre, pour elle comme pour Diego, cela veut dire vivre.
Dans les années 1926-28, la Preparatoria est un lieu d’expérimentation pour la jeunesse communiste. En février 1926, une collecte est organisée (par Arcadio Guevara) parmi les élèves de la Prepa pour permettre à un jeune révolutionnaire cubain de payer son voyage du Honduras jusqu’à Mexico. Ce jeune homme est Julio Antonio Mella, adversaire acharné du dictateur Machado, orateur inspiré, romantique, d’une extraordinaire beauté. Tout de suite il s’intègre au mouvement révolutionnaire mexicain, collabore au Machete, puis devient secrétaire général du Parti communiste. Tina Modotti, la jeune photographe italienne, communiste, compagne du photographe Edward Weston, puis maîtresse de Xavier Guerrero, réfugiée au Mexique après son expulsion des États-Unis, rencontre Julio Antonio Mella et devient sa maîtresse. Le 10 janvier 1929, Julio est assassiné dans la rue par un agent de Machado.
La mort tragique du jeune Cubain, la douleur de Tina qui se trouvait à ses côtés, les dernières paroles de Julio exhalées dans son dernier souffle : « Je meurs pour la Révolution » — tout, dans ce destin tragique, contribua à fortifier la croyance de Frida dans la nécessité de se dévouer à la cause du communisme. Pour la jeunesse de 1929, comme il en fut de Che Guevara pour la jeunesse de 1968, Julio Antonio Mella représenta l’image même du révolutionnaire pur et sincère, qui donne sa vie pour l’idée de justice. Le couple Tina Modotti-Julio Antonio Mella est l’un des couples qui attirent l’admiration des adolescents de la Preparatoria — et Frida, dans sa quête d’intégration, est totalement sous l’influence de Tina. Pour elle, la jeune révolutionnaire italienne représente l’idéal de la femme libre de son corps et de son esprit, qui exprime la beauté, l’énergie, la sincérité absolue, vis-à-vis des autres et vis-à-vis d’elle-même. Alejandro Gómez Arias, l’ancien novio de Frida, rapporte que « c’est grâce à Tina que Frida changea jusqu’à sa façon de s’habiller, portant une jupe et une blouse noires, et une broche représentant une faucille et un marteau, cadeau de Tina[19]… ».
Frida est alors bien loin encore de s’abandonner entièrement à la foi communiste, comme elle le fera dans les années 50. Ce qui l’attire, c’est une certaine image d’elle-même, une image rêvée qui lui permet d’échapper à la souffrance et à la solitude : l’inquiétude de l’amour qu’elle lit dans les yeux de Tina Modotti, la beauté grave et sensuelle du visage et du corps dévoilé sans pudeur par les photographies de Weston, et l’ardeur avec laquelle la jeune révolutionnaire met son art au service de la cause du peuple. Les photos de Tina sont les symboles mêmes de sa vie ardente et libre : photos de femmes, de mains, de visages marqués par la dureté de la vie, ou encore cet extraordinaire portrait d’une Mexicaine portant le drapeau de la Révolution, qui devient l’emblème du futur.
Ce qui motive avant tout Frida, c’est que Diego est au centre du groupe d’artistes et d’étudiants qui se rencontrent chez Tina. Diego le séducteur, le dévoreur de femmes, est attiré par la beauté de la jeune Italienne, par sa vie aventureuse. Chez Tina, Frida se retrouve tout à coup à côté de Diego, elle lui parle, elle appuie sur lui son regard sombre et brillant, elle le force à la regarder. Elle est seule, désespérée, si jeune, et d’une beauté si troublante qu’on ne peut l’oublier. Tout à coup la voici au cœur le plus palpitant de la ville, au centre même où est en train de naître le monde nouveau. La révolution est bien comme la naissance de l’amour. Tout peut arriver.
