8

Ecoute, ô mon Lecteur Fécond, je déplorerais que tu me prisses pour un ivrogne, mais faut tout de même que je t’avoue une chose, j’ai liquidé la bouteille de vodka.

Elle était à peu près pleine lorsque je l’ai entreprise. Et maintenant elle est aussi déserte que le képi d’un vieux-douanier-corse-ayant-souffert-d’une-méningite-étant-enfant.

Pourquoi cette éclusade ?

Parce que. Ça s’est produit naturellement. Un besoin. Ma première enquête de « private ». Me sens tout bête dans ma garcerie de peau. Désemparé. Un peu ce que ressent l’élève pilote qu’on lâche seul pour la première fois et qui regarde le sol, d’en haut, en se disant qu’il va devoir s’y poser en n’ayant à sa disposition que les commandes de l’appareil et son acte de contrition dont il se rappelle davantage l’air que les paroles.

Paris Detective Agency ! Pompeux, non ? Gosserie, comme toujours… Les hommes ne peuvent pas s’empêcher de jouer à être des grandes personnes pour rire.

J’en compose le numéro que je n’ai pas encore parfaitement mémorisé, comme on dit dans le langage d’aujourd’hui, me goure, recommence, et obtiens l’organe affairé de miss Claudette.

Elle doit être en train de se passer une crème Carita sur un point quelconque de sa géographie, car je sens qu’elle tient le combiné juste avec le petit doigt, les autres étant gras.

— Paris Detective Agency écoute ! récite la donzelle d’un ton concentré.

— Passe-moi Béru, salope ! et planque ton pot de crème hydratante, que si quelqu’un venait, ça ferait agence Lancôme, notre gourbi !

Merde, je savonne en parlant. La vodka ! Liquidée en solitaire, rien de plus traître, t’as la causance qui se fourvoie sans que tu puisses t’en rendre compte. Tu te crois impec, mais dès que tu as un contact externe, tu mesures ta délabrance. Me v’là beurré tartine, Lecteur de mon Calbute-le-plus-surmené. Une bouteille de Moskovskaïa, en bectant, je l’efface en beauté, sans turbulences du zygomatique. Mais à cru, commak…

— Qu’est-ce qui vous prend, patron ! indigne Claudette.

— Ose prétendre que t’es pas en train de t’oindre les miches ou les bajoues ?

— D’abord je n’ai pas de bajoues !

— Allez, aboule le Gros et va te faire aimer par ton gazier de service.

Un tutuuuuttt. Puis le bruit d’un mixer en action qui se débat avec de la viande nerveuse.

— Qu’ c’ t’ l’app’reil ? s’informe le Gros qui doit être occupé à bouffer un caïd sandwich aux rillettes attardées.

— Lui, Infamure !

— Ah bon, j’ t’ dais t’n’ app’l.

— Alors ?

— J’ t’ léphoné à la barman. J’y ai dit la sgfrahjgfbngklitgj…

— Finis ce que tu as dans la gueule !

— C’est ce dont je faisais.

— Ne remords plus dans ton tas de canigou avant de m’avoir expliqué.

— Inquiète-toi pas. Je t’ disais donc que j’ai dit à la barman la phrase que c’était convenu : « La môme Julie s’est fait rectifier. Prévenez les autres dare-dare. »

— Et puis ?

— Et puis rien, mec. Elle a raccroché sans répondre. J’avais demandé par l’autruchement de Mongamind qu’on mite le turlu du Bar Aka à la table d’écoute. Personne ne l’a tutilisé depuis ma propre escommunication.

Je soupire.

— T’es déçu, grand ?

— J’ sais pas…

— T’as une drôle de voix.

— Je dis rien !

— Alors t’as un drôle de silence. On dirait qu’ tu te fais chier la bite, mon Loulou, vrai ou faux ? C’est la Grande Carrée qui t’ manque, avoue ? A propos, mister le Vieux a appelé, il est furax, il dit comme ça qu’on se fout de sa poire. Et qu’on a tort de se prendre pour des…

— S’il rappelle, dis-lui merde. Rien d’autre à signaler ?

— Si : Pinuche est de retour avec la bonniche à Lhurma. Une mistoune assez marrante, pas le genre que je m’imaginais. Délurée, si tu vois ? Elle renaude comme quoi faut qu’elle rentre à son bercail pour le boulot… Nous, on lui a rien appris. Pour la faire tenir tranquille j’ sus été y acheter des pâtisseries. Qu’est-ce on en fait ?

