CHAPITRE XVI La vie n’est qu’un commencement

La rue des Frères-Zonêtes commence au boulevard dont nous parlions l’autre jour, pour se terminer à l’avenue que vous empruntez lorsque vous êtes gênés pour vos échéances.

C’est une voie étroite et discrète où il est interdit de stationner. On entend vagir la télé et tricoter les concierges.

Le calme un peu lénifiant n’est troublé que par les cris des enfants et les soupirs de ceux qui sont en train d’en faire.

L’immeuble habité par le sieur Simonet est une petite construction de deux étages superposés dans le sens de la hauteur. On dirait un ancien immeuble particulier divisé en appartements : un par étage.

Pas de concierge, mais, dans le couloir, le blaze des locataires sur des plaques de cuivre. Entre le mur et l’une de ces plaques, une carte de visite portant le nom de Simonet. M’est avis que le monsieur en question est en sous-loc chez un miroton nommé Scarlatinovitch.

La vaillante équipe Cognedur gravit un large escalier de bois, pourvu d’un tapis rouge usé dans le milieu des marches.

On s’entre-considère un chouïa, et, déterminé, je presse le bouton. Je le fais toujours de façon scientifique lorsque je me présente chez des gougnafiers que je ne connais pas. C’est-à-dire qu’au lieu du classique coup discret, je presse le timbre à deux ou trois reprises très brèves, comme le ferait un familier.

Ça met en confiance les gens de l’intérieur.

Dans le cas présent, ma petite ruse réussit merveilleusement car, à peine l’écho de la sonnerie s’est-il dissipé que la porte s’entrebâille.

Je vais pour dire des trucs mais j’ai le sifflet coupé. La personne qui vient de délourder n’est autre que la bonniche aux taches de rousseur de la veuve Godemiche, celle qui blousa Béru dans le Paris-Marseille.

Elle me reconnaît en même temps et se hâte de repousser la porte.

— Pas si vite, jeune fille, annoncé-je en plaçant mon 42 dans l’ouverture.

La môme n’insiste pas et se taille à la vitesse d’un aérolithe. Seulement, si vous croyez que je peux pénétrer in the cabane, vous vous plongez le doigt dans l’œil jusqu’au slip. La lourde, hélas, est munie d’une chaîne de sûreté. Or, vous le savez puisque vous ne l’ignorez pas : où y a de la chaîne y a pas de plaisir. Impossible d’ouvrir cette satanée porte.

« Que faire ? » me demandé-je en aparté.

Le Gros ne me laisse pas le loisir de répondre à cette épineuse autant qu’intime question. Il m’écarte d’une bourrade, prend trois mètres d’élan et se rue sur la porte de profil.

Il y a un bruit sinistre : celui d’une caravelle se brisant sur des récifs. La porte vole en éclats. Entraîné par son rush, mon bulldozer poursuit sa trajectoire dans l’appartement. Il traverse une entrée, renverse un porte-parapluies, pulvérise une console, une potiche chinoise et un vase d’albâtre avant l’emplâtrer une glace à trumeaux. La glace fait des petits. Le Gros, assommé comme un bœuf, glisse lentement le long du mur et son gros dargif s’abat sur les débris de la glace. L’un d’eux, un perfide, lui rentre dans le fignedé. Mon Béru émet un ululement qui évoque étrangement celui d’une corne de brume. Il se tourne sur le flanc et, en bonne âme, le révérend Pinuche lui extrait l’éclat du miroir. Pendant ce temps, votre valeureux San-Antonio, l’homme qui n’a pas peur des mouches (mais seulement des moustiques), investit l’appartement ; le pétard à la main, comme il se doit lorsqu’on va en visite.

J’entends une cavalcade dans les communs.

Je hurle à mes boy-scouts de redescendre dans la street et de contourner la casbah afin de couper la retraite aux fuyards.

Une porte claque. Je m’y rue, mais ces peaux d’hareng ont eu le temps de donner un tour de clé. Je joue les Béru. Une, deux, trois et rrran ! Les gonds cèdent à mes instances. La manche de mon costard aussi.

Voyez, tailleur ! Dans notre job, ce qui nous tue, ce sont les frais généraux…

La porte donne sur un escalier de service. Je prends celui-ci au mien et je dévale les marches de bois.

J’atterris dans une impasse au moment où un grand type se coule au volant d’une DeSoto. La bonniche court pour monter dans la calèche, mais son compagnon a le feu au valseur.

Pour lui, une seule chose compte, se tirer de là. Une centaine de mètres me séparent de l’auto et déjà le moteur d’icelle tourne.

Je voudrais bien défourailler dans les pneus, seulement la môme Annette s’intercale entre la bagnole et mégnace.

Si j’envoie le potage, elle risque de morfler.

