A Annie CORDY
et à Jean RICHARD
Pour essayer, à mon tour,
de les faire rire.
Le maître d’hôtel ressemble à Vincent Tauriol. Il me présente un menu large comme les affiches du cirque Pinder et me demande avec un accent russe monté sur roulements à billes :
— Monsieur prrrendrrra caviarrr pour commencer ?
Je me trouve dans un restaurant typique nommé La Petite Sibérie. Je ne suis jamais allé en Sibérie (ça peut venir), mais je doute qu’il y fasse aussi chaud que dans cette boîte tapissée d’iconeries et de tentures pourpres. Je mate le Tauriol moscovite. Il est impavide, blême et attentif. Comme je potasse son catalogue, il insiste :
— Je conseille caviarrr pour commencement !
Moi, vous me connaissez ? J’ai horreur qu’on me pousse la main.
— Non, fais-je, le caviar, je le prends comme dessert, avec du sucre en poudre et des fraises des bois. Donnez-moi les hors-d’œuvre.
Le zig est obligé de rajuster son râtelier qu’il allait laisser choir dans la corbeille à pain.
Il reprend son menu éléphantesque comme une jeune mariée prend sa valise pour retourner chez sa mère après s’être aperçue qu’elle a épousé le cousin germain de Charpini.
Je peux donc me consacrer à mon turbin. Celui-ci est d’une simplicité enfantine : il consiste à filer un quidam que l’Interpol nous a signalé. Le Vieux m’a chargé de la besogne parce que le zig en question trempe dans une affaire assez sensas et qu’il ne veut pas prendre de risques en lui cloquant sur le paletot un limier de moindre grandeur. (Ne vous tracassez pas pour mes chevilles : je porte des bandes molletières sous mon grimpant.)
L’homme est assez jeune, assez grand, assez élégamment vêtu et assez proche de ma table pour que je puisse l’entendre mastiquer.
Il s’appelle — ou se fait appeler — Boris Alliachev. Il a le front bombé avec des cheveux fins, rares et blondasses, un visage triangulaire, des pommettes saillantes, des yeux proéminents, le teint pâle et les lèvres minces. Avec ça, l’air intelligent et plus maître de soi qu’un dompteur filant sa pogne dans le clapoir d’un tigre du Bengale.
On m’a signalé qu’il prenait ses repas du soir à la Petite Sibérie et, effectivement, on ne m’a pas enduit en erreur, comme dit Bérurier, puisque c’est la première personne que j’ai aperçue en entrant ici…
Un pick-up habilement dissimulé joue des trucs ruscofs qui feraient chialer un fabricant de poudre hilarante. Ces airs-là vous font évoquer les steppes neigeuses, les troïkas sur la piste blanche, les amours désespérées et un tas d’autres machins tous plus romantiques les uns que les autres.
Je subis l’envoûtement lacrymal de l’endroit en attaquant gaillardement ma purée de hareng, mes œufs mimosa, mes champignons à la grecque et tout le galimafrage en petits plats étalé devant moi dans des raviers de couleur.
La table qui me fait vis-à-vis est occupée par un couple. La femme est belle à ne plus en pouvoir. Elle a un décolleté qui foutrait le vertige à Maurice Herzog et une frimousse de jeune fille de bonne famille bien élevée mais perverse…
Son compagnon est fait pour aller avec elle à peu près comme Anthony Perkins pour aller avec Pauline Carton. C’est la grosse brute aux épaules de déménageur et à la tronche cubique. Il a les tifs en brosse et un cou qui servirait de raccord pour le pipe-line du Sahara.
Quand je vois des petites déesses entre les pattes de ces sortes d’enviandés, j’éprouve toujours une nostalgie qui part de l’extrémité de mes orteils pour rallier mon cerveau via le canal de Panama.
Avouez que c’est triste. De la confiture aux pourceaux, quoi !
Ulcéré par cette erreur d’aiguillage, je me consacre, mine de rien, à Boris. Il s’est commandé un repas de roi. Que dis-je : de tsar. Jugez-en plutôt : Michel Strogoff à la crème, côtelette d’urss à la Raspoutine, Nitchevo en salade et cucurbitacées Potemkine ! Le tout arrosé de vodka. Il en est à son deuxième carafon, le bougre. Comme descente, il donne dans le vertigineux. C’est pas un gosier, c’est un toboggan !
Dans mon petit coinceteau, je réfléchis à cette affaire. Elle démarre comme j’aime : par un bon dîner et un type à suivre. Croyez-moi ou allez vous faire épiler les poils du nez pour vous confectionner une brosse à dents, mais rien n’est plus grisant dans notre job que de filer un julot dont on sait qu’il maquille des trucs louches. On le découvre, on l’étudie, on le soupèse… Bref, on se paie une tranche de vie et, pour un garçon de ma valeur, c’est un sport terriblement excitant.
