San-Antonio Dis bonjour à la dame

1

Honorable lecteur, salut !

Et va te faire foutre.

Il y a plus long que les nuits. Que celle de Valpurgis, que celle sur le mont Chauve, que celle même des temps.

Plus long que les nuits sont les journées quand les journées restent vides et statiques, quand elles ne t’apportent rien d’autre que le temps qui s’écoule et les heures fatidiques de la bouffe et de la dorme. Elles ressemblent à des entonnoirs. T’as beau griffer les parois, tu chutes en spirale.

Ah, que non : l’attente n’est pas trompeuse. Elle est stratifieuse. Te minéralise lentement de son calcaire sournois.

Des jours qu’on est parés pour la manœuvre éventuelle. Qu’on espère un client. Au début, il y a eu cette espèce de griserie de l’emménagement. Tout y était neuf, pimpant, chatoyant dans nos magnifiques locaux champs-élyséens de la Paris Detective Agency. On remettait les tableaux bien droits contre les murs clairs. On regardait naître et s’évaporer nos empreintes honnêtes sur les chromes des meubles modernes ultra-pop-knoll-ma-bibite-vasarélo de course. On joujouait avec les gadgets sous prétexte de s’y familiariser. On baisait les envapantes secrétaires sur leurs burlingues sans travaux. C’était la fiesta du tout nouveau, la liesse inauguratrice, le tourbillon de l’entrée en jouissance, avec des parfums de liberté bandante, à user, à consacrer, à dissiper au plus vite car la liberté, c’est comme le pognon pour un prodigue : faut la claquer fissa, pas qu’elle rancisse. Regarde les peuples qui se délivrent de leurs tyrannies, la manière, que vite ils s’en enclenchent une autre, d’urgence, pour pas tituber de leur ivresse d’être affranchis. Pas se fatiguer d’être fibres. Leur acharnement à dare-dare créer une nouvelle férule, leur génie à la faire jaillir de là qu’on la soupçonnait pas. Comme ils provoquent habilement les volontés oppressives en léthargie, en ignorance d’elles-mêmes.

On se disait : « les affaires vont affurer ». Une plaque comme celle qui miroite au bas de notre immeuble. La féroce campagne de pub dans tes grands hebdos et dans les postes périphériques. La gloire neuve, grandiloqueuse, dorée à la feuille de la Paris Detective Agency. Son slogan molto génial : « Une police ultra-moderne que vous pouvez acheter. » De moi ! Tout ça, tu penses, lecteur vénéré, que ça devait déclencher les foules, driver des catastrophes sur nos locaux, nous amener des secrets croustilleux, des histoires pas ordinaires, de celles qui mijotent au cœur des sociétés, qui emputrident doucement les bourgeoises masses peureuses.

On était sûrs, certains de son coup, nous ; la nouvelle ronflante équipe : Béru, Pinuche, Mathias, deux secrétaires du corps auxiliaire et aux corps principaux. On s’était refringués à mort, tête aux pieds, sans se concerter, manière de se ravaler pour figuer dans cet antre fabul. Qu’on soye bien beaux, tout frais et reniflant bon. Pinuche s’était fait refaire son dentier. Béru portait du sur mesure et ressemblait de ce fait à un notaire loqué en confection. Nos gentilles gonzesses : Maryse et Claudette, arboraient deux tenues identiques qui constituaient une espèce d’uniforme : jupe bleu marine, corsage rouge garibaldi frappé de l’écusson de l’agence « P.D.A. » sur fond d’Arc de Triomphe stylisé. Bioutifoule en plein…

Et dis, ô lecteur apprécié : mon burlingue. T’aurais vu ! Charogne, ce luxe ! Une table en verre fumé et acier chromé au plateau épais comme mes z’œuvres reliées peau de burnes. Murs beige pâle, canapé bleu pâle. Fauteuils de cuir blanc vif. Des aquarelles aux murs, et mieux que les aquarelles, une baie plus choucarde que l’abbé des Anges ou le bey de Tunis puisqu’elle donne en plein Champs-Zé. L’attirail sur ma table de travail, t’aurais maté ça ! Impressionnant comme le poste de pilotage d’un Concorde. Et des livres sur les rayons invisibles d’une bibliothèque suspendue. De grande beauté. Pas de ceux qu’on lit, oh que non : des vrais, bien superbes. De ceux qu’il faut pas toucher sous peine de leur ternir l’impeccablerie. D’ailleurs, à part mes polars, le prix Goncourt et le Michelin, les bouquins ne sont pas faits pour être lus.

