Quand Diego Rivera rencontre Frida pour la première fois — si on excepte la scène de provocation de l’adolescente dans l’amphithéâtre de l’École préparatoire —, il est frappé par le contraste entre la minceur du corps et la beauté inquiète du visage, et ce regard sombre, brillant, tendu, qui le fixe et l’interroge avec la sincérité intimidante de l’enfance.
Frida ne ressemble à aucune des femmes qu’il a connues. Chez elle, il n’y a rien de la pâleur slave d’Angelina, cette auréole bleutée et intérieure, ni de la hardiesse de Marievna, ni de la sensualité et de la violence de Lupe Marín. Elle n’appartient ni à la distante Europe, ni à l’aristocratie tapatia qui a entouré la jeunesse de Lupe à Guadalajara, et elle ne montre pas la froide détermination qui se lit sur le visage de madone de Tina Modotti. Elle est un peu comme Diego lui-même, une fille de la race cosmique de Vasconcelos, mélange étrange de la gaieté insouciante des Indiens et de la douleur métisse, avec, en plus, cette inquiétude et cette sensualité juives qui lui viennent de son père. Tout cela, qu’il reconnaît au premier regard, et qui l’attire, comme l’attire aussi la très grande jeunesse de Frida.
Mais ce qu’il découvre alors en apprenant à mieux la connaître, au cours des visites qu’il fait, comme un fiancé à l’ancienne mode, chaque semaine dans la maison des Kahlo, à Coyoacán, c’est la terrible expérience de la vie qui se cache sous ces apparences de jeune fille fragile. Frida ne parle pas beaucoup de son passé, elle se livre peu. Elle a, par-dessus tout, la qualité inhérente aux femmes mexicaines de sa classe, une très grande réserve dans l’extériorisation de ses sentiments, une sorte d’humour grinçant qui est aussi celui de Diego — un juron, voire une obscénité valent mieux que n’importe quel trémolo. Elle peint, et ce que Diego perçoit dans sa peinture le fascine et le bouleverse. Toutes ses désillusions, tous ses drames, cette immense souffrance qui se confond avec la vie de Frida, tout est exposé là, dans sa peinture, avec une impudeur tranquille et une indépendance d’esprit exceptionnelles.
Sous son allure désinvolte et ses dehors de jeune fille amoureuse, Frida cache une expérience de la douleur hors de la commune mesure. Toute sa vie est faite d’expériences difficiles. Née en 1907 dans une famille désargentée, elle comprend vite qu’elle aura peu à attendre. Son père, Guillermo, a une vie difficile. Photographe officiel au temps de Porfirio Díaz, la révolution l’a laissé sans argent, sans avenir, vivant d’expédients — un studio de photographe dans le centre de Mexico, où il tire le portrait des communiantes et des nouveaux mariés devant une grande draperie poussiéreuse. C’est Matilde Calderón, la mère de Frida, qui doit s’occuper de faire subsister le ménage en vendant leurs objets et leurs meubles, en louant des chambres à des célibataires de passage, en économisant sur des bouts de ficelle. Cette mère, issue du mariage entre Isabel, fille d’un général espagnol, et Antonio Calderón, photographe d’origine tarasque du Michoacán, semble avoir tenu peu de place dans la vie affective de Frida : trop pieuse, jusqu’à la bigoterie, à la fois dure et effacée, elle tient le mauvais rôle à côté de Guillermo, si artiste, si fragile, si irréaliste. Elle, si jolie, si vive dans sa jeunesse, est devenue, pour protéger sa famille, autoritaire et sévère. « Mi jefe », dit d’elle Frida (« mon patron »). Comme Diego, elle a connu l’abandon maternel dans sa petite enfance : Matilde Calderón, épuisée par ses grossesses successives, à la naissance de Cristina (un an après Frida) sombre dans la dépression et ne peut plus s’occuper des deux bébés. La nourrice qui allaite Frida est le pendant de l’Antonia de Diego, la mère indienne. Plus tard, le peintre en fera un portrait imaginaire, sous les traits d’une déesse indienne masquée, laissant couler de ses seins le lait cosmique. Pourtant, c’est sans aucun doute de Matilde Calderón que Frida tient ce qui la distingue des autres filles de sa classe, cette énergie, ce regard brillant et sa dévotion presque religieuse à l’idéal révolutionnaire.
