Rien n’a changé au bar, sauf que les deux amoureux démonstratifs ont mis les adjas et qu’ils sont remplacés par un vieux bonze, style officier supérieur en retraite (y a d’ailleurs pas que les officiers âgés qui connaissent la retraite, hein ? Bon, j’insiste pas).
La Laura écoute son transistor à l’intérieur duquel un jeune faon brame qu’il m’aime : « Je t’aime, je t’aime, je t’âaime… » D’une voix à recevoir une paire de beignes pour qu’il cesse un peu ses conneries vocales.
En nous voyant radiner, elle garde un self-control que tu serais étonné. La manière qu’elle imperturbe, vraiment, ça touche au grand art. Exactely comme si elle ne connaissait pas Maud. Faut qu’icelle lui gazouille un gentil : « B’jour, Laulau » pour qu’elle décide un sourire à huit francs vingt-cinq la botte.
Je me rejuche sur tabouret girafien. Maud idem. Les deux polkas n’osent se défrimer. Y a gêne caractérisée entre elles. A cause de ma présence.
— Ce sera quoi, ma gosse ? posé-je la question à Maud.
Qui répond :
— Gin-tonic.
— Deux !
La Laura ouvre son réfrigé et cueille deux petites boutanches.
— Eh bien, tu ne lui annonces pas la nouvelle ? engagé-je.
Maud hausse les épaules.
— Si vous trouvez qu’on peut être d’humeur causante, avec un chaperon comme vous.
— Quelle nouvelle ? ronchonne la môme Laura.
Alors Maud :
— Julie est morte !
Laura marque un temps d’arrêt.
— Ah bon ! c’est pour ça…
— Pour ça, quoi ? je m’empresse.
— Que je ne l’ai pas vue de la journée.
— C’est un motif valable, non ? tais-je en la regardant.
Elle ne cille pas.
— Accident ? questionne Laura.
— Causé par un rasoir. Elle a eu la gorge tranchée.
— Ah bon ! c’est pour ça, répète-t-elle, peu soucieuse de faire étalage de son vocabulaire.
Et moi, derechef :
— Pour ça quoi ?
— Que la volaille drague dans le secteur…
— Mettez-vous à sa place, à la volaille.
— Je préfère la mienne.
Elle nous sert. Avec cette foutue bougresse, la converse s’engage aussi mal qu’un zob d’âne dans le chas d’une aiguille. Elle regarde derrière moi, fait un geste d’acquiescement, et va à la table de l’ancien officier à rosette et à dentier bâclé.
— Douze francs !
Le monsieur sort de la vaisselle de poche et règle son écot. Puis se lève et rajuste son loden grisâtre avant de sortir. Comme il parvient à ma hauteur, j’étends le bras.
— Partez pas tout de suite, m’sieur, lui lancé-je, on ne s’est encore rien dit.
Malgré qu’il soit en contrebas de ma personne, il le prend de haut :
— Dites donc, vous !..
— D’accord, je vais dire…
Ma carte, pour lui clouer le bec. Il semble paniquer de la prunelle en lisant les six lettres si moelleuses, si rondes, si lubrifiées.
— Mais, qu’ai-je fait ? demande le cher vieilloque d’une voix où frémit un début d’épouvante avec effet rétroactif.
— Nous ne nous intéressons pas uniquement aux gens qui ont « fait quelque chose », mon colonel.
Il cabre.
— Vous me connaissez ?
Dis : j’ai mis juste. Poum ! Colonel… Ça me fait poirer. J’aime bien. J’aime que mon petit doigt ne me balance pas de vannes. Pour le récompenser, la prochaine fois que j’explorerai le slip d’une dame, il sera du voyage, le chérubin.
— Maud, murmuré-je, fais-moi plaisir, va t’asseoir au fond du bar. Et vous, colonel, venez par ici. Vous, miss Laura, n’abandonnez pas votre tiroir-caisse, les temps ne sont pas sûrs.
Ayant ainsi dispersé mes effectifs de manière à interrompre toute communication entre ces trois personnes, j’entreprends le colon :
— Vous aviez rendez-vous avec Maud, n’est-ce pas ?
— Avec qui, dites-vous ?