Tu les magines, comme ça, tripotés, feuilletés, cornés ? Merde, j’en frissonne. Bon, mais je t’en reviens vite, Lecteur plein de componction et d’hémorroïdes, à la majesté de notre agence. Si disagne, comme on dit en français moderne. Alléchante.

Voilà.

Mais le gibier venait pas se piéger à nos mirifiques collets. Tu sais pourquoi ? Dans la publicité, partout, il était expressément déclaré qu’on ne s’occupait pas des affaires de cul. Cornards prohibited. L’œil du bidet ? Jamais de la life ! La savonnette à poils ? Pas notre zob ! L’hôtel de la tringlette ? On voulait pas connaître. On était pour la toute grande besogne. Les bigs affures enchevêtrées. Les gros délits ternationaux. Espionnage industriel. Morts suspectes. Or, pour les mœurs françaises, dans une agence de rousse privée, si tu refuses le cocu, tu te condamnes à l’inaction. Et c’est pas parce que t’as un pignon sur l’avenue des Champs-Elysées que ça y change quoi que ce soit.

Des jours…

On s’est mis à ravager du moral. A se branler couennes et roustons. A s’ennuyer de l’uniforme ôté. Que c’en devenait plus tenable, de tous nous retrouver dans nos 360 mètres carrés d’agency, avec nos téléphones internes, nos écrans de téloche secrets, notre labo miniature, nos archives électroniques et toutim. Un bigntz fou, pour ballepeau ! Mise de fond tentaculaire, monstres frais généraux. Tout ça pour inscrire mes couilles au tableau d’affichage ! Merci bien, m’sieur Jules ! On sombrait dans les morosités. Pinaud recommençait à ne plus se raser. Béru introduisait du beaujolpif en fraude dans son bureau malgré la très formelle interdisance. Mathias venait à chaque instant me mendier sa réintégration à la Cabane Poupoule. Et les deux sirènes qu’on avait plus le cœur à tringler se racontaient des histoires d’outre-cul en se faisant les ongles. Tu mords, dis, Lecteur Respecté ? La vraie débâcle ! Un calvaire silencieux. Que juste troublaient les informations que mon Luxembourg-matic bousculait dans mes trompes amorphes, comme pète un cheval, quand l’envie lui prenait de nous raconter le drogué défenestré ou la nuit de Giscard à l’Armée du Salut.

Tu sens bien la calamité de tout ça ? Nous autres, inactifs au milieu de ce luxe inutile ? Sentant l’espoir nous sortir du dedans comme une vilaine chiasse ! Présentant l’honteuse faillite. Le monumental bide. Et le retour au bercail, oreilles et queues basses, sous les quolibets faisandés des aminches si franchement heureux de notre échec. A s’en faire des bleus aux cuisses de trop se les frapper, les bas fumiers !

Et puis, il s’est produit quelque chose.

Un branle-bas. Juste à l’instant que Bérurier, déculotté, amusait la pauvre galerie en allumant les pets de son cassoulet. Il avait baissé les stores électriques en même temps que son futal, bien qu’on voie les flammettes bleues chalumer de son prose. Une pure féerie. Son et lumière sur le cul du Gros ! T’aurais cru un tracé phosphorescent dans la nuit. Spectacle complet : auditif, visuel, odorant. La perfection absolue. Probante. Patente, comme geignent les petits commerçants fiscarisés à moelle.

Rire, on ne pouvait s’empêcher. Mister Gradube en lance-flammes : une pure joie de l’esprit. Un ravissement de l’œil. Du grand art, bien insolite, troublant. On applaudissait à tout rompre quand v’là le mélodique timbre d’entrée qui nous susurre son lamento à quatre notes. Gring gling grang glong ! De toute beauté. Du Beethoven présourdingue ! Mathias a le réflexe. Il bizmute le contacteur d’apparition. Sur un écran se manifeste la silhouette d’un gus qu’était enfin ni le facteur, ni le gonzier des électrocités de France-Navarre.

Pour le coup, on a le guignol qui nous chavire. Le raisin nous escalade la frite ; raz de marée rouge. On a l’apoplexie qui chatoie sur nos fraises.

— Je sens que c’en est un ! bêle Pinuche.