De la bonniche en conserve. Gardez-la-moi au chaud jusqu’à ce que j’arrive.

— T’en as pour long ?

— J’ sais pas.

— T’es loin ?

— Au-dessus du Bar Aka.

— Une planque ?

— Même pas.

— Alors qu’est-ce tu branles ?

— Personne. Je gamberge.

— Seul ?

— Avec une bouteille de vodka.

Popomme Pomme Pomme glousse.

— Ah bon, je m’esplique ta voix mélanco. Dis, elle doit plus beaucoup gamberger, ta bouteille, quant à elle, car je devine qu’elle a la tête vide !

Il rit, je raccroche.

Combien de temps ai-je passé dans ce fauteuil, à boire et réfléchir ? Plus d’une plombe. D’ailleurs je pensais à quoi ? A l’affaire ou à ma vie ?

Faut te secouer, mon Totonio. Une nouvelle existence, c’est pas en buvant de la vodka que tu te l’organises.

Je me lève. Me semble que le plancher a un léger frémissement. Et puis non : il se stabilise.

Rassuré, je me rassois. Du moment que ça colle maintenant, ça collera aussi bien plus tard.

Ce qui me surprend le plus, dans tout ça, comme toujours, c’est moi. Je comporte si bizarrement, sans toujours avoir une idée maîtresse. Je procède à l’intuition. Au bon plaisir de mes indécisions. Ainsi, tiens, pourquoi ai-je fait grimper le colon et la pute dans cet appartement ? D’accord, ça m’a conduit à une découverte ; mais celle-ci n’était pas prévisible, pas même envisageable. Donc, en agissant gratuitement, j’ai obtenu du positif. Trop simple, mon lapin. Un locdu s’arrêterait là. Ne raisonnerait pas plus loin. Il se dirait : « Bon, ben c’est comme ça ! » Alors que ça n’est jamais comme ça. Ou si rarement…

Faut que je me contraigne à filer plus loin. Que j’explore les limbes de mon sub. En v’là un qui en sait chouille sur le sujet.

Alors j’essaie. Maintenant, ô mon Lecteur Détrempé, c’est la bouteille de whisky qui me fait de l’œil.

Un flacon d’Irish à étiquette noire et dorée, très véry nice. Elle clignote comme un feu d’ambulance.

Mais non, si je l’affronte, ce sera Fort Alamo dans ma soupente.

Je te disais quoi ?

A propos de mon subconscient ? T’ t’ rappelles déjà plus ? Oh, oui : il a commandé l’opération à cause de tu sais quoi ? Une obscure association d’idées. Le processus, si j’essaie de le reconstituer, c’est environ ça : colonel-Julie… Julie-ancien espion nazi… Une vague parente, somme toute. La guerre. Julie la radasse s’est épongé deux anciens ennemis. Et puis après ? Si on se contentait de points communs aussi faiblards, dans notre job, on n’irait pas loin.

Je caresse la bouteille pleine. Je sais exactement le léger claquement qui se produirait si je dévissais le bouchon de métal pour la dévirginiser, cette quille.

Alors, quoi ? Rien qu’un mignon, un « baby » comme ils disent ces pafs-à-rade. Pour justifier l’effraction du goulot ? Un seul, promis, juré, foie de Santantonio !

Je tourne d’un coup sec. Le petit bruit charmeur se produit.

Dévisse. Renifle. Y a bono. Je préfère l’Irish au scotch, à cause d’une affiche de voyage sur l’Irlande, que ça représentait une roulotte pour touristes dans un paysage de verdures indicibles.

Un doigt. Pas en large : en long ! Comme ça, y aura plus à y revenir…

Sur ce, le téléphone retentit. Je mets un instant à trouver l’appareil, posé derrière le canapé, à même le sol. Le combiné est gainé d’un truc en feutrine verte qui ne le fait pas plus beau, mais le rend d’un maniement plus difficile. Cette masse inhabituelle, dans la main, a quelque chose de balourd.

— Oui ?

C’est tout ce que je profère. Voix d’eunuque. Je pourrais passer pour une gonzesse à ton grave ou pour un gus à timbre frêle.

— Vous êtes toujours là ? demande une voix de femme.

Je vais pour demander de qui elle cause, mais je me contente de grommeler un « hmmm » affirmatif.

— Je peux venir ?

— Bien sûr.

Déjà raccroché.