Son père, si fragile et rêveur, est l’homme-enfant que Frida cherchera toute sa rie. Il est sujet aux « vertiges », comme dit pudiquement Frida quand elle parle de lui. En fait, il est atteint d’épilepsie, et la petite fille apprend très tôt à s’occuper de lui quand il tombe en crise en pleine rue. Elle l’étend sur le sol, desserre ses habits, et elle tient dans ses mains son appareil photo pour qu’un voleur ne profite pas de l’occasion ! Frida est la préférée de Guillermo, celle qu’il a élue parmi ses six filles, et Frida adore son père malgré sa faiblesse, ou peut-être à cause de sa fragilité. En 1952, après sa mort, elle peindra un portrait pieux à la manière des photos qu’il prenait lui-même, figé dans son beau costume, ses yeux pâles exprimant son inquiétude, le visage barré par une moustache si noire et si épaisse qu’elle semble postiche ; le fond du tableau, d’un jaune passé qui évoque les tapisseries du studio de la rue Madero, est étrangement décoré d’ovules et de spermatozoïdes dans lesquels Frida visualise l’instant de sa conception. La dédicace, au bas du tableau, est un acte d’amour : « J’ai peint mon père, Wilhelm Kahlo, d’origine germano-hongroise, artiste et photographe de profession, de caractère généreux, intelligent, bon et courageux, car il souffrit durant soixante ans d’une épilepsie sans jamais cesser de travailler, et il lutta contre Hitler. Avec adoration. Sa fille Frida Kahlo. »
La souffrance intervient très tôt dans l’existence de Frida. En 1913, à l’âge de six ans, elle est atteinte d’une poliomyélite qui la laisse infirme de la jambe gauche ; sa jambe atrophiée sera source de douleurs et de complexes qui dureront toute sa vie. Toute sa vie, elle gardera honte de cette jambe trop maigre qui évoque pour elle les dessins de Posada ou le dieu aztèque de la guerre, Huitzilopochtli, né lui aussi avec une jambe squelettique. Dans ses tableaux, elle cache le plus souvent son infirmité, et dans le seul nu d’elle, dessiné par Diego en 1930, elle est assise dans un fauteuil, sa jambe malade croisée sous l’autre, dans une attitude de pudeur maladroite.
Une photo de famille, prise peu après sa guérison, montre déjà l’isolement dans lequel la plonge la douleur. La petite fille au visage sérieux se tient debout sous le balcon de la maison de Coyoacán, à l’écart du groupe familial, le bas du corps à demi caché par les massifs de plantes. C’est l’époque où elle comprend qu’elle ne sera jamais vraiment comme les autres, et les filles et garçons du voisinage se moquent de l’infirme avec la cruauté instinctive de l’enfance : quand elle circulait à bicyclette, se souvient Aurora Reyes, chaussée de ses bottes montantes dont elle ne voudra plus se séparer, « on lui criait : Frida, pata de palo » (Frida, jambe de bois[11]). Toute son adolescence se passe dans cette solitude. Sa seule amie véritable est sa sœur, Matita, mais c’est aussi à ce moment-là qu’elle quitte la maison familiale pour ne plus jamais y revenir. Âgée de sept ans, Frida est complice de sa fugue, et en ressent une telle culpabilité qu’elle passera une grande partie de sa jeunesse à chercher à la retrouver. Matita ne recevra le pardon familial que longtemps après, quand Frida aura vingt ans — et elle-même vingt-sept.