Il a de la chance de sentir quelque chose en dehors des immonderies du Gros ! On aère en catastrophe, dissiper les miasmes. On rappuie le bouton des stores. Les gentes secrétaires se sucrent la gaufre en catastrophe. C’est Claudette qui va ouvrir en démenant de la croupe. Chacun regagne son poste, paré pour la manœuvre. Manque pas un bouton de braguette à la Paris Detective Agency. Pas une pointe du baron. Tout est en place. Les fleurs artificielles du salon d’attente se mettent à sentir bon. C’est une épanouisance générale. La brusque fiesta du gros lot.

Moi, je me rabats dans mon directorial burlingue. Je m’efforce au pédégisme. C’est dur quand t’as pas l’habitude. Faut prendre des mines, des airs, des attitudes. Se trouver la gravité aimable ad hoc. Bien inspirer confiance, mais rester avenant, surtout. Courtoisie française, gestes seizième, prunelle vigilante.

J’attends.

On sonne à ma lourde (tout est en sonneries, ici). J’enclenche le voyant vert annonçant qu’on peut. Claudette se la ramène, le corsage tendu par l’excitation. Certaines grognaces, si t’as remarqué, à la moindre émotion, les voilà qui dilatent de l’avant-scène. Donc, elle entre, précédée de sa poitrine.

— C’en est un ! elle me dit en frissonnant des dents, tellement que cette grande nouvelle la pâme.

Et, emportée par la liesse, elle se précipite contre moi, la menteuse tellement agile qu’elle en semble bifide. Je lui virgule machinalement une paluchette à médius pointé dans l’entregent, pour lui couronner la délirade.

— Quel nom ? je demande.

— Il n’a pas voulu dire.

— T’es sûr que c’est un clille, au moins ?

— Officiel.

— Dans cinq minutes tu l’introduiras.

— Et en attendant ? elle demande, la prunelle à l’horizontale, les cils affolés comme deux papillons autour d’un bec de gaz.

— En attendant, c’est moi qui t’introduis.

La liesse qui me porte au compucteur !

Les effets de la joie sont imprévisibles. T’en as qu’elle fait chialer, d’autres qu’elle fait pisser. Moi, elle me contraint à la tricotine. D’autant qu’avec une partante comme voilà Claudette, hein ? Bon, c’est la carambolette express, sur coin de bureau. On joue à bureau fermé, pas se coincer coquette dans un fâcheux tiroir. L’angle du meuble, déjà, c’est un élément propritiatoire. Il te soutient les joyeuses, t’expose bien facilement la moulanche à mademoiselle. Un vrai gâteau.

Bon, très bien, la Claudette a droit à son petit coup de bigougnot farceur. Ça ne nous prend pas cinq minutes. Le temps que met monsieur à caramboler la soubrette pendant que madame se farde dans la salle de bains. Ensuite on s’opère une remise en fraîcheur rapide dans mon lavabo contigu, et Claudette, sans cesser d’écrire Lolita, avec ses fesses, va me quérir ce premier, cet inoubliable client à marquer de tu vas voir quelle drôle de pierre blanche dans le courant de la suite du chef-d’œuvre que je t’élabore, ô mon Lecteur Somptueux.


Et il entre.

Il est grand, massif, presque beau. La soixantaine. Le poil rêche et blanc, le visage bronzé et égratigné de minuscules rides, si fines qu’elles ressemblent à des traits de plume. Il a les yeux clairs, directs ! On sent un mec qui fut un battant, mais dont l’âge a quelque peu émoussé l’énergie.

Je le salue et lui désigne le fauteuil qui fait face au mien.

Il parle. Avec un accent difficile à déterminer, à la fois guttural et chantant.

— Vous êtes le directeur de Paris Detective ?

— En personne.

L’arrivant regarde autour de lui d’un œil favorablement impressionné.

— Belle installation, complimente-t-il.

— Merci.

— On sent que tout cela est fonctionnel, n’est-ce pas ?

— Cela s’efforce en effet de l’être, monsieur ?…

Il feint de ne pas entendre mon implicite question. Tend le cou pour examiner une aquarelle de Folon accrochée derrière moi.

Je pianote mon bureau pour me calmer les nerfs, leur laisser une petite soupape libérateuse. La perte d’un pucelage, cette visite. Comme il continue de mater l’aquarelle, je murmure.

— C’est un Folon.

— Je ne connais pas, car je viens d’assez loin, mais c’est excellent.

— Et puis c’est très mode, ajouté-je.

