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Et maintenant, Lecteur Prostatique, un bout de silence, plize.

Une minute, quoi, bien classiquement (je suis un cacique, dans mon genre). Une minute de silence, en hommage à nos chers disparus : Julie la Rousse, morte au champ donneur, Stéphane Lhurma, le roi du bidet à injection directe, défunté cette nuit sous les ailes des moulins néerlandais.

De nouvelles lettres se précipitent sur le cadran du calendrier : « Et la domestique ? »

Merci du conseil, vieille Fripe ! Je connais mon turf.

Malgré tout, je répercute :

— Et la domestique ?

Hans Kimkonssern branle le chose.

— C’est aujourd’hui son jour de repos, elle est partie hier soir et ne rentrera que demain matin.

— Vous n’avez rien entendu ?

— Absolument rien.

— Quelqu’un a donc pénétré dans votre chambre et a égorgé votre compagne de lit sans que vous perceviez quoi que ce soit ?

— Ça paraît fou, mais c’est ainsi.

Je reprends la phrase qui terminait si spectaclement le chapitre précédent, mais en l’assortissant cette fois d’un ravissant point d’interrogation de manière à la transformer en question :

— Vous avez le sommeil lourd ?

— Plutôt le contraire.

— Alors on vous aurait médicamenté ?

Il réfléchit comme un miroir dûment fourbi.

— Heu… je ne le pense pas. J’ai certes eu quelques difficultés à répondre au téléphone, mais il était très tôt et nous avions pas mal bu de champagne, Julie et moi, au cours de la nuit.

Moi, tu me connais, Connissime Lecteur ? Quand le moment de théâtrer est venu, j’ai la soupape qui fait « tuuut ».

— Ce ne serait pas un coup du Shîn Bet, ça, monsieur Hans Kimkonssern ?

Bhooou ! Cette descente en vrille ! Il a les plumes des ailes qui font soudain la colle, mon copain d’outre-Rhin. Elles deviennent lourdes comme du marbre. Sa bouche aux lèvres minces s’ouvre pour me découvrir une incisive aurifiée et un plombage de molaire dans les tons sombres. Il ne sait plus par quel bout s’attraper. Il a envie de me poser des questions, de me faire des remarques, de se trouver ailleurs. Oh, oui, ça surtout : ailleurs ! A Montevideo par exemple. Il aurait dû y rester devant son Dubonnet ou sa Batida. Des ondes colorées passent et repassent sur son visage. Comme, tu sais, ces trucs glandeux, dans les vitrines, des fois, qui tourbillonnent mollement, épais, visqueux, magiques. Bleu, indigo, rouge… Dans un bocal… Au sein d’un bizarre liquide que je voudrais pas déguster sur mon grimpant. Il prend le parti le plus primaire : celui de silencer.

La ferme ! Attendre et voir.

Moi, dans ces cas-là, gentleman à en dégobiller sur l’Aubusson du salon, tu me connais, hein, mon Lecteur Malmené ? N’abuse pas de la situation. Ne tournique pas le couteau dans la plaie. Je pourrais jouer les matamores, et même les matadors, olé ! Lui faire des véroniques subtiles à ce vieux taureau teuton, banderillé au point de ressembler à un oursin.

— Vous ne séjournez pas en France sous votre véritable identité, n’est-ce pas ? Ce serait par trop téméraire. Vous vous appelez Pietro Cavalo, comme à Montevideo ?

Il remue la bouche, mais ça lui est difficult comme de marcher dans un marécage avec des chaussures de ski aux pinceaux.

— Heu… Je… Eh bien… En effet…

— Supposons que les services secrets israéliens soient au courant de votre présence à Paris et qu’ils vous aient joué ce vilain tour en assassinant Mlle Julie dans votre plumard, histoire de vous plonger dans une pistouille carabinée ?

Eperdu, le mec. Il glapite :

— Vous… croyez ?

— Avouez que ce serait drôlement perfide comme vengeance. Au lieu de vous kidnapper pour aller vous juger à Tel-Avoche, ce qui de nos jours serait assez mal vu, ils se contentent de vous flanquer un meurtre sur les bras. C’est, dans votre cas, la ruine de votre existence.

Je fais claquer mes doigts :

— Voulez-vous parier qu’ils vous ont fauché votre faux passeport, afin de vous empêcher de quitter la France précipitamment ?

Hans Kimkonssern opine.

— En effet.

— Ce qui motive votre présence dans mon bureau, n’est-ce pas ? Votre position est critique : une fille avec qui vous avez passé une nuit crapularde est égorgée dans votre lit. Vous ne disposez d’aucun papier et vous figurez sur d’anciennes listes de personnages recherchés pour crimes de guerre. De plus, votre hôte et unique soutien en Europe, le bon Stéphane Lhurma, est décédé malencontreusement. Du Kafka !

— Comment êtes-vous au courant de mon identité ?

— J’ai emporté une photocopie des principaux dossiers figurant aux sommiers de mon ancienne maison ; pendant que vous attendiez au salon, un collaborateur à moi vous a identifié sans peine.

Il se prend la tête à deux mains, parce que, dans le fond, hein, qu’est-ce que tu voudrais qu’il fasse d’autre ?

— Pouvez-vous quelque chose pour moi ?

— Oui, vous offrir un scotch, monsieur Kimkonssern. Car vous paraissez en avoir le plus urgent besoin.

Je me lève et vais faire coulisser un tableau de Georges Mathieu qui représente la signature d’un notaire de province sous une antenne de télévision, le tout en rouge et doré sur fond noir, et qui s’intitule « Monsieur, Frère du Roi, chassant la péripatéticienne dans les couloirs de Saint-Germain ».