La souffrance d’être différente est la véritable formation de Frida. Elle ne songe guère à peindre à ce moment-là. Mais elle vit dans un monde de fantaisie et de rêves, où elle trouve une compensation à sa solitude en faisant apparaître à volonté, sur la fenêtre de sa chambre, une autre Frida, son double, sa sœur : « Sur la buée des vitres, avec un doigt, je dessinais une porte, écrit-elle dans son Journal, et par cette porte je m’échappais par l’imagination avec une grande joie et un sentiment de hâte. J’allais jusqu’à une laiterie appelée Pinzón. Je traversais le “O” de Pinzón, et de là je descendais vers le centre de la terre où “mon amie imaginaire” m’attendait toujours. Je ne me souviens plus de son image, ni de la couleur de ses cheveux. Mais je sais qu’elle était gaie, qu’elle riait beaucoup. Sans bruit. Elle était agile et elle dansait comme si elle ne pesait rien. Je l’accompagnais dans sa danse, et en même temps je lui racontais tous mes secrets… »
Frida ne se séparera jamais de son double. Dans un tableau de 1939 intitulé Les Deux Frida, deux sœurs siamoises assises côte à côte se tiennent par la main, leurs deux cœurs apparents unis par la même artère. L’infirmité progressive, l’enfermement dans la solitude de la douleur ont transformé le rêve d’enfant en fantasme, et donné une valeur presque mythique à cette autre elle-même qu’elle scrute indéfiniment dans son miroir.
Ce qui étonne dans la destinée de Frida, c’est l’absolu irrationnel de tout ce qui la touche. Contrairement à Diego Rivera, rien ne la prédispose à devenir elle-même peintre. Elle est certes éduquée par son père dans le goût de l’art, et, dès le collège, elle se passionne pour ces jeunes créateurs du Mexique nouveau qui brûlent de se faire reconnaître. À la Preparatoria, elle fait partie d’un groupe d’étudiants turbulents et bavards qui s’est donné comme signe de ralliement la casquette, et porte le nom de Cachuchas. Le groupe admire le révolutionnaire José Vasconcelos et s’occupe surtout de littérature : il y a Miguel Lira, que Frida a surnommé Chong Lee à cause de son goût pour la poésie chinoise, le musicien Angel Salas, l’écrivain Octavio Bustamante. Il y a surtout Alejandro Gómez Arias, étudiant en droit et journaliste, qui est le chef spirituel et l’inspirateur des Cachuchas — et dont Frida tombe amoureuse. Ils ont des rendez-vous de collégiens à la sortie de l’école de droit, elle va avec lui à des réceptions, à des posadas, au bal, elle lui écrit des lettres pleines de sous-entendus, sur un ton mi-blagueur mi-passionné, elle l’appelle son novio, et elle se dit « sa femme », voire son escuincla (sa chienne). Elle joue à la passion, et sans doute se prend-elle au jeu. La société bourgeoise mexicaine, dans les années 20, n’est pas très permissive, — Dolores Olmedo rappelle, dans sa préface à l’exposition Frida Kahlo de Paris, qu’en 1922 « peu de femmes avaient accès à l’Université » et que Frida fut « une des trente-cinq premières femmes à poursuivre ses études parmi deux mille étudiants[12] ». Le tempérament emporté, instinctif de la jeune fille a du mal à accepter le cadre conventionnel de cet amour de lycéens. Frida rêve d’être ailleurs, d’être libre. Le 1er janvier 1925 elle envoie à Alejandro une lettre dans laquelle elle envisage de partir avec lui pour les États-Unis : « Il faut que nous fassions quelque chose de notre vie, tu ne crois pas ? Autrement nous resterons toujours des nullités si nous passons toute notre vie au Mexique, et puis, pour moi, il n’y a rien de plus beau que de voyager, et ça m’enrage de penser que je n’ai pas assez de force de volonté pour faire ce dont je te parle, mais tu diras que ce n’est pas seulement la force de la volonté, mais aussi la force du fric, mais on peut gagner du fric en travaillant pendant un an, et alors, pour le reste, tout irait bien. Mais comme la vérité c’est que je n’y connais pas grand-chose, il faudrait que tu me dises les avantages et les inconvénients, et si c’est vrai que les gringos sont très désagréables. Parce que, tu vois, tout ce que j’ai écrit, depuis l’astérisque jusqu’à cette ligne, ça n’est que châteaux en Espagne et il vaudrait mieux m’enlever tout de suite mes illusions[13]… »