Mon visiteur repose sur son fauteuil les quarante centimètres carrés de cul qu’il en avait décollés.

— Vous fûtes de la police… officielle, aux dires de votre plaque ? me demande-t-il.

L’instant du rengorgement est venu. Dans notre job (le nouveau) faut rouler un peu les mécaniques pour s’imposer.

— J’ai été, pendant plus de dix ans, commissaire spécial et je serais devenu le grand patron de la Police Française si celui qui occupe le poste présentement n’avait craint que je sois pressé. Un grave différend nous a opposés[1]. J’ai donné ma démission.

— A l’heure actuelle, vous êtes donc vraiment privé ?

— De bas en haut, cher monsieur… heu… ?

Il est fermement décidé à ne pas se nommer. Et tous mes points suspensifs ou interrogateurs n’y changeront rien.

— Si bien, enchaîne-t-il, que tout ce que je pourrais être amené à vous confier resterait secret, n’importe la gravité de ces confidences ?

— Cela va de soi…

Maintenant, ô Lecteur avisé de mes deux, il convient que je te précise quelque chose qui mérite d’être signalé. Devant moi, sur le bureau de verre, se trouve un calendrier électronique. Soudain, la date qu’il indique s’efface d’enchantement, proposant un petit écran rectangulaire. L’écran ne demeure pas vide longtemps. Des lettres s’y bousculent, s’y alignent, composant des mots.

« Pourquoi diable ne vous dit-il pas son nom, et qu’attendez-vous pour le lui demander ? »

Je pique une noire rognerie. Ainsi, il faut que le Vieux (qui reste en liaison phonique avec l’agence continuellement), vienne me foutre son saumâtre grain de sel d’emblée ! Il tient à établir son autorité occulte d’emblée, pas que je m’envoie à la tête de Paris Detective ! Bougre de sagouin, crocodile, négrier !

— Puis-je savoir votre nom, monsieur ?

— Inutile.

— Manque de confiance ?

Il me regarde gravement. Je lui trouve l’air fatigué. On dirait un vieux mâle qui en a quine de charrier sa vie et qui mourrait volontiers un peu, histoire d’avoir un prétexte pour se reposer.

A cet instant précis, comme on écrit dans les vrais romans policiers qui ont du corps (à la morgue) et le sang sur l’évier, mon bigophone intérieur ronronne. Ça fait le bruit menu et ronflant d’un toton lancé à toute vibure.

Je décroche. C’est Mathias.

— Patron ?

— Hmm ?

— Votre client s’appelle Hans Kimkonssern. Il est allemand et appartenait aux services de contre-espionnage nazis. Il a passé une partie de la guerre à Lisbonne. A la Libération, un tribunal allié l’a condamné à mort par contumace. Il avait eu le temps de s’expatrier en Uruguay et il vit depuis lors à Montevideo sous la fausse identité de Pietro Cavalo.

Je suis soufflé par la fulgurance du Rouquin.

— Chapeau. Tu n’aurais pas l’âge de sa concierge pour le même prix ?

Mathias rigole et raccroche.

Ce petit intermède, ô mon Lecteur de conneries, pour te signaler la couleur de notre boîte. Chaque client, pendant qu’il poireaute au salon, est flashé à son, tu sais quoi ? Insu ! Ses empreintes sont prélevées sur la sonnette de cuivre (toujours astiquée après une visite) et Mathias opère des recherches en catastrophe, vérifie le « papier » de l’arrivant, s’il en a un. Pour notre premier clille, t’avoueras qu’on tombe pile sur un zoizeau rare. C’est bon signe.

Un silence léger comme un duvet de pissenlit dans l’air matinal (ça fait bien dans un livre et ça ne me coûte rien) succède à ma brève communication.

Je croise mes mains énergiques et investigateuses devant moi et me mets à contempler mon vis-à-vis d’un œil nouveau. Il fait, effectivement, très nazi de la belle époque qu’on t’arrachait les burnes pour en faire du savon aux petits Allemands bien propres et que je sais encore des montres en or teutonnes faites avec des dents en or qui broyaient casher.

— Vous venez donc m’exposer un problème délicat, dis-je pour en terminer avec nos préambulades, mais en conservant l’incognito ?

— Exactement.

— Eh bien, je vous écoute.

Il gratte sa chevelure raide comme de la paille à coiffer les si bioutifoules maisons Northwood.

