Quand tu amènes des inconnus chez toi, à l’improviste, tu aimes bien que la maison soit en ordre, le ménage bien fait.
Bon. Alors ‘magine ce que peut ressentir un honnête citoyen de ma trempe, bien élevé au lait Guigoz, culottes Bateau changées deux fois par jour, avec des mouchoirs sans cesse renouvelés en période de rhume de cerveau, lorsqu’il déboule dans des bureaux ultra-chics-modernes-fonctionnels-et-bada-boumes pour y trouver ses plus valeureux, ses plus chers, ses plus considérables collaborateurs dans la tenue que je vais avoir l’avantage et le déshonneur de te décrire brièvement, mais avec mon sens du raccourci, tu crains pas de laisser passer de l’essentiel.
Ces deux messieurs jouent aux brèmes en compagnie d’une déluronne de vingt-cinq carats tout juste, pas laubée, mais sympa. Elle est grande, maigre, pâle, avec de longs cheveux châtain-roux liés en queue de bourrin. Un regard de souris bordé de ciels farineux, et une grande bouche sans lèvres, d’une extrême mobilité, qui chavire de gauche et de droite, au gré de la pensée, dont elle est l’extériorisation. Près d’elle, je te signale Pinuche, privé de ses godasses, de son pantalon, de son veston, de sa chemise. Bien ravissant, avec son calcif long, ses chaussettes à fixe-chaussettes de teinte mauve fané, son maillot de corps qui découvre un thorax osseux de poulet étique et des bras misérables, fripés de peau, comme l’écrivait la comtesse de Ségur dans le « Général Boulgamine », et sa cravate isolée à son cou en manche de marteau.
Béru complète le trio. Ses pertes au strip-poker ont été plus sévères. Lui, c’est bien simple : il ne lui reste plus que son veston. Mais alors, rien que. Uniquement que. Un tas de hardes s’amoncelle au soi. Dont un pucierman ne voudrait pas pour un empire, et un éboueur non plus.
Ma confusion de subordination, madoué, devant un tel spectacle ! A cause de Laura, tu comprends, Lecteur Interlope ? Amener une nana toute fraîche cueillie dans son antre pour lui découvrir un tel spectacle, voilà qui te dévisse le couvercle ! Tu mollotes du badoufle, aussi sûr que con et con font toi !
Pinuche, confus, se lève, ce qui — son caleçon à manches longues béant de l’avant —, nous démasque une espèce de mollusque fossilisé, de l’époque tertiaire (au fait, y avait des mollusques, en ce temps-là, toi qu’as connu ?) sur un coussinet de poils gris, tristes comme un portrait en pied de la reine d’Angleterre.
— Veuillez excuser notre tenue, gazouille-t-il à Laura. Cette jeune personne (il désigne la soubrette), pour tromper l’attente, nous initiait aux Joies de la belote-poker, jeu auquel elle excelle…
— Si bien que tu nous plumes comme des poulets, rigole Béru qui fait de l’esprit sans le savoir, comme Monsieur Machin, etc., etc.
Il se dresse à son tour. En ce dont il le concerne, ses appliques d’origine, crois-moi, c’est pas de la plaisanterie. Il se trimbale le gourdin Tarzan, le Gros. Même au repos, son goumi garde des proportions désobligeantes pour au moins les onze dixièmes des mortels.
— Tiens, la sauteuse du Bar Aka ! continue l’Intarissable, en avisant Laura ! visage entrevu…
Je sévis.
— Rhabillez-vous, bande de branques ignobles ! Infâmes sous-produits d’une espèce qui s’étiole ! Reliquat d’une humanité dégénérée ! Vils aboutissements de singes tombés de leur arbre et qui se sont mal reçus !
Mon Papouf ne s’émeut pas.
— Ecoutez-le dégoiser, blague-t-il. Les sargasses, il est fortiche. Un de ces quatre, moi aussi je vas préparer des mots soignés pour y appliquer la loi du tabellion !