Mais Frida n’est pas sa sœur aînée Matita, elle n’a pas assez de détermination ni de détachement pour abandonner ses parents, se lancer à l’aventure, et Alejandro Gómez Arias, lui, n’a rien d’un aventurier. La relation qu’il entretient avec cette collégienne turbulente et sentimentale est faite de protection et de réserve. Il joue auprès d’elle le rôle du grand frère que Frida n’a jamais eu, à la fois complice et censeur. Pour Alejandro, Frida est une petite fille — mi niña de la Preparatoria ; quelquefois, quand elle est trop sensible, une lagrimilla, une pleurnicharde. Elle est un étrange mélange de sensualité et d’idéal, mêle allusions sexuelles (ce triangle isocèle dont elle se sert pour signer ses lettres, et qui évoque clairement le pubis) et élans mystiques. Elle est alors encore loin de l’engagement révolutionnaire. Le 16 janvier 1924, elle envoie une lettre exaltée à Alejandro : « La personne pour qui j’ai prié le plus est Maty ma sœur, et comme le prêtre la connaît, il dit qu’il va beaucoup prier pour elle. J’ai aussi prié le Bon Dieu et la Vierge pour que tout aille bien pour toi, et que tu m’aimes toujours, et j’ai aussi prié pour ta mère et ta petite sœur[14]. » La foi religieuse que Frida a reçue de sa mère est encore très vive. Au cours de son existence, Frida gardera cette même exaltation mystique, et les grands héros de la Révolution, Karl Marx, Lénine, Zapata, Mao et Staline viendront tout naturellement occuper dans son esprit la place des saints.
Un événement terrible va changer tout le cours de la vie de Frida et l’enfermer à jamais dans la solitude et la malédiction de la douleur, où l’art deviendra sa seule issue.
Le 17 septembre 1925 (elle est alors âgée d’un peu moins de dix-huit ans), Frida monte avec Alejandro dans un de ces nouveaux autobus qui commencent à sillonner la capitale de la place centrale du Zócalo jusqu’à Coyoacán, et qui ont la faveur du public parce qu’ils vont beaucoup plus vite que les tramways. À l’angle de la rue Cinco de Mayo et de Cuauhtemotzin, vers le marché de San Juan, l’autobus est pris en écharpe par un tramway.
Frida a raconté plus tard comment elle a vécu l’accident : « C’est juste après que nous sommes montés dans l’autobus que la collision s’est produite. Avant, nous avions pris un autre autobus, mais comme j’avais perdu une ombrelle, nous sommes descendus pour la chercher, et, pour cette raison, nous sommes montés dans cet autre autobus qui m’a mise en morceaux. L’accident a eu lieu à un coin de rue, exactement en face du marché San Juán. Le tramway allait lentement, mais le chauffeur de notre autobus était jeune et très impatient. Le tramway, en tournant, a coincé l’autobus contre le mur.
« J’étais alors une jeune fille intelligente mais sans expérience, malgré la liberté que j’avais acquise. Peut-être à cause de cela, je n’ai pas compris la situation, je ne me suis pas rendu compte du genre de blessures que j’avais subies. La première chose à laquelle j’ai pensé, ç’a été à un joli bilboquet multicolore que j’avais acheté ce jour-là et que je transportais avec moi. J’ai essayé de le retrouver, croyant que cet accident serait sans grandes conséquences.
« Ce n’est pas vrai qu’on se rende compte du choc, ce n’est pas vrai qu’on pleure. Je n’ai pas eu de larmes. Le choc nous a projetés en avant, et une des rampes du bus m’a traversée comme l’épée traverse un taureau. Un passant, voyant que j’avais une terrible hémorragie, m’a portée et m’a déposée sur une table de billard où la Croix-Rouge s’est occupée de moi.