— Je vous préviens que c’est à la fois tragique et rocambolesque.

Je m’abstiens de lui répondre une culterie du style « J’y compte bien », ou « Ce n’est pas fait pour me déplaire ». Pas désarçonner un gus en instance de confidence, que sinon il recroqueville de l’épanchement, se colimaçonne l’élan, comprends-tu, Lecteur Motorisé ? Je le mitonne de la prunelle, l’ami Kimkonssern. L’avantage de connaître un secret que ton terlocuteur croit que tu ignores est incalculable. Depuis l’invention des chiffres romains par Jules César, on n’a rien découvert de plus bandant.

— Vous avez entendu parler de Stéphane Lhurma ? me demande-t-il.

— Le fabricant d’appareils sanitaires ? Concurrent de mes joyeux camarades, les duettistes Jacob et Delafon ?

— Donc, vous connaissez, enregistre l’Allemand.

Je connais, et suis surpris. Qu’est-ce que le fameux équipeur de salles de bains peut bien avoir à faire avec un ancien espion allemand expatrié ? Tu vois, Lecteur Sodomisé, dans mon job, ça reste intéressant non-stop (ou nonne-stop, comme disent les carmélites en vacances) ; t’imagines avoir épuisé le filon scabreux des stupéfiances, mais ça continue de pleuvre. Blasé, pas blasé, faut que tu passes à la moulinette de la surprenance. Un vrai cadeau, tout beurre, ruban doré, poil au paf !

Vu que je silence, il est contraint d’enchaîner, du moment qu’il représente la partie prenante. Quand t’entres dans un magasin, c’est pas à la vendeuse de causer en premier, mais à ta pomme.

— Stéphane est un vieil ami. Nous fûmes condisciples, jadis, en Suisse, au Rosay.

— Ça crée des liens, veux-je bien convenir, manière d’ouatiner son entonnoir à confidences.

— J’ai vécu longtemps à l’étranger.

Il toussote. Son regard couleur d’huîtres des mers du Sud se détourne de ma personne malgré la force attractive qui la caractérise.

— Stéphane Lhurma a fait récemment un voyage en Am… au pays que j’habite et le hasard a voulu que nous nous rencontrions dans un restaurant. Quelle émotion ! Nous sommes tombés dans les bras l’un de l’autre. Bien entendu, mon ami m’a raconté sa vie. Plutôt sinistre malgré sa réussite sociale. Il est veuf, et son unique enfant s’est tué dans un accident. Lhurma m’a invité en France, j’ai accepté.

Il est bizarre, l’accent de Hans Kimkonssern. Voilà un pèlerin qui parle parfaitement le français. Au début il devait avoir l’accent germain, mais à vivre dans un pays espagnolisant, celui-ci s’est assoupli, arrondi. L’érosion latine l’a poli.

— J’ai débarqué chez Stéphane voici quatre jours. Il habite une confortable maison de La Celle-Saint-Cloud. Toutefois, cette propriété n’est pas en rapport avec sa situation. C’est une demeure « Ile-de-France », de six pièces, qu’une seule domestique suffit à entretenir. La vieille maison de famille, si vous voyez ? D’ailleurs, mon ami y est né.

Kimkonssern raconte bien. Campe doucement la situation, plante le décor. Maintenant, il va pouvoir éjaculer sa petite historiette.

— J’ai passé trois jours de vraie détente en compagnie de mon vieux camarade. Nous étions restés trente-cinq ans sans nous voir et nous avions pas mal de choses à nous raconter… Et puis, hier après-midi, mon ami a dû s’absenter, appelé à Amsterdam pour ses affaires.

Hans Kimkonssern soupire et son regard blanchit un peu plus mieux.

— En fin d’après-midi, alors que je lisais des illustrés sur la terrasse, un scotch à portée de la main, on a sonné à la grille. La bonne a introduit une superbe fille, rousse aux yeux verts, habillée de façon un peu tapageuse. Elle m’a dit qu’elle se prénommait Julie et qu’elle représentait une « petite surprise pour moi » dépêchée par mon ami Lhurma. Il m’a fallu un moment pour comprendre et j’ai dû avoir l’air stupide. En fait, cette personne appartenait à une maison spécialisée dans la galanterie de luxe, et ce sacré Stéphane l’avait « commandée » à mon intention, pour distraire ma solitude pendant son absence, car je lui avais précisé que mes appétits sexuels restaient grands malgré mon âge.

