— Prends le volant, Gros.
— Tu me laisses conduire ta tire ? bée Béru. V’là qui me cisaille venant de la part de toi-même.
— Je compte sur toi pour la driver mollo.
— Un velours, je te la vas manœuvrer comme si ça serait ma Berthy quand elle a ses langueurs.
On décarre.
— Tourne à droite.
— Mais c’est pas la bonne route !
— Tu vireras encore deux fois à droite et tu te retrouveras dans la bonne direction. Parvenu à la hauteur d’une impasse que je vais te signaler, tu ralentiras et je sauterai de bagnole. Ensuite tu fonceras en direction de l’agence où vous m’attendrez.
Le père Pinuche renifle des prémices.
— Que se passe-t-il, mon petit ? Tu es tout songeur depuis ce coup de téléphone de Claudette ?
— J’aimerais vérifier quelque chose. Vous cassez pas le dargif.
Sa Majesté conduit ma pompe comme un écolier écrit pour la première fois avec un stylo à plume or 18 carats : en gaffant bien aux taches.
Parvenu au niveau de l’impasse précitée, le Dodu file un coup de râpe, je fonce hors de ma chignole et vais me réfugier dans l’obscurité. Mes archers reprennent leur vitesse de croisière. J’attends un moment, rien ne se passe. Le quartier est peinard. T’entends confusément les téloches. Le ronflement des bagnoles, dans la principale artère. Sinon t’as que la lune qui dérive là-haut, dans ses nuages, sans faire beaucoup de bruit.
Je gagne le fond de l’impasse. Elle est fermée par un vieux portail de bois qu’il m’est un jeu d’ouvrir. Me voici dans l’univers d’un garagiste encombré de bagnoles meurtries, perdant leurs légumes en abondance. Ça sent l’huile, la soudure et d’autres trucs plus subtils, chimiques… Je franchis cette zone perfide, riche en ferrailles traîtresses et me retrouve devant une palissade branlante. L’escalader est un jeu d’enfant de troupe pour le gymnaste averti que tu me sais être.
Un jardin. L’un des derniers potagers du coin. Miséreux. Des choux étiques, des poireaux jaunes. Ces végétaux étouffent entre les nouveaux immeubles qui leur bectent le soleil. Après le jardin, un mur récent qui délimite l’aire de jeu d’une grande bâtisse-clapier. Il me suffit à présent de contourner cette hachélème, pour me retrouver derrière chez nous. J’aperçois le toit de notre pavillon. Au milieu de ces falaises, il est tout mignard, notre logis, à m’man et moi. Un îlot perdu. Le clair de lune attend son ami Pierrot sur les tuiles mécaniques de notre toit. Il fait de]’œil à un vasistas. Je prends mon élan pour escalader le mur. Rétablissement. Rotation des miches sur le faîte rugueux. Et poum, j’atterris dans notre bordure d’œillets. Aussitôt, je retrouve mon ambiance familière, l’odeur de notre propriété. Son calme de presbytère, ses ombres nocturnes, la tonnelle, le petit bassin dont j’ai colmaté les fissures pour qu’il ne perde plus l’eau, et dans lequel tritonnent deux poissons rouges dont l’un est presque blanc. Nouveau, les poissecailles. Une folie pour le gars Antoine qui vient leur virguler du pain, chaque morningue.
J’approche de la fenêtre éclairée. A travers les rideaux, j’avise ma vieille, occupée à desservir. Elle a branché la téloche, mais ne la regarde pas. Et comme elle a coupé le son pour ne pas risquer de réveiller le mougingue, c’est à se demander à quoi lui sert notre poste couleur. Note que ça crée une présence, ces bouilles entr’aperçues par instants, et qui débitent des choses non perceptibles avec des mines sentencieuses. C’est l’heure de la bavasse sur les chaînes. Le moment que des messieurs hautement qualifiés viennent s’apporter des contradictions mutuelles en ayant l’impression de sauver le monde.
Il ne fait pas très chaud, en tout cas ça reste supportable, cette température. Je vais m’asseoir sous les arceaux de la tonnelle. Il y a un vieux banc que j’ai la flemme de repeindre et qui se barre en sucette sous les pétales des roses, quand y a des roses. Pour l’instant tout grognon de l’hiver, le rosier pompon se refait une santé.
Je m’assieds sur le banc. Les immeubles d’alentour, si imminents, si formidables, ressemblent à des espèces de voies lactées verticales. Je me nourris pas d’illuses. Un jour l’autre, il va sauter, notre pavillon. Il n’a plus sa place dans ce déferlement de béton armé. On nous contraindra de le vendre pour le remplacer par l’une de ces charogneries à empiler les mecs. On ira où, m’man et moi ? Une autre banlieue, plus lointaine ? Je me demande. Dans le fond, vaut p’t’être mieux jouer le jeu et s’installer dans une tour à la con, voir venir… On entendra baiser les voisins, on profitera de leur électrophone. Qu’est-ce que tu veux : l’homme s’envahit. Il n’a pas su se protéger de lui-même. Et maintenant, bernique, il s’est eu, le tordu !
