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La surprise est toujours découpée à l’emporte-pièce. Tu te consacres à elle comme à la souffrance lorsque celle-ci est vive. Le moyen de faire autrement ? Passer l’outre ? On joue Berniqua !

Là, je te l’assaisonne de questions pressantes, Gertrudette, tout en ayant dans mon collimateur secret cette notion que quelque chose de bizarre se prépare. C’est trop fort, faut que je sache ! Alors, pour savoir, je demande. Et comme je demande, elle répond ; c’est cul, mais faut efder, non ?

Il résulte de cette pressante converse qu’elle est donc la fille unique de Kimkonssern. Elle est née sous les bombes russo-américaines, la douce enfant, pendant que l’Allemagne pantelante, naninanère… Sa mère fut tuée dans un bombardement. Son père réussit à s’enfuir et la confia avant de disparaître à sa belle-sœur, la première épouse d’Albrecht. Lorsqu’elle eut six ou sept ans, elle se souvient plus l’an juste de la chose, Karl lui dit que ses parents étaient morts et elle n’eut jamais de nouvelles de son père.

Sombre histoire, hé ? Triste histoire, toute pareille à un feuilleton du siècle dernier. T’as qu’à remplacer la guerre de 39 par celle de 70 et tu crois y être.

J’hésite à lui révéler la vérité. N’est-il pas cruel d’apprendre à une fille que son père qu’elle croyait mort depuis trente piges vient de décéder le jour même seulement, à quelques centaines de mètres de chez elle, et d’horrible façon ? Tu le ferais, toi, dis, mon Lecteur Désagrégé ? Oui ? Ben t’es une vraie lope. Moi, avec mon tempérament généreux, je m’en abstiens. Et au reste, comme disait Oreste, quand sa maman lui disait. « Oh, reste ! » je le voudrais que ne le pourrais, à ce point que les choses se précipitent.

Un coup de sonnette vient de retentir. Qui nous met en état d’alerte générale. Je me dis : « Sont-ce les poulets, ou autre chose ? »

Mais ce qui m’ébourlingue, c’est l’attitude à Maud. Elle secoue la tête en faisant comme ça : « Non ! Non ! Non ! » Je la devine au bord des hurlances. Alors je lui tire un taquet au menton, pas violent, mais très sec. Tu m’objecteras qu’une dame, ça ne se fait pas de la traiter ainsi, je te répondrai, moi, que tes objections, je me les enfonce loin dans le fouinozoff et que j’agis à ma guise, comme disait Henri III à propos du duc.

La gosseline chavire et part en vapes.

Gertrude s’est dressée. Elle attend mes directives. Le Gros s’apprête à parler, donc à proférer une connerie. Je place mon index verticalement devant cette bouche qui a fait vibrer tant de femmes. Je me déchausse et m’approche de l’Iscariote pour mater le paysage par la minuscule loupe. Le palier est presque désert, si l’on excepte un télégraphiste qui sifflote entre ses dents. Et pourquoi l’excepterions-nous ? C’est un individu qu’a le droit de vote et des chaudes-pisses comme toi et moi, non ? Il s’évente la sifflouille à l’aide d’un petit bleu, sans doute destiné à la fraîche veuvette.

Comme je ne remue toujours pas, il émet un bâillement qui met son pharynx à portée de vue, puis, soudain impatienté, presse le bouton de la sonnette à plusieurs reprises.

J’ouvre la lourde, sans ôter la chaîne de sécurité.

— Un télégramme en urgent ! annonce le petit bonhomme.

— Très bien, donnez.

Et j’avance ma main pour capter le message.

Ah ! mon pauvre bonhomme, que n’ai-je pas fait là ! Ce qui m’arrive, ma tatan Louise ! Tu parles d’une opération bien menée. Je mettrai le restant de mes jours à mâcher de la graine d’amertume, de m’être laissé fabriquer de la sorte ! Cela dit, il risque de ne pas être trop encombrant, le restant de mes jours. Figure-toi, Saucisse, que le télégraphiste me biche le poignet avec une promptitude inouïe et me tire à lui violemment. Happé, déséquilibré, je me pète le mufle contre le chambranle. J’en vois trente-six chandelles, et p’t-être même trente-huit, car j’ai compté trop rapidement.

Pas le temps de réagir. On me repousse en arrière pour tendre la chaînette de sûreté. Les mâchoires d’une énorme pince s’insinuent par l’ouverture. Criiiiic ! Voilà qui est fait, la chaîne est sectionnée. Fin de section ! Le tout, franchement, pas le temps de compter jusqu’à trois. Des épaules vigoureuses me propulsent. Je valdingue, les quatre sabots en l’air.

— Attention ! ai-je juste le temps de hurler.

Les veaux vicieux qui s’étaient planqués dans l’escadrin, pendant que le faux télégraphiste endormait ma méfiance entrent en trombe. Ils sont trois, masqués de bas. Je dérouille une grêle de coups de latte qui m’assaisonnent. Ma blessure ! A bout portant. Horrible. J’en vomis de douleur. Ne perds pas complètement conscience, mais deviens bon à nibe… Ramolli, quetsché, fini. La loque. L’amère loque ! Good laque to you (je te l’ai déjà servi, je sais, mais avec de la laque, çui-là est plus pur).

Les envahisseurs se précipitent dans l’appartement. Alors là, mon lapinet, là, oui, tu peux dire qu’on assiste à du sacré carnage. Le carnagie-hall, c’est le cas d’y dire ! Moi, des démonstrations pareilles, je salue bien bas. Je me dis que Béru, dans les cas désespérés, on peut lui faire appel. Le nommer gouverneur de la confrérie des canardiers d’élite. Son esprit de décision. La vivacité de ses réactions. Chapeau. Le temps que les gonzemen me terrassent, il a éteint le salon, dégainé son arquebuse de bénédictin, s’est jeté à genoux, les deux mains en jonction, la gauche soutenant la droite. Pas de sommation, lui, d’ailleurs ça ne se fait plus. C’est fini, c’t’ époque. De nos jours on commence par balancer le potage, ensuite on s’explique. Le côté : « hands up », laisse-moi rigoler. Ça relève de l’épopée, de la chevalerie. Flinguez les premiers, messieurs les Français ! Lui, il veut pas savoir à qui il a affaire, le Gradu. Il poivre à berzingue, avec un calme absolu, une tranquillité d’esprit qui ne ferait pas frémir l’aiguille de l’encéphalochose. Sa rapidité, son calme cisaillent les arrivants qui ne s’attendaient pas à tel accueil. Ils culbutent pêle-mêle, comme des pantins de con, ou comme des pantins à la son, tu choisis, je m’en branle, c’est tout, bon.

Pour tout te dire, et bien franchement, sans rien omettre, y a qu’un seul des attaquants qui trouve le temps de propulser ses bastos. Mais comme au moment de plomber, il vient d’écoper d’une praline à six millimètres de son nombril, ça lui déjante le tir, et sa camelote se disperse dans des coins impossibles, fracassant des glaces, perçant des toiles, écaillant le truc du plafond.

C’est bref. Il rejoint ses amis et moi-même sur le tapis.

On tousse, comme le pauvre tonton à Fernand Reynaud, à cause de la fumée.

Bérurier se relève en jurant comme douze charretiers embourbés.

— Nom de Dieu de sacré bordel de vérole de merde !

— Touché ? je lui demande.

— Non, mais en me jetant à genoux, j’ai craqué mon bénouze. Et pourtant j’ai maigri de deux kilos depuis que je me suis lavé les pieds !

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