— La charmante polissonne qui m’accompagne. J’ai vu votre mouvement quand nous sommes entrés. Vous avez commencé de vous lever, mais vous vous êtes ravisé en constatant qu’elle n’était point seule. Vous êtes un homme d’honneur, mon colonel, vous n’allez pas vous mettre à nier ou à ergoter comme un petit loulou de banlieue. Je suis flic, mais homme avant tout ; un policier et un militaire sont faits pour se comprendre, s’assister au besoin. Où irait la doulce et belle France, sinon ? Elle, déjà tant bafouée de toutes parts ? Bernée, écumée, mise à sac ! Je comprends fort bien que vous n’avez pas rendez-vous avec cette galante enfant pour enfiler des perles, à moins que vous ne considériez son aimable popotin comme une perle de culture. Je sais les exigences de la nature humaine. Votre femme n’est plus jeunette et a maintenant d’autres soucis que ceux de l’alcôve. Mais à vous, vos appétits sexuels sont intacts. Vous êtes resté jeune, mon colonel, ardent comme un saint-cyrien. Donc, vous avez besoin de compensations…
Son regard pour prises d’armes en tout genre reste fixé sur la ligne bleue d’un porte-jarretelles. Il est en conflit ouvert avec sa conscience. Il a l’honneur qui fait des bulles, comme de l’aspirine effervescente.
— L’objet de ce préambule, de grâce ? il me demande authentiquement.
— Mon colonel, n’intervertissez pas l’ordre des réponses. Satisfaites à ma question, je satisferai à la vôtre d’un même cœur honnête, dégagé de toute arrière-pensée.
Gagné par ce mimétisme de langage (je suis le caméléon du parler), mon terlocuteur a un bref affaissement du maxillaire, comme pour libérer une jugulaire invisible.
— Soit, se soumet-il, j’accepte de faire droit à vos questions.
Un élan joyeux déplace légèrement sur la droite la fermeture Eclair de ma braguette. Tu croiras si tu pourras, mais depuis que je suis officiellement flic privé, ma psychologie a changé. Je prends les choses et les gens par le travers, me sentant moins bulldozer de la vérité que lorsque j’étais poulardin en titre, commissaire réputé, à la solde d’un gouvernement susceptible de se modifier d’un jour l’autre. Maintenant, j’agis en nom. Je suis M. San-Antonio, quidam. Mes pouvoirs tournent en fumée, s’estompent. Vont devoir être remplacés par des astuces.
— Donc, cette aimable personne contribue à votre équilibre sensoriel ?
— Affirmatif ! répond l’ancien officier (mais un officier de carrière devient-il jamais un « ex »-officier ?) comme s’il exprimait devant la passoire d’un walkie-talkie.
— Comme vous êtes un être plein de fantaisie, vos ébats ne se limitaient pas à deux, et vous vous assuriez la participation active d’une seconde jeune fille : MlleJulie ?
Léger sursaut. La mâchoire saille à nouveau. L’œil se minéralise. Mais un mot sort de ses lèvres minces, comme une piécette d’une tirelire à la renverse !
— Vrai.
— Cela se passait dans le logement de Julie, au-dessus ?
— Affirmatif.
— Puisque vous me recevez cinq sur cinq, mon colonel, reconnaissez que vous êtes ici présentement pour subir le charmant assaut de ces donzelles ?
— Exact.
— Habituellement, les choses se déroulaient de quelle façon ? Vous les attendiez dans ce bar ?
— Juste.
— Elles arrivaient ensemble ?
— Pas nécessairement. Cela dépendait de leurs…
— Occupations.
— Voilà.
— Et quand, comme aujourd’hui, c’était Maud qui arrivait la première ? Vous attendiez Julie ?
— Non, nous prenions un verre et nous montions.
— Maud avait la clé ?
— Elle la demandait à la barmaid.
— Merci. Un instant, je vous prie…
Je m’approche du rade. La fille écoute la crise de foie d’un chanteur pop à son transistor. Rappelle-toi que le gars a dû picoler comme une vache, et des drôles de saloperies, tellement qu’il est malade, qu’il fait des beurgs, des rrhâo, des huggg, entrecoupés de grands cris de souffrance, voire de mots désespérés : « Oh non ! Au s’c’rs ! J’ mal ! Touâ ! Mouâ ! Holala ! » Il crie à s’en péter les ficelles. Qu’on sent bien, le malheureux, qu’il se roule à terre, tout en causant. Qu’il a pas que la gorge d’atteinte, mais aussi le tube, l’estom’, la tripouille, tout bien, jusque z’au fond des burnes pour avoir pareillement mal. Et tu croirais qu’on lui porte secours ? Zob ! Les gugus de sa formation font comme si rien n’était, comme si de rien n’était, comme si de rien n’étron. Ils musiquent pour essayer de couvrir ses hurlements, sa lamentation. Non-assistance à chanteur en danger, ça pourrait leur valoir des ennuis dans un pays moins civilisé que le nôtre !