Je tressaille en entendant surgir, puis cesser un ronflement de voiture, pile devant chez nous. Une clarté s’éteint. Un moment de silence. Puis une portière s’ouvre, sans bruit. Ça chuchote très bas. Mon guignol cabriole. Dis, il a du tarin, le grand Sana, ou merde ? Un grand contentement souverain me remplit à ras bord. Le bonheur chaud du triomphe. La volupté d’avoir vu juste, là où personne ne pensait seulement à regarder.
J’entends de légers cliquetis. Les arrivants bricolent la serrure de la grille. Ils n’auront pas grand mal à lui faire déposer son bilan, car elle est d’une simplicité ahurissante. Fectivement, les gonds gémissent. Je ratatine sur mon banc, regardant de tous mes beaux châsses. Deux gonziers se pointent, l’un suivant l’autre. Ils ont des impers sombres et des bas sur la tronche. J’ai déjà la crosse gaufrée de mon ami Tutues dans le creux de ma main droite. Une froide détermination m’habite (occulte). S’ils tentent quoi que ce soit de violent contre ma Félicette, je les plombe.
Le premier a déjà escaladé le perron. Agenouillé devant notre lourde, il s’attaque à plus forte partie, car j’ai fait équiper la porte de deux serrures de sécurité.
— Dur ? chuchote le second, immobile derrière son compagnon.
Acquiescement du serrurier de service.
— On devrait passer par une fenêtre.
Bon, violation de domicile avec effraction, je peux me permettre de déclencher les hostilités, j’ai le bon droit, la loi, ma conscience et le Bon Dieu pour moi, non ?
Je m’avance sur la pointe des pieds.
— Attrapez les nuages, les gars ! aboyé-je sèchement.
Rarement, j’ai assisté à une réaction aussi prompte. L’élément de surprise ? Tiens, fume ! L’homme debout, qui couvrait le boulot de son pote, se retourne en tirant déjà. T’entends bien, dis, Lecteur Ajourné ? Il tire avant de m’avoir vu. Un super-ultra-rapide. Et quelle maîtrise. Je reconnais le crépitement chuintant des bastos virgulées à travers l’entonnoir d’un silencieux. Je reçois des chocs à l’épaule gauche. Merde, touché ! La rogne m’enfole. A mon tour de zigougner. Mon chargeur y passe. Et il fait du bruit, lui. C’est de la pétoire ratégorique. De l’outil qu’a pas de temps à perdre. Le défourailleur pousse une exclamation, comme un qui vient de rater son dur, et il tombe, le nez en avant du perron. Son petit camarade reste agenouillé contre la porte. Qu’est-ce qu’il maquille ? Il cherche sa seringue personnelle ou son carnet de rendez-vous ?
— Les mains en l’air, salope, ou je farcis !
Me faut le temps de remplacer mon chargeur vide. J’opère au plus juste, mais mon épaule gauche me fait mal. L’autre ne bronche toujours pas. A cet instant, m’man, alertée, débouche. Le bricoleur de serrure lui choit sur les pantoufles. Dans la lumière de notre entrée, je peux vérifier qu’il a pris une bastos en pleine nuque. Ça lui a entrouvert le couvercle.
— N’aie pas peur, m’man, je suis là !
Dans ces cas-là, tu agis sans bien savoir, en tout cas, sans penser. Tu t’en remets à ton instinct. C’est lui qui travaille à temps complet. Lui qui assume.
Je regarde les deux bonshommes. Le serrurier est mort. L’autre ne mérite même pas le jeton de téléphone pour appeler un toubib. Je shoote néanmoins dans son pétard, pour des fois où il se piquerait un brin de résurrection, et je me mets à cavaler en direction de la grille. Comme je l’atteins, la voiture démarre. Une bagnole blanche, 404. Tous feux éteints. Impossible de lire son numéro, non plus que de voir le conducteur. Par acquit de conscience je lui sers quatre prunes dont je perçois l’impact sur la carrosserie. Et puis c’est le silence. Il est de très courte durée, car les fenêtres commencent à s’ouvrir un peu çà et là. Des voix angoissées s’interpellent, posent des questions. Et merde, les mouches !
Je cours à Félicie.
Dans les grandes circonstances, elle est à la hauteur, ma vieille. La digne maman au Santonio joli, espère. Elle s’est accroupie auprès du fusilleur et palpe sa poitrine.
— Mon chéri, as-tu été touché ?
— Quelques égratignures à l’épaule.
— Alors viens vite. Il n’y a plus rien à faire pour ce garçon, je crains bien qu’il soit mort.
Tu vois le style à m’man, l’artiste ? Pas de cris, de Seigneur-Jésus-Mon-Dieu-Sainte-Vierge. Pas de questions superflues. Pas de « au secours ». Sang-froid, dignité… Une vraie guerrière, la Félicie.
J’insiste pour téléphoner à Police-Secours. Les voisins ne vont pas tarder à se la radiner et si les bourdilles ne nous protègent pas, on va avoir droit à la visite charognarde de ces messieurs-dames.
Je préviens les archers de garde et me débloque du torse. Bien ce que je pensais : trois prunes m’ont entamé la viandasse. Rien de moche : de sérieuses estafilades bien groupées au-dessus de la clavicule. Pour un zig qui défouraillait à la volée, tu parles d’une performance. M’man étanche mon sang, me fait dégorger les plaies à l’alcool à 90°.
— Il va falloir appeler le docteur pour qu’il te fasse une piqûre antitétanique. Tu as eu une chance folle, quelques centimètres plus bas…