— Couchez-vous ! hurlé-je…

L’auto démarre. L’autre truffe glapit que c’en est une bénédiction. Elle se sent molle des cannes en constatant que son coéquipier ne l’attend pas. Elle continue de courir sans tenir compte de mes injonctions. C’est trop bête. Je ne vais tout de même pas laisser filer ce julot au moment où il est à la portée de mes prunes.

Alors je m’arrête, je lève mon arme en visant à droite de la gosse. Et je distribue la bonne marchandise à tout va.

Manque de pot, Annette fait une embardée sur la droite au moment où je téléphone la purée. Je vois tout, comme dans un ralenti cinématographique… Elle s’est tordu le pied, c’est ce qui lui a fait décrire cette fâcheuse embardée. Elle culbute et s’abat sur les pavetons inégaux de l’impasse.

J’ai le champ dégagé pour canarder la DeSoto, mais hélas, ma quincaillerie est vide. Epuisement des stocks, les gars ! De quoi piquer une crise. La guinde déboule de l’impasse et fonce à tombeau ouvert dans le boulevard.

Si au moins mes Laurel et Hardy de la Rousse avaient la bonne idée de se trouver là et de prendre le relais. Je tends l’oreille, espérant ouïr une salve. Zéro. Je l’ai dans le dossard.

Alors je m’approche de la fille qui gît en travers de l’impasse. Ses doigts aux ongles carminés raclent le sol. Je réprime une grimace. Elle a intercepté toutes mes valdas, la pauvrette. Je vise juste. Les six balles sont groupées dans sa poitrine. C’est gênant pour faire les pieds au mur.

Elle a les yeux révulsés, une plainte imperceptible fuse de ses narines pincées. Je comprends qu’elle ne supportera pas le transport à l’hosto. Si je veux l’interviewer, faut faire vite.

— Annette, vous m’entendez, mon petit ?

Elle ne bronche pas… Son souffle est de plus en plus saccadé. De toute part, des fenêtres s’ouvrent. Des nanas et des julots poussent des cris d’orfèvre à la vue de cette petite frangine allongée dans une flaque de raisin…

— On va vous emmener à l’hôpital. On vous soignera, lui promets-je, mais par pitié répondez-moi. Où sont les documents ?

M’a-t-elle seulement entendu ? On ne le dirait pas. Elle s’affaiblit rapidement. Je vois la vie s’en aller d’elle comme l’eau s’enfuit d’un panier.

Et puis j’ai l’impression qu’elle remue les lèvres. Je me jette à plat bide près d’elle pour essayer d’esgourder.

Je crois distinguer « Epinay ».

Je n’en suis pas certain. J’implore :

— Je vous en supplie, Annette, répétez… Dites-moi. Il faut que je sache. On va vous soigner.

M’est avis que je perds un peu les pédales tant mon angoisse est grande. Y a un drôle de suspense, les potes. Hitchcock peut y venir ! J’écoute avec tout mon individu. J’oublie la rumeur de Paris qui gronde alentour ; je chasse de ma tête les cris des gens, leurs piétinements sur les pavés…

— Parlez, Annette !

Je suis prêt à lui promettre n’importe quoi même la vie, en sachant bien que personne ne pourrait la lui donner.

Je suis presque certain d’avoir compris « Epinay ». Mais c’est vague, il m’en faut davantage. Je VEUX savoir !

Elle articule encore :

— Partir avec vous chez maman.

Crotte turque ! La voilà qui délire. Je suis feinté.

Elle a encore deux petites convulsions et elle meurt gentiment.

Je me redresse. L’impasse est pleine de badauds. Au premier rang de la fine équipe, le tandem de choix, les rois du rire, les duettistes de réputation internationale, le couple roi : Pinaud et Bérurier.

Le Gros a une main sur son futal entamé dont l’orifice bave un pan de chemise innommable.

— Tu l’as buttée ?

— C’est accidentel, dis-je. Elle s’est jetée devant moi au moment où je poivrais la bagnole.

— Ce sont des choses qui arrivent, admet Pinaud.

Un quidam qui fait son plein d’émotions fortes, un petit maigrichon à l’œil torve, s’écrie :

— Il faut prévenir la police.

Le Gros lui vomit un ricanement insolent à bout portant.

— Ta gueule, moustique, dit-il poliment, la police c’est nous.

Sur ces entrefaites les archers du commissariat voisin, déjà alertés, s’annoncent. Je leur explique le topo et ils s’arrangent de la môme tandis que je retourne dans la maison.

— Gros, fais-je à l’homme au pantalon fendu, donne l’ordre d’appréhender une DeSoto grise immatriculée 432 WB 75… Il nous faut retrouver cette charrette dans les deux heures qui suivent…

— Ce sera pas duraille, fait le Béru. Je t’admire d’avoir eu le temps d’enregistrer le numéro.