L’œuvre donne un choc.

Ce qu’elle cache permet de s’en remettre, puisque aussi bien elle masque une niche emplie de flacons honorables.

— Sec et sans glace, je suppose ?

Il acquiesce.

Je me sens bien. Allègre comme pour un départ en vacances. Ma première enquête de privé. Un beurre ! Du tout chouette. Pas banal. Excitinge. Mon client ressemble à une tartine de déconfiture. Il pantelle dans son fauteuil. Son œil bleu, quand tu l’examines de près, tu t’aperçois qu’il est bordé de jaune. Il a dû picoler ferme, l’Hans, dans la sud Amérique, loin des saucisses de Frankfurt. Le Gross Berline d’Adolf lui est resté en travers de l’estom. Grâce à l’amitié du copain Lhurma, il s’est hasardé sur la pointe des pieds dans la vieille Europe pour y respirer un peu l’air de sa jeunesse avant de retourner canner chez les Uruguayens. Bien claquemuré dans la vénérable demeure de La Celle-Saint-Cloud, il se croyait à l’abri des anciens maléfices, Kimkonssern. Et puis tu vois… Pas de pot ! Le passé est un piège à loup. Quand il a été par trop merdique, pour s’en dépêtrer, c’est midi !

Pour un ancien crack du contre-espionnage, je le trouve un peu désemparé, Herr Hans. Le temps ne pardonne pas. Un boxeur sans ring devient vite une chiffe. Il me fait un peu pitié, Kimkonssern. Et toi, Lecteur Sagace, tu te dis « Non mais, il coupe dans les vannes de ce requin, le Sana. Il croit à l’histoire de la fille égorgée près de lui dans son sommeil ! Il a du caramel sous la coiffe, ou quoi ? ».

Eh bien, je vais t’en boucher une surface grande comme la place de la Concorde : je ne mets pas en doute sa version des faits. Il a un côté piégé, mon client, qui ne doit pas tromper. On sent le bonhomme coincé dans un collimateur épouvantable. Il a mis le doigt dedans sans s’en apercevoir.

On se porte un toast muet. Son regard décoloré adhère à ma personne. Il n’est pas suppliant, mais direct. C’est le regard d’un zig dépassé, mais qui est prêt à subir son destin s’il n’y a vraiment pas moyen de faire autrement. Seulement, s’il y a moyen de faire autrement, il est pour. A bloc !

— J’ai de l’argent, articule-t-il.

Je reste impavide.

— Beaucoup ! ajoute Kimkonssern.

Mon rôle voudrait que je me montre intéressé voire un tantisoit cupide. Le hic, c’est que la fraîche, tu le sais, ô Lecteur de mes fesses, est une denrée secondaire pour moi. J’appartiens à ceux qui en veulent suffisamment, pas à ceux qui en exigent beaucoup.

— Ça peut aider, conviens-je.

Hans Kimkonssern déboutonne sa chemise et me montre une ceinture de toile, à poches multiples.

— Deux cent mille dollars ! il annonce.

Je fais un rapide calcul. Malgré qu’il soit en baisse, le petit « s » barré, voilà qui représente plus d’une centaine d’anciens millions.

— On a sûrement moins froid, avec ce petit matelas autour du ventre.

— Il faut me tirer de là, monsieur Antonio. Je suis innocent du meurtre de cette fille !

— Comment imaginez-vous votre salut, monsieur Kimkonssern ?

— D’urgence, j’ai besoin d’un passeport et d’une place d’avion pour l’Amérique du Sud.

— Vous savez que l’extradition existe avec l’Uruguay pour les droits communs ?

— Peu importe. Une fois là-bas, je me débrouillerai, j’ai des relations importantes.

Je secoue la tête.

— Hélas, vous confondez mon agence avec une officine pour malfrats. Le faux document ne figure pas à notre catalogue.

Il paraît se voûter un peu.

Murmure : « Oui, bien sûr… »

Et il semble tout à coup infiniment misérable.

— Ainsi vous ne pouvez rien pour moi ?

— Je n’ai pas dit cela.

Je presse un timbre (à trois francs, mais en vente chez les quincailliers, celui-là). Hans Kimkonssern a redressé le chef. L’espoir est un soleil. Le voici qui sort de l’ombre de l’angoisse qui me frétille du regard en attendant ma bouée.

— L’adresse de Lhurma à La Celle-Saint-Cloud ?

Il me la refile. Je la note. Mathias frappe à la porte. Je lui dis d’entrer et lui désigne l’ancien contre-espion.

— Monsieur s’est réveillé ce matin au côté d’une demoiselle égorgée. Il pense que c’est une blague qu’on lui a faite. J’aimerais cependant que tu procèdes à un examen très poussé de ses mains.

Kimkonssern a un léger haut-le-corps. Mais il suit Mathias sans difficultés.

La porte ne s’est pas refermée sur leurs talons que le bigoche tinte comme un fou. C’est le Vieux.

— Eh bien, dites donc, pour une première affaire, voilà qui promet. Que comptez-vous faire, San-Antonio ?

Je baisse délibérément la manette du disjoncteur.

— Le nécessaire, monsieur, réponds-je.

Et je raccroche.

Manière qu’il comprenne bien que lorsqu’on est chef d’une agence privée, les z’hauts fonctionnaires de son acabit n’ont plus le droit de vous tenir la zézette quand vous allez faire pipi.

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