Je goûte au whisky. Tiens, il ne me fait pas plaisir. Sur la vodka c’est pas indiqué. Je te déconseille le mariage !

On gratte à la porte. Mince, déjà !

Je vais ouvrir. Sur l’instant je tarde à la reconnaître car elle a changé de fringues. Elle porte un tailleur Cacharel, dans les teintes orange et noir. Sa coiffure n’est plus exactement la même, mais ses yeux, si. D’une espèce de gris-vert intéressant, avec des pépites d’or dedans.

« O Laura, visage entrevu… »

— C’est votre leitmotiv ?

— En vous regardant, oui. Spontanément. Vous aviez vu le film ?

— Quel film ?

— Donc, vous ne l’avez pas vu. Un truc avec Humphrey Bogart. Tiens, il se trouvait, crois-je me souvenir, dans une situation identique à la mienne.

— C’est-à-dire ?

— Un homme qui cherche à comprendre, qui renifle, qui sent un trouble grandir en lui… Y avait une musique sublime. « O Laura, visage entrevu. » Comment savez-vous que j’étais ici ?

— Vous ne m’avez pas rendu la clé.

— Vous savez que Julie est morte ?

— On me l’a appris par un coup de fil anonyme, oui. Et en partant d’ici Maud m’a raconté.

— Donc, vous savez de quelle manière elle a défunté ?

— C’est épouvantable. Un meurtre de sadique ?

— Qu’est-ce que j’en sais ! Ben, asseyez-vous. Vous prenez un verre ?

— Ici, comme ça ?

— Les héritiers de Julie ne doivent pas être à quelques centilitres de whisky près.

Elle lance son sac à main sur un siège, prend place sur un autre, croise les jambes sans ostentation ni la moindre intention provocante. Elle a de jolies jambes.

— Votre comptoir est un beau fumier !

— Comment ?

— De nous priver de ça…

Et je montre ses admirables jambes.

— Je vous préfère en pied qu’en buste. Vous avez achevé votre service ?

— Je dispose de deux heures avant l’apéritif.

— Et vous me consacrez un peu de ce temps ? Merci, Laura. Vous êtes montée pour la clé ?

— Et aussi parce que j’aimais bien Julie.

— C’est-à-dire ?

— Peut-être puis-je vous aider…

— J’avais cru comprendre que vous n’aimiez pas les flics ?

— Je n’ai guère d’inclination pour eux, c’est exact, mais j’aime encore moins les égorgeurs.

Je lui présente un verre pas mal tassé. Elle le refuse d’un signe de tête.

— Le quart suffira pour moi.

Je rectifie le tir. On se porte un toast muet. On boit. Et puis, je ne sais pas comment ça se goupille, mais voilà qu’un drôle de silence s’abat sur nous, comme une couverture molletonnée.

Cela, en ce qui me concerne, porte un nom : cela s’appelle le trouble. Un trouble capiteux, suave. Un état d’émotion physique et mental que j’éprouve rarement à ce si haut degré.

On dirait qu’elle le comprend ; ou du moins le sent. Qui sait : peut-être le partage-t-elle ?

Les bruits extérieurs nous parviennent, rumeur familière de Paris. Bagnoles, ronrons, clapotement des populations en déambulation sur les trottoirs. Parfois, un éclat de voix, un cri d’enfant, l’enflement brusque d’une radio dont par erreur on monte le niveau sonore, croyant la fermer. Fausse manœuvre.

Et pendant ce temps-là, à la Paris Detective Agency ? hein ? Qu’est-ce qu’ils foutent, mes plombiers, avec la bonniche ? Et Herr Kimkonssern, dans notre séjour secret ? Il attend quoi ? Que je le sorte de l’auberge ? Mais de quelle auberge ? Si c’est vraiment sa voix qui figure sur la cassette, toutes les données sont chamboulées. Car cela signifie qu’il connaissait Julie avant la séance d’hier à La Celle Saint-Cloud. Et aussi qu’il se trouve en France depuis plus longtemps qu’il ne le dit, la cassette du colonel ayant été préparée depuis un bon bout de moment, je suppose.

Voilà que je recause :

— Il vient ici depuis longtemps, le vieux birbe de tout à l’heure ?

— Il venait déjà avant que je travaille ici.

— Et vous y travaillez depuis combien de temps ?

— Un mois et demi.

— Que faisiez-vous, auparavant ?

— Je vivais avec un con qui tenait un club équestre. Je m’occupais du bar, de la comptabilité.

