— Alors, ma gentille demoiselle ?
Ninon Lanclôt qui boudait sur le canapé de Béru déjà constellé de taches et de brûlures de mégots, relève la tête.
Puis elle atémoigne Pinaud, le cher bêlant, qui, je le soupçonne, est ému par la jeunesse acide de la soubrette.
— Pourquoi qu’il cause comme un ancien curé, vot’chef ?
Pinuchet rit mièvre, découvre qu’il n’a pas boutonné entièrement le décolleté de sa braguette et y pourvoit.
Le « bon vieux curé d’autrefois » que je suis fait de même : pas pour la braguette, pour ce qui est du sourire.
— Il y a longtemps que tu grattes chez le père Lhurma, môme ?
Elle est interloquée par mon changement de parler, mais s’y adapte parfaitement et, dominée par le regard intense qui l’accompagne, répond. :
— Un an. Un peu plus : quatorze mois…
— Où étais-tu, auparavant, ma poule ?
— Je faisais vendeuse dans un Uniprix des Yvelines, mais ça me tartait. Moi, j’aime bien mon indépendance.
— Et parce que tu aimes ton indépendance, tu as décidé de « faire » domestique ?
Elle n’aime pas le mot. Moi non plus d’ailleurs. Ça l’aiguillonne.
— Domestique, c’est vite dit : j’sus gens de maison, nuance ! Chez m’sieur Lhurma, je fais mon travail à mon idée, je le prends par le bout qui me plaît.
— M. Lhurma ?
Elle sursaute.
— Dites, pour qui vous m’ prendriez ? Si je faisais pute, je ferais pute et pas gens de maison !
— Il est chouette, Lhurma ?
— Impec. Pas chiant, quoi, si vous voyez ce que je veux dire ? Il a des trucs qu’il faut pas lui démordre, et le reste, il laisse quimper.
— Et quels sont les trucs dont il ne démord pas ?
Elle me flofloutte une moue en pets de chèvres.
— Plff… Son bureau, par exemple : pas que j’y touche. Son petit déjeuner : maniaque. L’heure pile ! Les deux œufs coque cuits recta à point et les mouillettes toutes de la même longueur, beurrées pareilles avec du persil haché dessus. Son lit fait au rasoir, le pyjama bien posé sur l’oreiller. Des fleurs toujours renouvelées devant la photo de sa femme et de son fils. Des bricoles. Sinon c’est pas le type à passer le doigt sur les meubles pour vérifier la poussière, ni à s’inquiéter de la consommation de mazout ou à éplucher la note de l’épicier. D’ailleurs les factures sont toutes transmises directo à ses bureaux et on les règle depuis là-bas.
— Il reçoit beaucoup ?
— Pratiquement jamais. Et puis, non, pas « pratiquement », vraiment jamais. Quand il reçoit, c’est au restaurant à Paris. En ce moment, y a un de ses amis d’enfance à la maison. La première personne qui couche à La Celle depuis que j’y suis…
— En dehors d’une dame, de temps à autre ?
Elle sourcille.
— Dites, ça le regarde. De quel droit vous me tirez les vers du nez sur la vie de mon patron ? J’étais à carder, chez mon papa qu’est surchargé de boulot, quand vot’ vieux croûton s’annonce avec sa carte de police et sa vue basse et m’embarque sans vouloir me dire de quoi il retourne. J’ai rien fait. Y a disparu des petites cuillers à la maison, ou quoi ?
Une bonne fille pétroleuse de caractère, mais sûrement très gentille, voire affectueuse. Elle aime bien son papa, son patron, Michel Sardou, les pommes frites et trouve son président de République séduisant.
Je lui tâche la meute :
— M. Lhurma est mort.
Tu la verrais, cette gosse… Pâlir affreusement, se voûter, se cerner, se contracter, défaillir presque et se foutre à pleurer.
Comme ça, à forts sanglots. Elle se jette sur mon épaule, si spontanément que j’en reste baba. Bien entendu, Baderne-Baderne qui ne perd jamais une occase de mouilloter de quelque orifice, y va recta de sa larmichette.
Moment singulier. Lhurma aura été pleuré par quelqu’un.
— Tu l’aimais tant que ça, petite ? murmuré-je en caressant ses cheveux épais qui sentent simultanément la friture et la laque Elnett.
Elle hoquette :
— C’est pas que je l’aimais tant, mais je l’aimais bien. Et surtout ma place…
« Mes gages ! Mes gages » comme dans Dom Juan.
J’attends qu’elle se remette.