« C’est comme cela que j’ai perdu ma virginité. Mon rein était endommagé, je ne pouvais plus uriner, mais ce qui me faisait le plus souffrir, c’était la colonne vertébrale. Personne n’avait l’air de s’inquiéter. Et puis, on ne faisait pas de radios. Je me suis assise comme j’ai pu et j’ai dit aux gens de la Croix-Rouge d’appeler ma famille. Matilde apprit la nouvelle par les journaux et fut la première à venir me voir ; elle ne m’abandonna pas pendant trois mois, jour et nuit à mes côtés. Ma mère ne se manifesta pas pendant un mois, à cause du choc, et ne vint pas me voir. Quand ma sœur Adriana apprit la nouvelle, elle s’évanouit. Et mon père en fut si attristé qu’il en tomba malade et je ne pus le voir que vingt jours après[15]. »
Le résultat de l’accident est terrifiant, et la plupart des médecins qui examinent Frida sont stupéfaits qu’elle soit encore en vie : sa colonne vertébrale est brisée en trois endroits dans la région lombaire ; le col du fémur est rompu, ainsi que les côtes ; sur sa jambe gauche, il y a onze fractures, et son pied droit est écrasé et disloqué ; son épaule gauche est démise, l’os pelvien brisé en trois. La rampe d’acier du bus lui a transpercé le ventre, pénétrant par le flanc gauche et ressortant par le vagin.
Mais la résistance de Frida, sa vitalité sont exceptionnelles. Elle survit à l’accident et au désespoir qui s’ensuit. Les souffrances qu’elle endure à l’hôpital sont insupportables :
« J’ai mal, tu ne peux pas savoir à quel point, écrit-elle à Alejandro un mois après, et chaque fois qu’on me tire sur mon lit, je verse des litres de larmes, mais, bien sûr, comme on dit, aux cris des chiens et aux larmes des femmes il ne faut pas se fier. »
Dans la moquerie et l’humour noir, Frida trouve l’incroyable énergie de surmonter le désespoir et la douleur. Elle écrit, elle lit, elle plaisante interminablement avec Matilde. Elle apprend le sens de l’expression mexicaine aguantar, « supporter la douleur ». 5 décembre 1925 : « La seule bonne chose, c’est que, maintenant, je commence à m’habituer à souffrir. »
Sortie de l’hôpital de la Croix-Rouge, elle retrouve la maison de Coyoacán où elle doit rester clouée au lit. Alors elle décide de peindre. C’est de sa souffrance et de sa solitude que naît cette volonté. À sa mère, elle annonce sa décision : « Je ne suis pas morte et, de plus, j’ai une raison de vivre. Cette raison, c’est la peinture. » Sa mère fait construire une sorte de baldaquin au-dessus de sa couche et, en guise de ciel de lit, elle fait monter un grand miroir pour que la jeune fille puisse se voir et devenir son propre modèle. C’est ce lit et ce miroir qui accompagneront Frida dans toute son œuvre, comme une autre façon de passer à travers le « O » de Pinzón, par la porte dessinée sur la buée du carreau, et de retrouver l’autre Frida, celle qui danse toujours, si gaie et si légère, et qui partage ses secrets.
Désormais, la peinture, l’humour noir, la solitude composent la destinée de cette jeune fille auparavant si fantasque et si moqueuse, et qui rêvait de devenir « une navigatrice, ou une grande voyageuse ». Solitude d’autant plus profonde qu’Alejandro, son fiancé, l’a quittée pour aller étudier en Allemagne, si loin que les lettres mettent des mois. L’exil d’Alejandro n’est pas fortuit : ses parents voient d’un mauvais œil sa relation avec une jeune fille aussi dévergondée, insolente, et qui, de surcroît, est en train de devenir infirme.