J’avance ma main par-dessus le comptoir et j’enfonce la touche noire du transistor. Silence.
— Ça fait du bien quand ça s’arrête, non ? dis-je à Laura.
Et je lui fredonne, très Sinatra de la belle époque, avant que le Franky se mette à ressembler à un vieux loufiat renvoyé pour alcoolisme :
« O Laura, visage entrevu… »
Elle décolle sa prunelle de mon faciès ensorceleur.
— Que voulez-vous ?
— La clé.
— Quelle clé ?
— Celle de Julie.
— Ça ne va pas, non ?
— Si. Paraît que vous avez la clé de sa taule, aboulez, jouvencelle.
— Julie me l’a confiée, et je n’ai pas le droit de la remettre à quelqu’un qui…
Le téléphone sonne. Elle marque un temps d’incertitude, puis tend la main sous le comptoir pour emparer le combinoche.
— Bar Aka ! annonce-t-elle.
On lui dit quelque chose d’assez court pour sembler bref. Elle reste impavide et raccroche sans avoir proféré en réponse, le brouillon d’un projet de syllabe.
Je réitère mon solo de charme. Velours, miel et mandoline.
« O Laura, visage entrevu… »
Ecoute, mon Lecteur Epileptique, est-ce mon timbre qui lui donne quittance de ses scrupules ? Ou mon regard de braise auquel la vipère la plus chevronnée ne résisterait pas ? Ou encore la force tranquille et rayonnante qui me part de l’épicentre pour irradier ma périphérie ? Toujours est-il qu’elle prend une clé dans un tiroir-caisse et me la tend. Une clé plate, numérotée, munie d’un porte-clés ayant comme breloque une minuscule bouteille de champagne en plastique.
— Merci, douce Laura. Si vous me proposiez la clé de votre propre appartement, je serais le plus heureux des hommes.
Elle ne me vote même pas une grimace.
Tant pis. Pourtant, au départ, j’avais l’air d’être son genre. Peut-être le redeviendrai-je ?
J’avoue ne pas comprendre, muronchonne le colonel, dans l’escalier qu’il gravit d’un pas de chasseur alpin.
La grinche lui revient, à mesure du fur que le temps s’écoule. Les gens à dignité, tu parviens à les effaroucher, mais ils retrouvent leur assiette au bout de pas longtemps. Chez eux, la dignité est un contrepoids. Un contrepoids, t’as beau faire, il est là, joue implacablement son rôle et rétablit l’ordre.
Pas que je le laisse partir à ébullition, ce birbe, que sinon il va bientôt me mettre aux arrêts de vigueur.
— Tiens, c’est vrai, dis-je, comme me parlant à moi-même.
Le ton est tel que l’officier s’arrête, comme un chien de chasse sur le point de lever un faisan et se retourne.
J’ai un sourire ineffable.
— Je ne vous ai même pas demandé votre identité, dis-je, désinvolte.
Il s’étrangle.
— Est-ce vraiment indispensable ?
Sa voix a dégringolé de dix octaves et de douze gustaves.
— Ben, dites…
Ma réponse qui n’en est pas vraiment une lui démolit le mental.
Il se tient à la rampe pour terminer son ascension. Je surprends un sourire apitoyé sur les lèvres de Maud. Elle connaît bien les hommes, y compris les messieurs. Plus elle avance dans les vits, plus elle connaît les messieurs respectables. Et plus elle connaît les messieurs respectables, plus elle se fait une idée juste de la respectabilité. Elle sait à quel point ils y tiennent. Elle sait aussi qu’elle et ses compagnes sont à la charnière de cette respectabilité, et qu’elles la font craquer un peu, sans bruit, discrètement.
— C’est ici !
Elle désigne une lourde de bonne apparence, épaisse, cossue comme un cercueil bourgeois. De fortes moulures pleines, du cuivre encaustiqué.
J’ouvre. Le colon se coule dans le logement, les épaules en retraite de juin 40. Il a l’habitude de cette plongée dans le déshonneur. Dans le fond, il ne déteste pas ce frisson qui lui monte de l’oigne au cervelet au moment où il cesse de vaquer pour devenir « un client vicieux ».
Il est là, dans une petite entrée tendue de papier de riz clair, essoufflé par l’âcre émotion. Peureux, lui, l’homme de bravoure, effrayé par lui-même — et par qui donc pourrait-il l’être, cet anti-lâche ?
