Le Bar Aka (y a une astuce dans l’enseigne) avoisine les Champs-Zé. Rue Agénor de la Cramouille, au 18, juste à côté du teinturier, tu peux pas te gourer. Ce qui le caractérise, c’est son côté feutré. Les vitres de sa devanture sont en bois, ce qui, tu dois bien le comprendre, ô Lecteur Abscons, ne facilite pas l’ensoleillement intérieur.
Au moment où je vais pousser la porte, Sa Majesté Béru Ier, roi incontesté des cocus de France et de Navarre, pose trois kilogrammes de main sur mon avant-bras et demande :
— Qu’est-ce on vient glander là ?
Je sors d’une poche la pochette d’aloufs réclame qu’il a dénichée devant la fenêtre de Kimkonssern.
— Français, vous avez la mémoire courte ! lui dis-je.
« Bar Aka, 18, rue Agénor de la Cramouille, Paris 8e. » C’est écrit en caractères un tantisoit mauresques.
Il secoue le récipient de dix litres qui lui sert de tête et m’entre sur les talons.
L’endroit est confidentiel. Rancard pour amoureux. Ya du reste broutage de mufles dans un coin retiré de la petite salle. Au rade, deux messieurs qui ne doivent pas redouter les affres du chômage jouent aux dés sans parler, sous le regard morne d’une fille pas plus locdue que ta femme mais qui doit mieux baiser. On n’entend que le bruit des bobs s’entrechoquant sur la piste feutrée. Les flambeurs nous accordent une œillade retapisseuse. Ils enregistrent notre curriculum sans allégresse et continuent leur partie. Mais je te fous mon bif qu’ils n’en recommenceront pas une autre et qu’ils décarreront sobrement après celle-ci.
On va se jucher sur des tabourets, non loin d’eux. Béru commande un pastaga et moi un Irish-Coca. Ensuite, silence. Dans le fond, le couple d’amoureux : un vieux kroumir déplumé et une friponne de vingt piges recommencent de s’entrelanguer ; lui en espérant goder, elle en se retenant de dégueuler. C’est la vie. La barmaid me guigne du coin de la prunelle, semblant, tu m’excuseras, mon Lecteur Hypospade, me trouver fort et fort à son goût. J’ai un bref moment de méditation sur l’aspect souvent incohérent de notre profession qui nous oblige à vivre des instants creux, comme celui-ci. Il est normal que j’y vienne, puisque, apparemment, les meurtriers de La Celle-Saint-Cloud fréquentent ce bar équivoque. Mais que puis-je y faire de positif ? Interroger la nana du rade ? Lui demander la liste de ses habitués ? Tu parles qu’elle me poufferait au nez.
Comme prévu, les deux rouleurs de dés abandonnent la piste verte. Ils jettent un bif sur le zinc et s’en vont sans même terminer leurs goduches, avec des airs affairés de gars qui se rappellent brusquement qu’ils ont rendez-vous chez leur notaire.
Le Gros me genouille du genou.
— Bon ? demande-t-il.
Il déteste l’inaction, Pépère. Lui faut sans cesse aller de l’avant.
Je téléphone un sourire irrésistible à la gonzesse plantée derrière le comptoir de faux acajou.
— C’est sympa, chez vous, dis-je.
Elle a un court haussement d’épaules.
Curieux comme dans certains endroits, les gens sont peu bavards. Comme si la moindre de leurs paroles pouvait se retourner contre eux, les trahir, les réduire… Comme si le bruit même de leur voix risquait d’actionner un détonateur.
— Vous devez marcher à l’apéro du soir, surtout, non ? je continue.
— Plutôt, admet la préposée.
— Pourquoi Bar Aka, le taulier est originaire d’Afrique du Nord ?
— Je ne crois pas…
— Vous ne le connaissez pas ?
— A peine, je suis nouvelle.
Pour l’accoucher, celle-là, tu peux d’emblée envisager la césarienne. Avec elle, c’est motus et va te faire mettre ! Elle me visionne avec moins d’agrément depuis que je lui parle. Elle me préférait beau et silencieux, que beau et causant.
Sans me décourager, je lui vote mon regard le plus langoureux. Un solo de violon à lui tout seul. Il ferait mouiller une paire de béquilles. Elle le subit sans flancher.
A cet instant, la porte s’ouvre. Quelqu’un va pour entrer, mais se ravise et referme précipitamment.
— Attends-moi ! crié-je à mister Dunœud en m’élançant.
Les Champs-Zé sont tumultueux, mais tu remarqueras que les petites artères d’alentour sont peinardes. Comme par réaction. La rue Agénor de la Cramouille est la plus quiète de toutes. Peu de commerces, des immeubles cossus, s’il n’y avait le va-et-vient des tomobilistes en mal de place où remiser leurs caisses, on croirait tous les jours que c’est dimanche. Une fois par semaine, il arrive que ce soit dimanche, alors on s’imagine presque en province.
Je mate droite gauche. Je fonce à gauche. Il était temps. Une seconde de plus et je n’aurais su pour quelle direction opter.
Le sprint des grandes performances ! En moins de pas longtemps, j’ai moi aussi obliqué dans la rue Henri-Tachan. La môme trace en direction d’une station de bahuts où un taxi, par miracle, est rangé. Je force l’allure et la rejoins au moment où elle mettait la patte sur la poignée.
— Laissez-moi ! hurle-t-elle, comme je la cueille par une aile.
Et au chauffeur :
— Aidez-moi, ce satyre fait rien que m’embêter !
Le driveur est un petit vioque à béret-mégot et Loulou poméranien dormeur sur le siège à côté. Pas partant pour les interventions chevaleresques. L’héroïsme, il a donné sa part en quatorzedixhuit. Depuis, il se garde pour lui.
— Allons, allons, morigène-t-il, faut pas se chamailler…
J’ouvre la portière arrière, sans lâcher la môme de ma poigne d’airain. L’oblige à prendre place et m’assois à son côté.
Le crabe du volant est emmouscaillé. Il aimerait qu’on faille faire ça plus loin.
— Champs-Elysées ! lui lancé-je.
— Mais on y est presque !
— J’ai des cors aux pieds, allez, filez, l’ancêtre, vous aurez un pourliche en rapport.
Apaisé, il démarre.
La gonzesse a cessé de rétiver.
— Qu’est-ce qui vous permet de m’emballer ? bafouille-t-elle, j’ai rien fait de mal.
— Je te dis pas le contraire, ma petite Maud.
— Ben alors, de quel droit…
— Ça y est, les grands mots, tout de suite : « le droit » ! Merde, on peut bavarder sans avoir besoin d’un avocat, non ?
— Je suis pressée.
— Penses-tu.
— Je vous jure.
— T’avais un rendez-vous ?
— Oui.
— Au Bar Aka ?
— Heu… oui.
— Avec qui ?
— Un client.
— Tu fais des extras ?
— Y a des michetons qui n’aiment pas venir chez Angèle.
— T’auras un peu de retard, voilà tout. Pourquoi as-tu fait demi-tour ? Parce que tu nous as aperçus ?
— Dites, je vais tout de même pas passer ma vie avec vous ! En vous apercevant, je me suis dit : « Mince, encore eux ! » et sans réfléchir j’ai fait demi-tour… C’est humain, non ?
— En effet, conviens-je, c’est humain. Et que je te coure après aussi, non ?