— Il est mort de quoi ? demande-t-elle derrière un torrent de pleurs et de morves.
— Crise cardiaque.
— En n’Hollande ?
— Oui, à son hôtel.
— Ça m’étonne pas : souvent, il s’arrêtait de lire pour se masser la poitrine.
— Parle-moi de son copain…
— A cause ?
— Comme ça. Qu’en penses-tu ?
— De M. Cavalo ?
— Oui.
— C’t’un bel homme. Très gentil. Discret.
— Il y a longtemps qu’il habite la maison ?
— Quelques jours.
— Il vit à l’étranger ?
— En Amérique du Sud, paraît-il.
— Il s’entendait bien avec Lhurma ?
— Ben, v’s’êtes dingue : son meilleur ami ! Cavalo venait de l’aut’bout du monde pour le voir. C’ s’rait malheureux qu’y s’ s’raient pas entendus ! Ils causaient de leur passé, de leurs affaires aussi…
— Cavalo sortait beaucoup ?
— Jamais. Un soir y sont allés bouffer dans un restaurant de Bougival. Sinon, l’ami de Monsieur restait claquemuré. Même que je lui demandais pourquoi ça n’ le tentait pas d’aller vadrouiller un peu dans Paris. Quand on vient de dache après des années d’absence, moi je comprends pas que, même si on aurait de la bouteille, on se paie pas la tournée des viaducs à Montmartre.
— Il recevait des visites ?
— Jamais !
— Il en a cependant reçu une, hier, en fin de journée ?
Elle hoche la tête :
— C’tait pas une visite, c’tait une pouffe.
— Une quoi ?
— Une pouffiasse. Ces vieux bonshommes, c’est un peu dégueulasse sur les bords. Faut dire qu’y z’ont des retintons à éponger, hein ?
— Ton patron aussi recevait des filles ?
— Si rarement.
— Mais enfin ça se produisait ?
— En tout cas, il restait digne. Pas de papouilles ni mamours à la con. Il serait été l’hôte d’une duchesse, il aurait comporté pareillement.
— La fille d’hier entre autres était déjà venue ?
— Une ou deux fois. Pas plus…
— Ecoute, je vais te poser une question, réfléchis bien avant de répondre, ma Ninon, car c’est très important. La gonzesse d’hier soir, tu l’as introduite auprès de… Cavalo, n’est-ce pas ?
— Videmment, puisqu’elle demandait après lui !
— As-tu eu le sentiment qu’ils s’étaient déjà vus ?
Déjà elle secoue négativement la tête.
Je la stoppe.
— Je t’ai demandé de bien réfléchir avant de répondre, rassemble tes souvenirs pour reconstituer la scène.
— C’est tout réfléchi, tout rassemblé : y s’ connaissaient pas.
— Peut-être, devant toi, ont-ils feint ?
— Non, j’vous dis. M’sieur Cavalo paraissait tout surpris. Il s’inclinait, comme ça, à grands coups secs, que vous auriez juré un Allemand. Il attendait des explications en disant des « Mademoiselle ? Charmé, Mademoiselle ? »
Elle me mime la scène, et ça devient tout de suite cocasse. Marrante gosseline. Elle va tomber sur un locdu qui passera à côté d’elle sans la voir, sans l’exploiter au sens humain de la chose. P’t-être que c’est pour cela que je ne me marie pas, tu crois pas, ô mon Lecteur Cultivé ? Parce que je voudrais pouvoir épouser toutes les femmes qui mériteraient de l’être convenablement.
Elle poursuit, après s’être laissée choir sur son siège :
— D’ailleurs, je peux vous avouer une chose. Moi, j’ai un côté pie-borgne. Mon défaut, c’est de bien aimer savoir. Je m’ai embusquée derrière la porte de la terrasse pour les écouter. Eh ben franchement, mais parole, hein ? Y s’ connaissaient absolument pas. Je me marrais, même, d’entendre la pouffe fournir des explications, ceci-cela, que Monsieur voulait faire une surprise à son copain. Quelle surprise ? Ben lui passer agréablement le temps, la nuit. Et elle disait son prénom, demandait le sien. Des mômeries, somme toute. Quand les adultes s’y mettent, ils sont plus cons que les gosses. Beaucoup plus cons ! Selon moi, notez. Ça, je peux jurer sur la tête de mon papa que pour ce qui est de se connaître, y s’connaissaient pas.
On frappe.
Mathias. Quand le soir tombe, il est plus roux que jamais.
— Qu’y a-t-il, fils ?
— C’est à propos de la cassette, patron. Aucun doute : c’est bien la même voix.