Appartement charmant, sans histoire, coquet, personnalisé dans un certain sens. Quelques meubles Charles X, clairs. Des coussins gais. Des lithos de Léonor Fini… Un grand — mais alors vachement grand — canapé où il doit faire bon batifoler. Sympa. Bien sûr, comparé à l’austère logis du colonel, y a un monde, un demi-monde de félicités.
Il se tient tout foutriquet contre le montant d’une porte. Horriblement gêné de se retrouver sur le terrain de ses exploits en présence d’un policier.
Et moi, tu sais quoi ? Faut me croire, sinon je te confierai plus jamais rien, ô mon Lecteur Papelard, moi, je me demande ce qui m’a pris d’entraîner ce vieux nœud jusqu’ici. L’humilier ? Pas mon genre. Jamais à mal escient. Alors, pourquoi ? De quelle utilité peut-il m’être, cet ancien aboyeur ? Ce crève-bonshommes en fin de parcours ?
— Ça se passait comment, la séance ? demandé-je à Maud.
Elle hausse les épaules, mécontente. Elle non plus, elle pige pas. Je la surprends, la déroute. Pas en bien. Elle me croyait pas gratuit dans mes actes. Et là, ça tourne à la basse brimade. C’est aussi con que lorsque le bonhomme qui nous accompagne obligeait des jeunes gens à se traîner dans la boue à plat ventre simplement pour les crépir de merde, les « aguerrir ». Alors qu’on devrait plutôt « apairir » les jeunes.
— Qu’est-ce que vous voulez qu’on vous dise ?
Moi, rien. Moi, en tant que personnellement, comme dit Béru l’authentique, je m’en tamponne. C’est mon instinct qui a décidé de savoir. C’est lui qui nous commande, à tous. Nous contraint.
— A trois, cela se passait de quelle façon ?
Elle soupire, furax :
— Oh, merde, c’est du vice, ou quoi ?
Du vice ! Les prouesses matelassières du vieux guerrier à roulettes !
— Admettons, rétorqué-je sobre et sombrement.
Elle accentue sa désapprobation d’une lippe dont je me contrebranle.
— On lui montait un petit spectacle, dit-elle, n’est-ce pas, Gros Lapin ?
Le colonel Gros Lapin regarde ailleurs. Ailleurs, là qu’il aimerait se trouver présentement. Tiens : sa première caserne, malgré qu’il n’y eut pas de chasses d’eau dans les vouatères…
— Genre Casino de Paris ?
— Plutôt quatorze Juillet.
— C’est-à-dire ?
Elle va à un minicassette posé sur une commode en bois fruitier (on devrait la placer sur un compotier), vérifie la plaquette engagée et la branche.
Une musique militaire éclate : Sambre et Meuse. Maud se met à genoux et retire un truc assez long de sous ladite commode. Il s’agit d’un drapeau français enroulé sur sa hampe.
Le colonel rectifie la position. C’est physique. Un cheval de cirque, il entend Dzim boum boum, le v’là qui travaille du prosibe. Le colon Gros Lapin, lui, de voir les trois couleurs déroulées, pendouillantes, bien propres, il est en hypnose instantanée. Fixe ! Garrrrrde à vous ! « Si tu ne m’aimes pas je vous aime, et si je t’aime prends garde à vous ! Carmencita ! Olé !
Maud m’agrippe de la prunelle.
— Ça lui fait de l’effet. On se filait à poil, Julie et moi. Je tenais le drapeau, comme à un défilé, le bout de la hampe calé dans mon nombril. Pendant ce temps, ma copine le suçait. Il jouissait en faisant le salut militaire. Ça ne manquait pas d’une certaine grandeur.
La sexualité prolongeant le patriotisme. Servitude et grandeur militaire !
« Le régiment de Sambre et Meuse marche toujours au cri de Liberté. De liberté ! Cherchant, la route glori-euse, qui nous conduit à l’immortalité. »
Lui, elle le conduisait au fade, la route glori-euse. Il mouille, le colon. Son regard perdu dans la légende française apprivoise déjà des visions paradisiaques. Faudrait pas lui bousculer la membrane pour qu’il écope sa glandaille. L’instinct, que je te dis… L’irremplaçable instinct.
Comme moi, en ce moment, que je ressens l’état d’alerte dans ma personne, haut en bas, partout, jusque z’en ses profondeurs énigmatiques…
Sambre et Meuse se termine dans une fulmidarde envolée de cuivres-rantamplans.