Pinaudère me montre la rate au visage triangulaire.
— Permets-moi de te présenter Ninon Lanclôt, l’exquise soubrette de Stéphane Lhurma.
La greluse me frime d’un œil glacial.
— C’est vous qu’on m’oblige d’attendre depuis des éternités ?
— Il paraît.
— Bon, alors déballez-moi votre marchandise, j’en ai ma claque de jouer les G.O. avec vos deux apôtres. Je devrais rentrer à la maison, prendre mon service. Monsieur plaisante pas avec l’horaire, si par hasard il est de retour, je vais m’entendre sonner les cloches. Avec ça que j’aurai passé une partie de mon jour de congé à beloter en compagnie de deux crêpes, merde !
Bérurier, vexé, l’alpague par une aile.
— Hé, mollo, gosse, joue pas les dessalées, ça fait morue. D’ici que la crêpe t’envoye une tarte, y a pas la distance de Lille-Nice !
— Je vais vous demander d’attendre encore un instant, mademoiselle, coupé-je avec une froideur qui déguiserait un feu de bûches en sorbet.
Et j’entraîne Laura, ébauhie, vers l’appartement clandestin de Hans Kimkonssern.
Nous n’y pénétrons pas. Il suffit d’ôter trois dossiers d’un rayon et de faire coulisser un volet pour avoir une vue d’ensemble de la chambre.
L’Allemand est assis dans un fauteuil, face à nous, les jambes croisées. Il lit distraitement une revue. N’a guère l’air heureux de vivre. Deux plis barrent en permanence son front, et une moue écœurée tord ses lèvres.
— Vous connaissez cet homme, Laura ?
Elle regarde.
— Non.
— Vous êtes certaine de ne l’avoir jamais vu en compagnie de Julie ?
— Certaine. Il m’est totalement inconnu. De qui s’agit-il ?
Que veux-tu que je lui réponde ?
Je m’en tire par un geste évasif.
— Bon, si je puis me permettre de vous dire ça, après ce qui s’est passé : je n’ai plus besoin de vous pour aujourd’hui. Vous ne m’en voudrez pas de ne pas vous raccompagner, mais vous l’avez vu, on m’attend.
Elle a un acquiescement un peu triste. Une fois à la porte, elle s’arrête et demande, sans me regarder :
— On se reverra ?
— J’espère bien.
Je pose un baiser dans son écrin à baisers. Il y fait très bel effet. On échange une œillade mouillante, prometteuse, croulante de lendemains qui devraient chanter.
Mathias, dans son labo, c’est une flamme dans son flambeau. Il brille autant, d’une lumière tranquille, protégée.
Il est en train de s’énucléer sur un microscope grand comme un percolateur de brasserie.
Moi, par moments, j’essaie de mater aussi dans l’œilleton de son bigntz. Zobanche ! Ça reste brouillardeux. Je ne peux rien déceler que des fantasmagories laiteuses de lentilles déréglées, avec, ci de là, des éclats qu’on prend pour une amorce de chose grossie, mais qui s’anéantissent.
— C’est beau, ce que tu vois là-dedans, Rouillé ?
— C’est beau, mais c’est triste, patron.
— Que regardes-tu ?
— Des brins de feutre laissés par les fameux chaussons portés par les assassins.
— Ils ne t’enseignent rien ?
— Pas grand-chose. Il semblerait pourtant que ce soit des chaussons qu’on enfile avant de chausser d’énormes sabots bretons, comme les pêcheurs en utilisent.
Je dépose la cassette devant lui.
— Qu’est-ce que c’est, patron ?
— J’ai besoin d’une expertise éclair. Entre Sambre et Meuse et la Marseillaise, tu entendras une voix d’homme. Elle ne profère qu’une phrase très banale. J’aimerais être assuré que cette voix est bien celle de Kimkonssern, possible ?
— Facile.
— Avec quel pourcentage de certitude ?
— A peu près cent pour cent, ça vous convient ?