Son compliment me va droit au cœur, sans épargner toutefois mon visage inondé par les postillons du Vain.

Je procède alors à une fouille minutieuse de l’appartement. Mais les gens qui l’habitaient ne l’utilisaient que comme pied-à-terre. Il pue l’inhabité. Quelques fringues d’homme, une valise avec des effets de femme (ceux de la défunte Annette, je présume) et c’est tordu. A part ça, des conserves et du gruyère… Je laisse le Gros user du bigophone pour alerter les gars de la routière, ensuite de quoi je profite de ce que l’écouteur est chaud pour tuber au Vieux. Il n’a pas l’air tellement mécontent.

— C’est la déroute chez l’ennemi, dit-il. Comment était l’homme à la DeSoto ?

Je lui fais une description approximative du personnage qu’hélas je n’ai fait qu’entrevoir.

— Pas de doute, dit le boss, il s’agit d’Embroktaviok. Vous êtes sur la bonne piste, San-Antonio.

Et il raccroche.

Il est gentil, le Tondu, la bonne piste ! Elle me paraît un peu sectionnée encore une fois. C’est curieux, dès que je trouve un filon, il se tarit…

— Qu’est-ce qu’on fout ? interroge Béru dont les yeux sont pareils à deux gueules de carnassier inassouvi.

Je lui donne tout apaisement :

— Oui, Gros, on y va…


Un restaurant aimable nous accueille. Au menu, il y a des filets de sole au champagne. Comment la Gonfle résisterait-il à cette tentation ? On passe la commande. Se pose alors le difficile problème des vins. Pinuche prêche pour le muscadet (son vice) et le Gros affirme que, poisson ou pas poisson, il n’y a de vrai que le solide picrate, la première qualité d’un vin, même blanc, étant d’être rouge.

Je mets tout le monde d’accord en commandant une bouteille de champ’.

Foin de cette coutume idiote consistant à fêter les succès par des libations. Ce sont les échecs qu’on doit ainsi sanctifier. Moi, le champ’ me dope, et même me biodope.

Chacun se met à mastiquer en silence. Je réfléchis aux derniers événements. Il s’en passe des choses ! Quelle hécatombe ! Je récapitule : Alliachev, le comte de Souvelle, sa fille, Félareluir, Annette ; plus Mathias grièvement blessé ; plus mes bosses et plus le falzard à carreaux du Gros !

Ayant morfalé sa sole et franchi le premier la ligne d’arrivée, Bérurier exhale une incongruité qui fait chanceler le serveur. Il se cure les dents de la pointe de son couteau, rassemble les aliments ainsi récupérés sur le bord de son assiette, puis, l’inventaire achevé, les consomme une seconde fois.

— Dommage que t’aies pas pu y causer à la morne, rêvasse-t-il.

C’est précisément ce que j’étais en train de déplorer in petto. Ce parallélisme de nos réflexions est édifiant, ne trouvez-vous pas ? Ce sont des remarques de ce tonneau qui me font sentir l’efficacité du Gros.

— Elle a rien bonni du tout ? insiste-t-il en déposant sur mon visage avenant un regard gluant comme une sucette au miel.

— Elle a balbutié, je crois, « Epinay »… Puis elle a dit : « Partir avec vous chez maman. »

— Elle débigochait ?

— Probable…

— On n’a rien sur elle aux sommiers ?

— Rien.

— Tu possèdes son identité ?

— J’ai trouvé sa carte, oui, dans son sac à main…

Tout en causant, je sors la pièce d’identité et la dépose sur la table. Le Gros, doctoral, s’en empare tandis que Pinaud s’étrangle avec une arête. Il lit tout haut, comme s’il cherchait une signification profonde dans ce texte d’état civil :

— Annette Piedchaud, née le 18 mars 1938 à Montmirail (Marne).

— Tu connais ? ricané-je.

— Pas la gonzesse, mais Montmirail… J’y suis passé avec mon beau-frère l’année qu’on a fait une virée en Champagne. Ce qu’on a pu écluser comme roteux c’te fois-ci. Mon beau-frère, tu le connais ? Félix ? Le père de mon neveu qui fait de la boxe, j’ai dû t’en causer…

Je ne prête pas l’oreille à ses divagations. Je suis morose. Le lapin des champs qu’on vient de nous servir, et qui devait savoir marcher sur les toits, me paraît fade comme un rendez-vous manqué.

Le Pinaud s’est versé trois verres de champ’ coup sur coup pour balayer son arête. Il examine l’étiquette de la bouteille.

— C’est pas un cru très connu, dit-il, mais faut reconnaître qu’il se laisse boire.

Et tout de go, il glapit :

— Dis voir, San-A. Je pense…

— Tu as l’impression, rétorqué-je, mais tu sais bien que ça n’est pas possible !