Tout arrive, en effet Diego est très attiré par Frida, séduit par l’amour qu’elle porte dans ses yeux, par l’admiration qu’elle lui témoigne. Elle ne ressemble à aucune des femmes que Diego a connues. Elle n’a pas l’angélisme tranquille d’Angelina, ni l’ambition et la névrose de Marievna. Elle ne montre pas l’appétit sensuel de Lupe, cette sorte d’instinct de possession qui fait si peur à Diego et lui rappelle la passion abusive de sa propre mère. Elle est d’une jeunesse et d’une fraîcheur d’esprit qui éblouissent cet homme déjà mûr qui a connu tant d’événements et tant de femmes. L’ogre, devant elle, se fait un peu Pygmalion. Elle le trouble par son innocence, elle l’amuse par sa fantaisie juvénile, et elle l’émeut par le savoir instinctif qu’elle a acquis dans la douleur. Lupe Marín, qui l’a détestée d’instinct dès qu’elle l’a vue — « cette petite », qui l’a défiée dans l’amphithéâtre Bolívar —, est choquée par la familiarité avec laquelle Frida traite le génie, cette moquerie adolescente qu’elle a gardée du temps des « Cachuchas ».
La première fois que Diego se rend à Coyoacán, dans la maison des Kahlo, comme un collégien amoureux, Frida l’accueille perchée en haut d’un arbre, sifflant l’Internationale.
Mais la provocation est un masque qui cache l’immense angoisse de Frida, son besoin extrême de communiquer, d’être reconnue. Quand elle se présente à Diego, ce n’est pas comme une jeune femme admirative, mais comme une ouvrière, comme quelqu’un qui entend jouer un rôle, qui veut faire quelque chose de sa vie, qui peint des tableaux. « Je ne veux pas de compliments, dit-elle à Diego. Je veux les critiques d’un homme sérieux. Je ne suis ni amateur d’art, ni connaisseur. Je suis tout simplement une fille qui a besoin de travailler pour vivre[20]. » Elle dit : une fille qui a besoin de travailler, parce qu’elle sait que c’est sa seule chance de survie, cette peinture-miroir où elle puise son aliment, sa substance. Pour Diego, en revanche, la peinture est sans nul doute un moyen de conquérir le monde, de séduire, de toucher, de prendre.
Quand elle invite Diego à venir chez elle voir ses tableaux, Frida tremble intérieurement sous les dehors de la fanfaronnade. Ce qu’elle a peint en 1927, 1928, 1929, les dessins, le portrait d’Alicia Galant, de sa sœur Cristina, d’Adriana, ce ne sont pas vraiment des tableaux, c’est l’interrogation qu’elle lance aux autres, la seule question qui vaille, la question de sa propre existence.
Et, tout à coup, Diego comprend. Cette frêle fille, sous ses apparences fantasques et son faux air d’enfant mal grandie, est une véritable artiste, c’est-à-dire qu’elle est habitée, comme lui, par un démon mystérieux, qui agit en elle et la pousse vers la peinture. Pour lui, c’est extraordinaire, et il ne sait pas encore à quel point c’est définitif. Il regarde sa peinture et ce qu’il voit, « sa chambre, sa présence étincelante le remplissent d’une joie merveilleuse[21] ».
Il a déjà connu beaucoup de femmes peintres. Maria Gutiérrez Blanchard, qu’il a rencontrée en Espagne et grâce à qui il a connu Angelina Beloff. Puis Marievna. Mais c’est la première fois qu’il rencontre une femme avec qui il se sente à ce point en harmonie, pour qui la peinture est une telle urgence. Elle est si jeune. Elle peint à l’évidence sous son influence, avec les mêmes couleurs éclatantes, les mêmes figures vues légèrement de biais, comme surprises par l’objectif d’un photographe ambulant, et la même puissance charnelle. Et, en même temps, il y a une insistance, une intériorité qui n’appartiennent qu’à elle. Diego, à cet instant, éprouve pour elle un sentiment inexplicable qu’aucune femme n’a jamais fait naître en lui, un étonnement mêlé de désir, une admiration, un respect qui ne s’éteindront jamais.