Mes hors-d’œuvre bectés, je commande des côtelettes Pojarsky. Je me hâte de grailler afin de pouvoir douiller mon addition avant le Boris. Dans mes débuts, je me suis laissé souvent coincer pour des questions d’addition pas réglée à temps ou parce que je manquais de mornifle pour carmer un taxi. Faut la technique. Comme disait une péripatéticienne diplômée de mes relations : « Sans technique on peut aller se faire foutre ! »
La Petite Sibérie est un coin agréable. A part la musique crin-crin, le silence est de rigueur. Les garçons sont discrets, les clients pas bavards et la tortore de first quality. La Russie a du bon, surtout quand on la fréquente à Paris. Je siffle mon verre de vodka et je fais signe au loufiat qui m’a pris en charge de remettre ça. Au poil, la vodka. C’est plus pur que de l’eau et ça vous caresse la glotte au passage.
Aussi est-ce tout guilleret que je quitte le restaurant avant le gars Boris qui en est encore au caoua.
La nuit est humide comme le mouchoir d’une veuve. Une espèce de bruine gluante vous tombe sur le râble sans faire de bruit et les lampadaires baignent dans une vapeur grise. On se croirait à Londres. D’ailleurs c’est une manie : dès qu’il fait un temps à ne pas fiche un poulet dehors, on se croit toujours à Londres.
Je poireaute au volant de ma chignole dans l’attente de mon homme lorsque je vois sortir le couple annoncé plus haut. Le mec a l’air furax après la souris. Il ne l’aide même pas à enfiler son manteau, ce tordu. Comme butor, on ne fait pas mieux. Faut croire qu’il a des dons cachés. Quand vous voyez une bath souris commak accouplée à un péquenot, vous pouvez parier une jambe articulée contre une gueule de bois, que le type a découvert l’art de l’expédier au septième ciel sans escale. Les superchampions du dodo toutes catégories ont toujours des bouilles impossibles ; sauf moi bien entendu, je crois opportun de le rappeler au passage. Les vilains-pas-beaux, les mufles, les petites tronches, les cerveaux lents ont, par compensation, leurs brevets de pilote et les gonzesses le savent. C’est pourquoi les plus futées d’entre elles ont souvent deux julots au pesage. Un chouette, genre Alain Delon, pour le théâtre, les « coquetèles » et les parties de tennis, et un locdu mal embouché pour les championnats de jambonneaux sur toile à matelas.
Conclusion, la fillette que voici est organisée. La vie ne la prendra jamais au dépourvu ; le dépourvu étant un endroit trop inconfortable.
Bref, comme disent mes confrères qui n’ont pas le don des transitions, le gros trapu et la belle pépée (on dirait le titre d’une fable) se dirigent en silence et à la file indienne vers une file de bagnoles non indiennes.
J’ai noté qu’au cours du dîner, ils ne se sont pas bonni trois mots. Encore un sujet de révolte pour moi. Ne rien trouver à dire à une perlouze aussi rare dénote une atrophie du cerveau carabinée. Quand je vois une belle gosse, j’ai besoin de me manifester. Suivant son degré d’instruction, je lui parle de la dernière pièce d’Anouilh ou du dernier roman de Françoise Sagan. Quand je sors une cuisinière, je lui parle des recettes de tante Laure. Quand c’est une avocate, je lui raconte des histoires de barreaux de chaise. A une dentiste, je propose un bridge. Avec une marchande de poissons, je discute du Marais. Une actrice, je l’emmène côté jardin pour lui faire un doigt de cour. A une dactylo, je lui parle de son petit tabulateur tout en lui astiquant le clavier universel ; bref, je me mets à la portée, comme disait un chaud lapin de mes amis.
Donc, le mufle radine à sa bagnole. Naturlich, monsieur ne se soucie pas le moins du monde d’ouvrir la portière à mademoiselle. La galanterie française, sa pomme la met dans les waters avec le journal de la veille. Le voilà qui se carre au volant et qui attend. C’est alors que se produit un incident étrange, surprenant, bizarroïde et troublant. Au lieu de monter dans l’auto avec son petit camarade, la gosse s’élance en courant dans la rue mouillée. Elle trotte à perdre haleine, suivant l’expression favorite de mon cordonnier. Qu’est-ce à dire ? Le butor jaillit de sa charrette et se lance aux trousses de la poulette. Il est mastard, mais entre autres pointes, il en a une de vitesse qui mystifierait une médaille d’or des jeux olympiens.