Maintenant, Frida a pu mesurer la gravité de l’accident qui l’a éventrée : elle sait qu’elle ne pourra jamais avoir d’enfant, les médecins le lui ont dit. En 1926, elle rédige un faire-part plein d’une sombre dérision :
Désormais, elle doit combattre seule le cauchemar de sa destinée brisée. Parfois, elle succombe au désespoir. À Alicia Gómez Arias (sœur d’Alejandro), elle écrit, le 30 mars 1927 : « Je vous en prie, ne m’en veuillez pas si je ne vous invite pas à venir chez moi, mais d’abord je ne suis pas sûre qu’Alejandro serait d’accord, et ensuite vous ne pouvez pas vous imaginer comme cette maison est horrible, et comme j’aurais honte que vous veniez ici, mais je voulais vous assurer que, bien au contraire, j’en aurais grande envie… » Et le 6 avril : « Si cela continue comme cela pour moi, il vaudrait mieux qu’on m’élimine de la planète… » Et à Alejandro, le 25 : « Hier je me sentais si mal et si triste, tu ne peux pas imaginer le désespoir qu’on éprouve à être malade ainsi, je sens un malaise terrible que je ne peux expliquer, et en plus, quelquefois une douleur que rien ne peut calmer […]. Oui, c’est moi, moi toute seule et personne d’autre qui souffre et me désespère et tout et tout. Je ne peux pas écrire longtemps, parce que c’est à peine si j’arrive à me pencher en avant, je ne peux pas marcher parce que la jambe me fait horriblement mal, lire me fatigue — je n’ai de toute façon rien d’intéressant à lire —, je n’ai rien d’autre à faire que pleurer et parfois, même ça, je n’en ai pas la force… Tu ne peux pas imaginer à quel point les quatre murs de ma chambre me désespèrent. C’est tout ! Je ne peux pas t’en dire davantage sur mon désespoir[16]… »
L’accident a été une tragédie, et Frida a enduré les plus terribles souffrances physiques qu’on puisse supporter. Mais c’est après l’accident que le plus difficile reste à accomplir. Elle doit reconquérir son corps, sa liberté, et elle y emploie toute son extraordinaire énergie vitale.
Le retour à la maison de Coyoacán est le commencement du combat. Elle se force à sortir, à revoir ses amis de la Preparatoria. Trois mois après sa sortie de l’hôpital, elle reprend l’autobus jusqu’au centre de Mexico.
La peinture est maintenant au centre de sa vie, sa « raison d’être », comme elle l’a dit d’abord à sa mère. Depuis 1923, elle s’exerce à l’autoportrait, mais son premier grand tableau, c’est le portrait d’elle — à la manière de Botticelli —, dont elle fait don à Alejandro pour essayer de le retenir. Un portrait romantique, figé à la façon des préraphaélites — ou du Mexicain Saturnino Herrán — où elle apparaît dans toute sa fragilité, sur un fond violacé sombre qui fait ressortir la pâleur due à sa souffrance physique. Seuls éléments forts du tableau, qui parlent de sa vraie personnalité, le regard noir qui scrute et brille d’intelligence sous la voûte des sourcils, et la devise sarcastique inscrite au bas du tableau, en allemand (Alejandro doit bientôt partir de l’autre côté des mers) :
Ces quelques mois d’intense souffrance ont valu des années d’expérience. Frida, à dix-neuf ans, est une femme mûre, décidée. Excentrique, agressive, elle a fait ses choix. Elle aime par-dessus tout son père, si doux, si artiste, et sa sœur Matilde qui a eu le courage de s’enfuir. Elle déteste les conventions bourgeoises, la piété excessive de sa mère, et sa sœur Cristina avec laquelle elle entretient une relation de jalousie maladive.
La séparation d’avec Alejandro est un moment difficile de plus, et elle se sent confirmée dans sa solitude et son désespoir. Mais elle n’est pas fille à se laisser malmener. Elle a compris qu’elle ne guérirait pas de sa solitude. Le 17 septembre 1927, elle écrit encore à Alejandro : « Quand tu reviendras, je ne pourrai rien t’offrir de ce que tu voudrais. Désormais, au lieu d’être enfantine et coquette, je serai absolument enfantine et inutile, ce qui est bien pire… Toute ma vie est en toi, mais je ne pourrai jamais la posséder. »
L’amour semble impossible, mais Frida ne peut se résoudre à l’échec, à l’infirmité. De la douleur elle sort changée, amaigrie, le regard brûlant, encore assombri par la voûte de ses sourcils noirs, la bouche serrée et dure, telle qu’elle apparaît sur la photo prise par son père en février 1926, déguisée en garçon au milieu de ses sœurs et de ses cousins, appuyée sur une canne qui n’est certainement pas là pour servir d’ornement.