Lui, l’ogre, le menteur, le géant de la peinture moderne, qui a vécu déjà deux vies, qui raconte la retraite de Russie de Napoléon 1er comme s’il y avait été, qui a vu la révolution et la guerre, qui a rencontré Picasso, Rodin, Modigliani, le voici tout à coup amoureux d’une jeune fille qui n’a jamais rien connu d’autre que la vie à Coyoacán et l’École préparatoire, qui ne peint que les amis qui l’entourent et sa propre image suspendue au ciel de son lit.
Elle le prend par la main, lui fait visiter la maison de ses parents, parle et rit comme s’ils se connaissaient depuis toujours.
Diego joue parfaitement son rôle de fiancé officiel — Frida avait voulu cette cour traditionnelle depuis les années de collège, quand elle avait souhaité faire d’Alejandro Gómez Arias son fiancé. Il visite les Kahlo, parle avec le père de Frida, qui le met en garde avec son humour noir habituel : « C’est un démon occulte ! »
Diego est si amoureux qu’il accepte de jouer cette comédie assez vaudevillesque où les parents d’une fille sans dot (et même avec dettes) acceptent avec réticence un parti intéressant. « Mes parents, écrira plus tard Frida, n’étaient pas d’accord parce que Diego était communiste, et parce que, disaient-ils, il ressemblait à un gras gras Brueghel. Ils disaient que ça serait comme le mariage d’un éléphant avec une colombe. » Malgré les objections de Matilde Kahlo sur l’âge et les mœurs dissolues du peintre, et sur ses divorces successifs, la volonté de Frida est sans discussion — d’autant moins qu’à vingt-deux ans, elle est légalement libre et que le souvenir de la fugue de Matilde hante encore la maison trop vide. Guillermo Kahlo finit par donner son accord, toujours avec le même humour grinçant qui subjuguait sa fille : « Prenez note, dit-il à Diego Rivera, que ma fille est une malade, et qu’elle le restera toute sa vie. Elle est intelligente, mais pas jolie. Si vous voulez, réfléchissez bien, et si vous avez encore envie de vous marier, je vous donnerai ma permission[22]. »
Le mariage a lieu à Coyoacán le 21 août 1929. Frida, en guise de robe de mariée, s’habille en Indienne, en empruntant à la bonne de ses parents les jupes à volants à pois, la blouse et le long rebozo. Diego, lui, s’habille « à l’américaine » — ainsi que le décrit le journaliste de La Prensa qui rapporte l’événement —, c’est-à-dire en pantalon et veste gris, chemise blanche, et son gigantesque chapeau texan à la main. L’union est célébrée à l’hôtel de ville de Coyoacán par le maire, un débitant de pulque. Les témoins sont, pour Diego, son coiffeur, nommé Panchito, et, pour Frida, le docteur Coronado, ami de la famille, et le juge Mondragón, un camarade d’études de Diego. Dans ses souvenirs, Diego Rivera raconte qu’au beau milieu de la cérémonie, don Guillermo Kahlo se leva et déclara : « Messieurs, est-ce que tout ceci ne ressemble pas à une comédie ? »
Une petite réunion d’amis eut lieu ensuite chez Roberto Monténégro, où Lupe Marín, l’ex-femme de Diego, fit irruption et joua une scène de jalousie. Frida raconte qu’à l’issue de la réunion, Diego était tellement ivre qu’il tira au revolver sur divers objets et blessa un des invités. Pour la nuit de noces, elle dut se réfugier chez ses parents, avant de retourner quelques jours plus tard au domicile de Diego, sur le Paseo de la Reforma.
Ce n’était pas le mariage dont Matilde Kahlo avait rêvé pour sa fille, mais, à sa manière, dans la dérision et la drôlerie d’une mascarade provocatrice, il célébrait le commencement d’une histoire d’amour entre un éléphant et une colombe, entre le génie égoïste et impétueux de Diego et la jeunesse indestructible de Frida — l’histoire d’un couple exceptionnel qui allait bouleverser la peinture mexicaine et vivre totalement l’aventure de la modernité.