En moins de temps qu’il n’en faut à Yul Brynner pour se faire la raie au milieu, il a rattrapé la fuyarde. Et en guise d’explications il se met à la dérouiller. Moi, vous me connaissez ! Ou si vous me connaissez pas, cherchez mon numéro de téléphone, je suis dans l’annuaire, afin qu’on prenne rencart. Défenseur du faible, de l’opprimé, de la veuve (si elle n’est pas tarte) et de l’orphelin. Je m’élance. J’arrive sur le mecton et je le fais pirouetter. Il pose sur moi un regard gélatineux. Il y a des zébrures sanglantes dans son œil bovin. Son front étroit, plissé par la hargne, s’étrécit encore.
— De quoi ! qu’il bredouille, l’affreux.
— On ne frappe pas une femme, déclaré-je calmement, surtout devant moi.
— De quoi je me mêle, pauv’ cloche ! me dit-il sans ambages (et les magasins étant fermés, il ne peut aller acheter de l’ambage à pareille heure).
Croyant m’impressionner, il me flanque une bourrade. Je recule de dix centimètres. Il rigole, croyant déjà m’avoir neutralisé. Mais c’est mal connaître San-A.
Je lui téléphone en urgent un parpaing monumental en acier trempé à la pointe du menton. Il émet un hennissement fernandelien et tombe assis sur le trottoir. Il secoue la tête, considère d’un air pensif l’extrémité de ses chaussures, se demandant quelle était la couleur du cheval blanc d’Henri IV… Puis, ayant récupéré de ce jeton, il se dresse et marche sur moi.
Pendant ce temps, la fillette s’est plaquée contre la façade d’un immeuble. Apeurée mais intéressée, elle assiste à cette bagarre en se contenant les flotteurs.
Le tordu est un peu plus futé que je ne pensais. Il me fait une feinte vicieuse en balançant son gauche. Moi, le croyant franco, je me paie une esquive. C’est justement ce qu’il espérait. Comme je suis penché à gauche, il me cueille avec sa droite bien fournie, toute prête. J’ai tout à coup l’impression que je viens de recevoir les œuvres complètes d’Honoré de Balzac sur la frime. Et reliées plein cuir ! Je découvre une tripotée de galaxies non homologuées et je sens que l’écrou central de mon cervelet s’est desserré. J’essaie de me remettre debout, mais cette peau de chose me couche d’un méchant coup de 44 dans les gencives.
Je crache du sang et pars à la renverse dans le ruisseau où s’écoule un filet d’eau sale. Le liquide me ranime. Comprenant que le dérouilleur ne me laissera pas me relever, je chique au gars groggy. L’autre me remue du bout du pied.
— Alors, le chevalier Bayard, ricane-t-il.
Il ne se marre pas longtemps, vu que le chevalier Bayard vient de lui cueillir les pinceaux et de le faire basculer. Il sacre, comme à Reims (j’ai de l’instruction, je lis le Reader’s Digest) et s’abat en avant. Il freine sa chute en se cramponnant au capot d’une bagnole. Moi je me remets à la verticale et, à nouveau, nous voici face à face. Cette fois je n’attends plus qu’il fasse sa séance de punching-ball. Il a droit à mon uppercut au plexus. Le voilà qui tousse, plié en deux. Je le relève avec un crochet du droit à la pommette. Il essaie de me balanstiquer un direct, mais maintenant il a un édredon à la place des biscotos. J’encaisse sans broncher et je lui place tout mon punch au foie. Le pauvre chéri a soudain plus mal au cœur qu’un monsieur qui se serait farci un tonneau de crème fouettée. Je termine par un une-deux à la face. Il décide qu’il n’est plus là et se met en congé de maladie pour une durée indéterminée. Ça fait bing ! contre le capot, plouf ! dans le ruisseau et flac ! contre la bordure du trottoir.
Je rajuste mes fringues et, galantin, me tourne vers la nana.
— C’est tout ce qu’il y a pour votre service, mademoiselle ? lui demandé-je, cérémonieux.
Elle est très pâle et ses yeux brillent dans l’ombre.
— Merci, balbutie-t-elle seulement, j’ai eu si peur pour vous.
Je me dis que ma situation est fort embarrassante. Logiquement je devrais la prendre en charge et la conduire chez sa maman ou, pour le moins, à une station de taxis. Seulement voilà : il y a le boulot.
Le boulot ! Un brusque tracsir me prend.
Je demande pardon à la môme et je traverse la street pour mater par la vitre du restaurant. Je pousse alors un juron qui fait frémir toutes les vieilles dames du quartier. Envolé ! Pendant que je m’expliquais avec Grosse-Brute, mon Ruski a fini son café, payé son addition et a mis les bouts… Je suis marron comme toute la forêt de Saint-Germain en novembre… C’est le Vieux qui va me souhaiter la fête, je vous jure !
Enfin, j’ai tout de même un lot de consolation, non ?
Je retourne vers la môme.