L’Autriche ! répond Mathias sans coup férir.
Je contrôle, par acquit de conscience professionnelle sur le Larousse. Oui, c’est bien l’Autriche, la bande horizontale blanche entre deux bandes rouges.
Chose extra-surprenante, Pinaud fume une vraie cigarette, entière, lisse, dodue.
— Il n’est venu personne ? m’étonné-je, en constatant le calme de l’agence.
— Non. La petite n’a pas dû prévenir encore la police. Je pense qu’elle sera rentrée chez son père.
Par référence, Bérurier se met à fredonner Les Matelassiers. Mathias attend, dans un fauteuil, les jambes croisées, et ses mains croisées sur son genou supérieur. Il rêvasse.
Puis dit :
— Ces deux cadavres, il va falloir en faire quelque chose, vous ne croyez pas, patron ?
Je moussarde.
— Beuh, le premier, celui de Julie, j’en fais cadeau à l’institut médico-légal. Quant au « nôtre », il va falloir s’en débarrasser si nous voulons éviter de graves complications.
— La malle sanglante ? informe le Gros.
— Je ne vois pas d’autre solution. Et cette nuit même, mon chéri. Tu vas faire un beau paquet de Kimkonssern et aller le déposer « en un sac en Seine », comme chante Brassens.
— Merci pour c’t’ ouvrage de dame, ronchonne l’Athlétique du nombril.
Je considère mes hommes avec tendresse. Ils sont si chouettes, tous les trois. Si infiniment disponibles, si en accord avec moi. Ça, c’est une équipe, une équipe qui fait davantage « équipe » depuis qu’elle s’est retirée du grand courant administratif. Nous formons une sorte de commando, tu vois ? Les trois mousquetaires-qu’étaient-quatre !
— Mathias…
— Patron ?
— Tu connais la Hollande ?
— Jamais foutu les pieds.
— Eh bien, tu vas.
— Le corps de Lhurma ? fait le rouquin qui pige tout et très vitement.
— C’est ça.
— Vous avez des doutes ?
— Je ne suis pas un fana des coïncidences, mon petit chat. Ce type qui invite son copain, lui envoie une fille qui se fait égorger et qui meurt au cours de cette même nuit, de mort naturelle, ça me défrise, tu see ?
— C’est un peu ce que je pense.
— Je sais que les légistes néerlandais se sont penchés sur la carcasse du marchand de bidets et que leurs conclusions sont formelles, pourtant j’aimerais que tu me les confirmes.
— On me laissera accéder au corps, là-bas ?
— Je vais te faire une lettre pour mon homologue le commissaire Mhoudepaaf.
— Quand dois-je partir ?
— Tout de suite, téléphone à Air France.
— Entendu.
Il rompt. Cinq minutes plus tard, il réapparaît, porteur d’une petite valise style lonche-en-ville, car à la Paris Detective, nous avons tous une valoche personnelle, contenant des effets et instruments de première nécessité afin que nous puissions gerber dans l’immédiat.
— J’ai un vol dans quarante minutes, annonce-t-il en déployant ses ailes.
— Bon voyage, fils, tu nous rapporteras des tulipes et de l’Amsterdamer.
Le Gros s’est endormi. Il pend de son fauteuil comme le graphique de production d’un constructeur d’automobiles.
Pinaud est enfin parvenu à transformer sa pimpante cigarette en cet ignoble clope dont il a le secret qu’il tète et rallume des heures dupont.
Je vais m’asseoir à mon burlingue et explore mes poches pour ramener les papiers épars qui les garnissent. Je déniche le biniou de Maud.
Dreling, dreling…
Ça carillonne à tout va. Mais personne ne répond. J’insiste, en vain. Puis raccroche.
Je louche sur ma tocante. Il est huit heures. Pourquoi il serait pas huit heures, après tout, hé ?
— Tu as faim ? demande Pinuche.
Le mot, par magie, réveille Béru, lequel se met à bâiller de l’estomac.
Tiens, au fait, je n’y pensais pas. C’est vrai : manger…
J’appelle la maison. M’man me répond avec, en fond sonore, les bieurlements d’Antoine.
— Qu’arrive-t-il à ton asticot, m’man ?
