La porte du restaurant est dépourvue de son bec-de-cane lorsque nous débarquons. Je frappe aux carreaux, mais personne ne répond. Aucune lumière ne brille derrière les rideaux de l’isba.
— Le service n’est pas encore commencé, fait Mathias.
Je pénètre sous le porche voisin et je vais solliciter de la concierge de l’immeuble un entretien particulier. La dame en question est en train de friser sa cinquantaine avec un fer qu’elle a mis à chauffer sur la flamme de son réchaud.
Personne accorte, aux formes abondantes et au regard généreux.
— La Petite Sibérie est fermée ? m’enquiers-je.
— Ils vont bientôt rouvrir, promet la cerbère en essayant les mâchoires incandescentes de son fer à friser sur un morceau de journal qui se met dare-dare à fumer.
Elle commente :
— Tous les après-midi, ils ferment une heure ou deux, car ils restent ouverts tard le soir. Ça fait une pause pour le personnel.
— Qui est-ce qui dirige la boîte ?
Elle me bigle, suave, à travers la fumaga et susurre :
— Vous êtes bien curieux.
Je lui montre ma carte.
— C’est de naissance, lui dis-je.
Du coup, elle cesse de minauder.
— Qu’est-ce qui se passe ? demande-t-elle, vorace, d’une voix qui espère des choses.
— Rien pour l’instant… Alors ?
— C’est des nouveaux.
— Qui ?
— Les patrons. Avant, c’est un ancien général russe qui dirigeait la maison. Depuis le mois dernier, c’est deux messieurs qui ont repris.
— Leurs noms ?
— Embroktaviok et Félareluir, le genre Europe centrale, si vous voyez ce que je veux dire…
— Il existe naturellement une entrée annexe à l’établissement ?
— Bien sûr, par la cour… La porte de fer à gauche, mais je vous préviens qu’il y a vraiment personne, j’ai vu partir tout le monde…
— Merci, chère madame. Puis-je vous demander la discrétion la plus absolue ? fais-je, sachant pertinemment qu’elle va propager la nouvelle de ma visite à tous les azimuts.
— C’est comme si vous ne m’aviez rien dit, affirme la coltineuse de poubelles.
Elle prend son fer qu’elle avait déposé sur le réchaud et se happe une mèche… Son émotion est telle qu’elle n’a pas songé à vérifier la chaleur du fer. Une odeur de roussi se répand dans la loge, de la fumée monte, rectiligne, du cigare de la pipelette et sa mèche de tifs lui reste dans la pogne.
— Méfiez-vous, lui dis-je ; pour Yul Brynner, ça a commencé comme ça.
Je me casse tandis qu’elle cavale se plonger l’incendie dans une cuvette de flotte.
— Alors ? demande Mathias.
— Amène-toi.
Je l’entraîne à la petite porte de fer dont au sujet de laquelle m’a causé la concierge. Mon petit sésame naît au bout de mes doigts et se glisse tout seul dans l’orifice de la serrure.
C’est une fermeture de sûreté, mais la sûreté, vous pensez si ça me connaît. En moins de temps qu’il n’en faut au shah de Perse pour assurer sa descendance, j’ai eu raison des réticences opposées par la maison Yale. Nous pénétrons alors dans une immense cuisine où flotte une chaleur d’étuve.
Les cuisinières en veilleuse dégagent des calories inemployées pour l’instant. Des relents de friture nous titillent les naseaux.
— Ferme la lourde et suis-moi.
— Qu’est-ce qu’on fait ? demande Mathias.
Je travers la cuisine, le rouquin sur mes talons. Je débouche sur le vestiaire. Là, il y a deux autres lourdes : l’une qui ouvre sur la salle à manger, l’autre sur la cave. C’est cette seconde qui m’intéresse.
Nous dévalons un escalier de pierre plutôt roide qui nous conduit à un couloir bas de plaftard. Quatre portes prennent sur ce couloir. La première s’ouvre sans rouspétance. Elle donne sur un réduit où ronfle une chaudière à mazout.