— Après, c’est la Marseillaise, prévient Maud, on avait pris l’habitude de baisser le son à ce moment-là, à cause des voisins.
La cassette mouline en silence. Puis une voix d’homme demande :
« Tu repiques directement sur tourne-disque avec ce machin-là, chérie ? »
On n’a pas le temps de capter la réponse. « Elle » éclate, vibrante comme au bon vieux temps qu’elle ressemblait encore au Goût suave du Singe de sa Majesté Britannigugusse.
Je coupe, rembobine de quelques centimètres. Renclenche.
« … rectement sur tourne-disque avec ce machin-là, chérie ? » De ces scories qui subsistent dans les enregistrements d’amateurs. Après, on trouve que la suite est parfaite, et on s’hasarde plus à l’effacer…
Je retire la cassette de l’appareil, la coule dans ma fouille.
— Ça vous intéresse ? demande Maud.
— J’adore la musique militaire, moi aussi. Seulement, moi, au lieu de me faire triquer, comme Césarin, elle me donne à réfléchir.
Je les défrime.
— Donne-moi ton adresse, Maud. Et vous aussi, mon colonel.
Il éternue une protestation.
— Moi, mon, ma, que je… Est-ce vraiment indispensable ? Car enfin… Ma carrière est là… Bon, une fantaisie de retraité parfois, je ne dis pas. Mais les états de service, hein ? Dites, mon garçon ? Le service ?
— Il est compris, réponds-je.
Ça ne fait que l’hargniser, cette bouture de plan de boutade qui monte au nez.
— Ne vous gaussez pas, policier ! J’ai droit au respect. Deux blessures, onze citations. Médaille militaire, officier de la Légion d’honneur, maire de mon village dans le Calvados. J’ai des appuis, des relations, le bras long, l’oreille de deux ministres…
— Un vrai toréador ! Je ne vous demande pas votre curriculum, mon colonel, mais seulement votre adresse. Cela dit, rassurez-vous, ce n’est pas pour faire éclater un scandale, simplement la vérité. Tout me porte à croire que vous n’entendrez plus parler de moi. Mais je dois envisager le cas où… N’est-ce pas ?
Il pousse un petit gémissement. Tire son portefeuille solennel, en veau frileux. Dans un compartiment, il y a quelques cartes de visite. Il en pêche une, la dissimule dans le creux de sa main, me la tend, comme on file pudiquement un pourboire à son député qui vous a obtenu une faveur.
Le rectangle de bristol est constellé de signes. Ça ressemble à la page informateuse des guides culinaires, là qu’on explique ce que veut dire une maison avec trois tours, deux toques juxtaposées ou quatre fourchettes à la queue leu leu. Des décorations. Les importantes et puis les autres, des inconnues, pas vibrantes, mais dont les rubans sont si jolis, et qui font si bien nombre dans une batterie de cuisine. Colonel Alexandre Legrand, Saint-Jobard, Calvados.
Maud a griffonné ses coordonnées sur une feuille de bloc. Elle ne se donne même pas la peine de l’arracher pour me la présenter.
— Programme ? demande-t-elle.
— Vous pouvez aller vous aimer ailleurs, mes amis.
Une identique détente se lit sur leurs bouilles préoccupées.
Ils se débinent, sans un mot.
Le colon me hoche la tête avant de sortir.
La porte se referme.
Je me laisse tomber dans un fauteuil tendu de velours beige. A côté dudit, se trouve une table de verre à roulettes lestée de boutanches diverses et de verrerie comme on en trouve dans les boutiques à cadeau.
Je me verse une belle rasade de vodka. Dommage qu’elle soit tiède. Note qu’il doit bien y avoir un réfrigérateur dans l’appartement. Mais j’ai la flemme. Ce studio me plaît. Il est gai. Devait faire bon s’y attarder en compagnie de celle qui l’occupait.
Ma pensée va au cadavre dont la gorge bée… A ce beau visage vide, blanc de marbre, anéanti pour toujours.
L’appartement, pour sa part, continue de vivre sa vie douillette et accueillante.
De mes deux pieds simiesques, je parviens à choper le cassettophone sur la table basse. Je le propulse en l’air, le rattrape. Rebranche la cassette…
Marrant, cette fois, j’ai la phrase dans son entier : « Tu repiques directement sur tourne-disque avec ce machin-là, chérie ? »
Non, aucune erreur n’est permise : c’est bien la voix de Hans Kimkonssern, son accent bizarre, à la fois germanique et latin…
Puis, Marseillaise.
Tu crois, toi, que le jour de gloire est arrivé ?