— Et le con en question ?

— Lui s’occupait des chevaux, bien sûr. Il ne pensait qu’à ça. Je l’appelais le centaure. J’ai fini par comprendre que je n’étais pas une jument et je l’ai quitté, cet idiot. Il avait les jambes arquées comme un bulldog et vivait en bottes. Il puait l’écurie, trouait les tapis de ses éperons et gardait sa cravache à la main même pour pisser. Un type pas plus grand que ça. Ridicule. Nom à particule…

Chose curieuse, elle éclate de rire à l’évocation de son ancien amant. Je devine qu’avec le recul, elle le réalise enfin, le con équestre, l’admet tel qu’il devait être, une fois dissipés les sortilèges de l’amour. Cet amour dingue qui fait que tu ne vois pas qui tu aimes, que tu en fais ce que tu as envie qu’il soit.

— C’est chouette que ça vous fasse marrer…

— Oui.

— Comment ça s’est fait, le Bar Aka ?

— Par Julie.

— Vous étiez copines ?

— Disons seulement qu’on se trouvait « en sympathie ». Elle montait au « club » du con, chaque dimanche.

Marrant pour une pute.

— Vous saviez ce qu’elle faisait ?

— Je l’avais compris, elle s’en cachait si peu. Un jour au manège, elle a rencontré un de ses clients. Un quinquagénaire grave comme un conclave. Il venait au club avec sa femme et sa grande fille, une gourde qui, sous sa bombe, ressemblait à un crapaud ahuri. Sa gêne ! Que dis-je : son effroi… Julie s’est amusée comme une folle et, ne pouvant garder la chose pour elle, m’a raconté ce qui se passait.

— Vous aviez son adresse ?

— Son téléphone, comme nous avions celui de tous nos chers « membres ».

— Et vous lui avez téléphoné, après avoir quitté le centaure ?

— Voilà.

— Vous mijotiez d’entrer dans la galanterie ?

Elle tressaille, me regarde… Puis elle détourne les yeux.

— Probablement.

— Et Julie vous en a dissuadée ?

— Elle m’a dit que je n’étais pas faite pour… Qu’il fallait posséder une forte dose de connerie ou une psychologie particulière et que je n’entrais dans aucune de ces catégories. On a pris rendez-vous, néanmoins.

— Au Bar Aka ?

— Oui. Le patron s’y trouvait. Elle a eu l’idée de lui parler de moi ; tout de suite il m’a engagée comme barmaid.

— C’est quoi, le taulier du Bar Aka ?

— Oh, rien de bien particulier. Un fils à papa pied-noir à qui sa riche maman a acheté cet établissement pour dire de lui fournir un semblant d’occupation. Il s’en occupe à peine et préfère déconner en compagnie d’une bande de minets.

— Pédoque ?

— A ses heures, sûrement. En fait, il n’est rien qu’un oisif qui cherche à se créer un personnage.

— Il y a du louche, dans ce rade ?

— Qu’appelez-vous du louche ?

— Au plan de la clientèle ?

— C’est mêlé. Des truands des Champs-Elysées y viennent volontiers, ça, il faudrait être aveugle pour ne pas les voir. Mais il ne s’y passe rien d’illégal, si c’est ce que vous voulez dire.

— C’est pourtant un habitué du Bar Aka qui a égorgé Julie.

— Vous êtes sûr ?

Je brandis la pochette d’alloufs.

— Il a paumé ça sur les lieux de ses exploits.

— Ç’aurait aussi bien pu être Julie qui l’ait perdu, non ?

— Oui, ç’aurait pu, quoiqu’on ait découvert cette pochette au pied de la fenêtre d’où les meurtriers observaient leur future victime.

— Les allumettes, c’est comme le feu qu’elles détiennent : ça se transmet. J’ai dans mes sacs à main des pochettes portant les noms d’établissements où je n’ai jamais mis les pieds.

— Bien sûr, mais enfin Julie et Bar Aka, ça n’a pas un côté fortuit, n’est-ce pas ?

Elle ne répond rien.

Regarde sa montre.

— Vous êtes pressée ?

— J’ai le temps.

Un moment d’un nouveau silence, moins « spécial » que le premier, mais aussi ravageur.

— On est bien, non ? soupiré-je après beaucoup de temps passé.

Elle murmure, tout bas :

— Oui, c’est vrai.

Alors je vais m’agenouiller à côté d’elle et je pose ma bouche sur la sienne.

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