Elle est décidée à vivre. Malgré les rechutes, ses séjours cloîtrée dans la chambre de Coyoacán, les corsets et les béquilles, elle se bat contre cette solitude qui l’envahit, qui l’écrase. Elle a vingt ans, toute l’impatience et la fébrilité de la jeunesse bougent dans son corps détruit. Elle lit les journaux, les revues, on parle des événements extraordinaires qui se passent à l’extérieur, la lutte pour le pouvoir entre Obregón et Calles, la menace nord-américaine, la répression des forces populaires — puis l’assassinat d’Obregón, de Francisco Villa, les mouvements étudiants. Elle suit les articles sur la Révolution russe, sur les émeutes populaires à Shanghai.
Les Cachuchas n’étaient pas très intéressés par la politique, et Frida, avant l’accident, ne se souciait guère des idées révolutionnaires. Quand Alejandro est parti pour l’Allemagne, elle l’a plaisanté : « Là-bas, aux bains, ne flirte pas trop avec les filles… surtout pas en France, en Italie, et absolument pas en Russie où il y a beaucoup de petites communistes… » (2 août 1927).
Durant ses longs mois de convalescence, quand elle ne peint pas et n’écrit pas à ses amis, pour tromper son ennui, Frida se plonge dans la lecture. Elle lit des romans de Juan Gabriel Borkman, la poésie d’Elías Nandino ou bien les articles traduits d’Alexandre Kerenski, sur la Révolution russe. L’ex-leader des forces d’insurrection, éliminé par Lénine, vient d’arriver aux États-Unis et son témoignage sur la Révolution russe est loin d’être conforme aux idéaux communistes. Pourtant, en janvier 1928, sous l’influence de Germán de Campo, un ancien élève de la Preparatoria, Frida entre dans le petit groupe d’intellectuels sympathisants des communistes. Il y a là Julio Antonio Mella, réfugié cubain, et le peintre mexicain Xavier Guerrero — amant officieux de la photographe italienne Tina Modotti. Tina est militante, jeune, d’une beauté romantique qui fascine Frida. Elle a été repoussée de pays en pays, et a trouvé un havre à Mexico. Grâce à la révolution, le Mexique joue alors un rôle de protecteur et de rassembleur des réfugiés politiques dans cette région du monde, « un véritable foyer ouvert et accueillant pour tous les Latino-Américains » ainsi que le note l’historien Daniel Cosío Villegas.
C’est le prestige de la révolution qui a attiré Tina Modotti et Julio Antonio Mella à Mexico. Les troubles qui ont suivi l’assassinat d’Alvaro Obregón au restaurant « La Bombilla », à San Angel (non loin de la maison des Kahlo), la prise de pouvoir par les forces du général Plutarco Elias Calles et l’exécution de Francisco Villa accentuent le bouillonnement des idées. Frida est naturellement attirée par ces figures extraordinaires, par Tina Modotti surtout, si jeune et si belle, artiste de surcroît, et qui s’est consacrée tout entière à la révolution. Sans compter que, chez elle, vient quelquefois Diego Rivera, et Frida sait maintenant que c’est lui qui va entrer dans sa vie.
La petite fille insolente et moqueuse qui avait affronté la jalousie de Lupe Marín est devenue une jeune femme au regard ardent et décidé, au visage rendu grave par la marque de la douleur. L’étrangeté de son visage presque asiatique, soulignée par sa coiffure qui divise ses cheveux très noirs, et la sobriété de ses vêtements font battre aussitôt le cœur de Diego Rivera. Mais c’est par la peinture, encore et toujours, qu’elle entre vraiment dans sa vie.
Dans sa Ballade de la Révolution prolétarienne peinte sur les murs au troisième étage du ministère de l’Éducation à la demande de Vasconcelos, Diego la représente au centre, vêtue d’une chemise rouge, distribuant des fusils et des baïonnettes aux ouvriers communistes, aux côtés de Tina Modotti et de Julio Mella. Et déjà Frida et Diego s’affrontent, comme ils le feront tout au long de leur vie amoureuse. Diego se moque de Frida, lui dit qu’elle a une tête de chien ; et Frida, sans se démonter, lui répond : « Et toi, tu as une tête de crapaud. »
L’amour a déjà commencé.