Il tourne l’étiquette de la bouteille face à moi…

« Champagne Denaigre, Epernay », lis-je.

— Et alors ? je fais au Vioque, ça te fait penser à quoi ?

Il hoche la tête.

— Je me dis que t’as peut-être mal compris. Au lieu d’Epinay, c’est peut-être Epernay qu’elle a murmuré, la poule.

Il m’agace, le gâteux.

— Possible, et alors ?

— Non, je te dis ça parce qu’elle est née à Montmirail et que Montmirail c’est près d’Epernay, tu comprends ?

J’ai des symptômes, les mecs. Dans les grandes circonstances, une petite musiquette s’élève dans mon âme. Et c’est à cet indicatif que je reconnais les moments importants de ma vie.

Je repousse mon assiette.

— Pinaud, sais-tu que ta déduction n’est pas tellement bête !

— Je sais, fait-il en profitant de l’émotion générale pour s’octroyer un quatrième godet.

Bérurier désigne mon assiette.

— Tu finis pas, San-A. ?

— Plus faim.

— Tu permets alors ?

Sans attendre mon acquiescement, il verse le contenu de mon auge dans la sienne. Tandis qu’il se colmate les brèches, je vais demander au taulier de la gargote la permission de me servir de son téléphone. J’appelle le commissariat d’Epernay.

La communication est presque instantanée. Une voix rogue me demande ce que je veux. Je me nomme et je demande s’il existe à Epernay une dame nommée Piedchaud qui serait la mère d’une fille Annette âgée de vingt-huit printemps. L’autre me répond qu’il va se mettre en contact avec la mairie. J’insiste pour qu’il se manie le rond et je lui dis de me téléphoner la réponse au restaurant où nous festoyons. C’est O.K., je n’ai plus qu’à attendre. Je profite de ce que j’ai l’appareil en main pour demander à la routière des nouvelles de la DeSoto. On vient de la retrouver, abandonnée quai de la Tournelle. Embroktaviok n’est pas allé loin. Sans doute est-il allé retrouver un complice ?

Mes coéquipiers en sont au dessert (crème de marrons-Chantilly) lorsque je les réhonore de ma présence.

— Qu’est-ce que ça donne ? ânonne Pinaud, presque naze, car le champagne a réveillé sa cuite de la nuit.

— On va le savoir…

Bérurier, lui, examine le menu. L’air tourmenté, il appelle le loufiat.

— Dites-moi, fait-il, y a pas gourance, je lis bien huîtres et filets de sole.

— Oui, monsieur.

— C’est pas OU filets de sole, c’est bien ET filets de sole ? gronde la Gonfle. Alors pourquoi que vous nous avez pas servi les huîtres ?

Le serveur me désigne.

— Monsieur m’a dit d’apporter les filets, j’ai cru que vous ne vouliez pas d’huîtres.

— Elle est bonne, celle-là, aboie le Gros. Je les adore, moi ! Amenez-les-moi, puisque c’est compris dans le menu.

— Mais, monsieur, bredouille le pauvre serveur, vous…

— Je ?…

— Vous venez de manger le dessert.

— Et alors ? demande calmement Bérurier en déposant son chapeau sur la banquette afin de s’oxygéner la courgette. Et alors ? Pourquoi qu’on ne boufferait pas des huîtres derrière de la crème de marrons.

La stridente sonnerie du téléphone m’arrache à ce sketch vertigineux.

— On vous demande d’Epinay, fait le taulier… (Il rectifie) : Je veux dire d’Epernay !

— Tu vois, me lance Pinaud, on confond facilement les deux noms.

Cette fois, c’est le commissaire en personne qui me parle. Il démarre dans un préambule interminable. Il est heureux de collaborer avec moi. Il est très honoré (comme Balzac). Il est à ma disposition. Il a fait diligence (il postillonne ferme en disant ça, et je reçois des gouttes dans les feuilles). Bref, il existe effectivement une dame Piedchaud à Epernay. Elle a cinquante-six ans. Elle est veuve. Elle a une fille prénommée Annette qui vit à Paris (là je pense que l’imparfait s’impose) et elle crèche rue des Berceaux.

— Devons-nous entrer en rapport avec elle ? s’inquiète mon confrère.

— Gardez-vous-en bien ! hurlé-je. Ne vous occupez pas de ça, mon vieux, c’est mes oignons.

Je l’ai vexé, mais peu m’importe. Je n’ai pas envie de lui voir saccager cette nouvelle piste. Si piste il y a.

Je rassemble mes troupes. Comprenant qu’il n’aura pas le temps de déguster ses mollusques lamellibranches à coquille bivalve, le Gros ordonne :

— Faites-moi z’en un paquet, ma femme les adore aussi.

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