— Il vient de se cogner contre le radiateur en courant après Nestor.
Nestor est un petit clebs de race indéfinie qu’on a recueilli pour le plaisir d’Antoine, car ma vieille a lu un article très formel dans je ne sais quelle revue, comme quoi les moutards ont besoin d’une compagnie animale pour bien s’accomplir.
Il pisse partout, ce cador à la con, et met en pièces les pantoufles de la maisonnée.
— T’as de quoi becter pour Béru, Pinaud et moi, m’man ?
— Bien sûr. Une tête de veau, et un lapin sauté avec un gratin de macaroni, et j’ai le temps de préparer une tarte aux pruneaux.
— Boum, on arrive.
— Tu nous invites ? s’étonne la Vieillasse.
— Pas envie de vous quitter.
— C’est gentil.
Le Gravos moutonne des lampions. Ses yeux injectés de sang s’arrachent mal aux vapes.
— Qu’est-ce à disait, ta maman, fils ?
Je m’approche, lui mets la main sur l’épaule et articule, en le biglant droit aux carreaux :
— Tête de veau, lapin sauté, gratin de macaroni, tarte aux pruneaux…
Un long filet de salive lui stalactite des mollusques.
— Plus un bout de frometon, j’suppose ? demande-t-il d’un petit ton anxieux.
— Naturellement.
Soulagé, il se fend d’un sourire.
— Je m’en doutais, note bien.
En allant au garage, Sa Majesté et Pinuche, après un long conciliabule, se cotisent pour acheter trois œillets à demi fanés à une marchande ambulante.
On sait vivre ou non. C’est inné.
Te dire maintenant, ô mon lecteur carnavalesque, à quoi répond ce dîner impromptu alors que nous sommes plongés dans une vacheté d’affaire, bien confuse et bien saignante, m’est impossible. C’est ainsi. Un élan. J’avais envie de bouffer, chez moi, la cuistance à ma Félicie en compagnie de mes deux larrons.
Des larrons en foire.
Repas succulent. Une magicienne, ma vieille. La tortore, elle y tâte. Tu lui voterais ses trois étoiles d’autor. Béru en dégouline de toute part, comme une grosse futaille qui n’a pas servi depuis un certain temps et qu’on remplit d’eau pour regonfler ses douves disjointes.
Il gémit de jouissance gustative. Soupire de « hemmmmmmiecee », des « Héla… rrrrhhh », entrecoupés de rots qui forment la ponctuation de son monologue d’empifreur.
Après le frometon, et tandis que je verse du Monbazillac bien glacé pour escorter la tarte aux pruneaux en nos profondeurs, le sagouin demande à m’man :
— V’s’auriez-t-il point un grand sac vide, genre sac à patates, chère maâme Félicie ?
— Sans doute, empresse m’man. Ce que vous avez à y mettre est volumineux ?
Je virgule un coup de tatane à l’Ignominieux.
— Quoi ? sursaute-t-il.
— Rien ! M’man n’a pas de sac, un point c’est tout.
— Mais si, Antoine, dans l’appentis…
— Laisse, m’man…
Je suis tiré de cette situation quelque peu embarrassante par la sonnerie du glateux. Je vais répondre. C’est Claudette qui est de « garde » ce soir, à l’agence, pour veiller au grain à cause du cadavre.
Elle est d’humeur massacrante.
— Ça marche, la goberge ? elle demande abruptement.
Très bien, on va attaquer la tarte.
— Vous ne pourriez pas venir la bouffer ici en vitesse ?
— Y a du nouveau ?
— Non : du silence.
— Je donne ma langue au chat.
— Une fois de plus ? ironise cette péronelle qui sait de quoi elle cause.
— Bon, si vous me racontiez un peu ce qui se passe ?
— Le téléphone carillonne toutes les deux minutes, je décroche, je vocalise des « Allô » mourants, mais on raccroche au bout d’un instant.
— Vous êtes sûre qu’il n’est pas en dérangement ?
— C’est ce que j’ai pensé au début, mais j’entends une respiration assez forte. Et comme un fond sonore, très ténu.
— On a appelé combien de fois ?
— Après douze j’ai cessé de les compter. Ça finit par me taper sur le système.
— Bon, vous allez mettre la barre de sécurité à la porte.