— Délicate attention, fais-je, vous possédez des amis exquis, cher monsieur.

Il a un piètre sourire.

— Il n’empêche que ce genre de présent est quelque peu embarrassant. Non pas que je dédaigne le beau sexe, mais enfin, quand une fille vient se proposer de but en blanc, cela désoriente, n’est-ce pas ?

— Un moment de honte est vite passé, récité-je, en parfait Français moyen disposant d’un solide stock de lieux communs légués par ses aïeux.

Kimkonssern a une moue précieuse.

— La ravissante Julie a su, évidemment, me faire surmonter mon désarroi. Nous avons commencé par bavarder, en amis, ensuite ç’a été le dîner aux chandelles et, mon Dieu, les choses ont pris la tournure qu’elles devaient prendre.

— C’était chouette ? demandé-je étourdiment.

Sur le cadran de mon calendrier électronique, une phrase rageuse déferle :

« Surveillez votre langage, San-Antonio ! »

Le vieux Croqueminouche qui joue les pions ! Je pressens que ça ne va pas faire long avant que je flanque notre relais en rideau.

— Une grande technicienne, me répond l’Allemand, non formalisé. J’ai passé une nuit de grande qualité.

Bon, je catimine un chouille pour te livrer ma façon de penser, ô Lecteur Variqueux. Je sens venir la chute de l’aventure comme une garde-barrière cardiaque sent venir le Mistral pendant qu’elle compte ses gouttes de digitaline. A mon avis, la bath rouquine a engourdi l’artiche de Hans Kimkonssern, plus quelques bibelots précieux à son hôte. Vu sa situation en porte à faux, l’ancien nazi ne peut porter le suif, alors il vient me gilet-pleurer pour que je retrouve en loucedé sa pétroleuse. Décidément, j’ai eu tort de bandocher trop vite. En fait, mon premier client en qualité de « private » ne représente qu’une affaire vomique et merdouillarde. C’est fretaille, galoupe mineure, entourloupe touristique. Hübsch Mademoiselle, Gross Pariss, arnaquemitch, schön pigeon !

Y a pas suffi que je précise sur ma bathouze plaque que la Paris Detective Agency s’occupe pas des cornards. Reste tout de même les délits glandeux à détourner de ma tour de contrôle.

— Et alors ? exhalé-je dans un soupir déjà consterné.

L’Allemand accroche les deux trous bleus de ses yeux à mon regard proéminent de mépris, comme l’écrivait Alfred Proust dans « La Trouvaille du Temps Gagné » qui lui valut, je crois bon de le rappeler, le Prix Goncourt avec palme et une boîte de biscuits nantais.

— Alors ? répète Kimkonssern.

— Oui, alors ?

— Alors ce matin, tandis que je dormais, le téléphone a sonné. Le directeur de l’hôtel Van de Schishoon d’Amsterdam nous informait du décès de mon cher Stéphane Lhurma dans son établissement. Crise cardiaque au milieu de la nuit. Il a eu un malaise, il a sonné, mais quand le garçon d’étage s’est présenté, il était déjà mort, et le docteur appelé d’urgence npu que constater le décès.

Tiens : on bifurque. Ce n’est pas la fin que je prévoyais.

— Sale histoire, conviens-je en plaçant dans l’intonation tout ce que je peux trouver de volontiers.

— Hélas, cela n’est pratiquement rien en comparaison de la suite, ajoute mon visiteur.

Pour le coup, j’en ouvre un clap grand commak. Tu dirais un pélican qui voudrait gober le général Amin Dada.

— Disez ! Disez vite ! je lui supplie.

— Abasourdi par ce que je viens d’apprendre, je me tourne vers Julie, car elle avait partagé ma couche également pour dormir. Elle dormait sur le côté. Je l’appelle, mais elle ne répond pas. Je la secoue. Et alors je m’aperçois qu’elle est morte. Elle a la gorge tranchée et elle s’est vidée de son sang. Celui-ci avait traversé toute l’épaisseur du matelas et du sommier et formait une immense tache noire sur la moquette.

Là-dessus, Hans Kimkonssern se tait.

Il peut !

Je gamberge.

J’ai de quoi !

Bon, c’est à bibi de jacter, non ?

Faut !

Je cherche quelque chose de fulminamment pertinent à énoncer. Du senti, moulé bronze.

Je trouve.

— Vous avez le sommeil lourd ! je lui fais comme ça.

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