— Si vous croyez que j’ai attendu votre conseil.
— Ne répondez plus, branchez la sonnerie sur le dérivateur de modulation.
— Vous arrivez ?
J’hésite. Elle s’emporte :
— Mince, c’est si important pour vous, la bouffetance ?
— Il n’est pas question de mon repas.
— Il est question de quoi, alors ?
— J’essaie de piger à quoi ça rime.
— Essayez de piger ici, je préfère, c’est pas marrant d’être seule, de nuit, dans ces grands locaux, avec un macchabe à portée de la main et un type qui vous téléphone toutes les cent vingt secondes sans proférer une syllabe.
— Vous ne craignez rien : le mort est mort et personne ne peut pénétrer dans les locaux si vous n’ouvrez pas.
— Je vous dis pas, n’empêche qu’en ce moment je préférerais être garde-barrière dans le Périgord.
— Si t’étais garde-barrière dans le Périgord, tu ne bénéficierais pas des avantages amoureux que tu trouves à la Paris Detective, ma gosse.
Là-dessus, je ramponne le bigne.
— C’est à propos de quoi est-ce ? demande le Gros à travers une bouchée de tarte aux pruneaux d’une livre et demie.
Je raconte à mes archers.
— Le Vieux ! assure laconiquement Mister Badaboum en chassant sa truellée de pâtisserie à l’aide d’une verrée de Monbazillac.
— Tu le prends pour un merle des Indes ! Tu le vois s’amusant à composer notre numéro sans piper mot ?
— Il est tellement en renaud et tellement chenille, ce vieux perdreau déplumé !
Pinaud lisse de ses doigts secs et nicotineux les quatre poils grisâtres qui lui tiennent lieu de favoris.
— Cela cache quelque chose. Je ne crois pas au mauvais plaisant. Il ne s’agit pas d’une menace, car on n’essaie pas d’intimider des flics d’une façon aussi puérile…
Le Gros balance un pet qui stoppe le balancier de notre vieille horloge bressane.
— Alors c’est un jules à la Claudette qui l’harcelle parce qu’elle l’aura viré. Ramoneuse du cul comme vous la savez, tu parles que dans son petit intérieur, c’est le défilé des mannequins pour la présentation de boudin, collection de printemps.
— M’étonnerait, nos gentilles auxiliaires ont pour règle impérative de ne pas mêler leur vie privée à leur vie professionnelle.
Le misogyne glousse en se resservant de tarte, pour le grand bonheur de Félicie.
— Les gonzesses et les consignes, ça fait deux, assure-t-il doctement, surtout quand elles ont les filaments du prose qui rougissent, comme la Claudette, sauf le respect que je dois à maâme ta maman qui nous a mijoté un si tellement bon frichti que ça me donne faim rien que d’y penser.
Je l’écoute à peine, de très loin : du bout de moi-même. Il y a un petit « tuhuttt tuhuttt » style sonnerie « pas libre » dans mon crâne. Des informités qui s’agencent, qui me bricolent un canevas d’hypothèse. Je me dis : « Supposons que le tordu qui use ses jetons à appeler l’agence sache que seule une secrétaire s’y trouve. Il agit de la sorte pour l’inquiéter. Il lui met les nerfs en boule. Dans quelle intention ? « Pour qu’elle nous alerte. » Dont acte. Bien. Mais pourquoi souhaite-t-il qu’elle nous appelle ? Pour qu’on regagne l’agence. Car c’est la réaction logique. Tu me suis, ô mon Lecteur Déshumanisé ? Attache ta ceinture et suis-moi bien, t’auras jamais à le regretter. Ou si peu…
Permets que je continue sur la prodigieuse lancée. Laisse œuvrer cette matière grise incomparable qui a fait la gloire de la littérature française et la fortune de mon éditeur.
Pourquoi quelqu’un souhaite-t-il que nous allions là-bas ?
Je vais te répondre puisque tu sèches comme le clitoris d’une chaisière qui n’a plus la possibilité d’ouïr les secrets du confessionnal.
Oui : je vais.
Le quelqu’un veut que nous allions ailleurs, pour que nous ne soyons plus ici.
Note que je peux me tromper.
Mais que je peux aussi ne pas.