Aucun intérêt. Je passe à la seconde. C’est une porte constituée de barreaux de fer. Elle défend la cave à picrate. Je comprends aisément qu’on l’ait pourvue d’une forte serrure. Avec le personnel ruski, c’est plus prudent, car ces mecs ont un gosier plus rapide qu’un écoulement de baignoire.
Je passe à la troisième porte. En fer aussi, celle-là, mais en fer plein constituant un seul panneau. Au lieu d’une serrure, elle en possède trois ! Voilà qui m’excite. Plus on défend l’entrée d’un local, plus votre San-Antonio bien-aimé a envie d’y pénétrer… Textuel !
L’ouverture de ces trois serrures me demande un certain temps. Mais la persévérance est toujours récompensée, on vous apprend ça à partir de la communale et on continue à vous le prêcher dans les mairies (salle des mariages).
Je mets vingt minutes à triompher de ces obstacles, mais j’arrive à mes fins. En l’occurrence, le pote Mathias est d’une patience rare. Il a la bonne idée de faire oublier qu’il existe et de ne pas poser la moindre question.
Enfin, le front emperlé d’une sueur prolétarienne, j’ouvre ladite porte.
— Et v’là le travail ! dis-je.
Nous pénétrons alors dans une pièce étroite qui devait être un ancien couloir désaffecté. On a cimenté le passage, le transformant de la sorte en un local tout en longueur. Le fond est occupé par une table surchargée d’instruments qui n’ont aucun rapport avec la restauration, à moins que ça soit cela la cuisine russe !
Il s’agit d’un poste émetteur de radio. Une chaise de fer achève l’ameublement de cette turne. Aux murs sont accrochées deux mitraillettes et, dans une petite caisse non fermée, nous découvrons des pistolets de fort calibre ainsi qu’une multitude de chargeurs et des boîtes de balles.
Mathias émet un léger sifflement.
— Très intéressant, fait-il, je crois, patron, que vous avez eu la main heureuse…
Je jubile, les gars. Voilà enfin du probant. C’est le Vieux qui va se régaler. Du coup, j’en oublie mes avatars. Une trouvaille pareille, ça vaut quelques coups de goumi sur le couvercle, non ?
— Monte téléphoner au boss qu’il nous envoie du peuple. Il va falloir tendre une souricière. Il y a un coup de filochon carabiné à réussir.
Il opine et me laisse quimper.
— Je peux me servir de l’appareil de l’établissement ? demande-t-il.
— Nature !
Pendant qu’il va ameuter la garde, je m’occupe de la quatrième lourde. Elle aussi est à serrure. Elle n’en comprend qu’une seule, par exemple, mais c’est de loin la plus compliquée. Comme j’ai recours à mon sésame, je perçois trois détonations suivies d’un grand cri. Aussitôt je laisse tomber mes travaux de serrurerie pour défourailler à tout berzingue et bondir dans l’escadrin.
En haut des marches, mon pote Mathias est affalé, inerte, perdant son raisin en abondance. Je me rue jusqu’à lui et, sur ma lancée, l’enjambe comme un coureur de cross saute une haie. J’arrive dans le vestiaire ; une silhouette s’y trouve, qui se carapate en direction de la cuistance.
— Stop ! fais-je d’une voix de ténorino.
En guise de réponse, la silhouette se détourne légèrement et me balance deux pralines. La première se fiche dans le montant de la lourde, la seconde traverse la manche gauche de mon costard. Si vous voyiez votre San-Antonio joli, mesdames, vous grimperiez sur la commode ! Je dois donner dans le genre terrific. Le Boris Karloff de la Rousse ! Mon pétard est au bout de mon bras, mon bras perpendiculaire à mon corps ; mon index presse la détente. Ça débouche par trois fois. Pif, paf, pouf ! Et le fuyard va à dame en poussant un petit cri bizarre.
Je contourne le fourneau monumental. Le gars est sur le flanc. Il halète sauvagement. L’oxygène et ses éponges ne sont plus copains, à ce qu’on dirait.
Je m’agenouille et qui reconnais-je ? Le gros vilain qui dérouillait ma môme de Souvelle le premier soir ; celui qu’elle appelait Badarin.
Il a l’œil vitreux, le frère. Je glisse ma main sur sa poitrine à la recherche de son palpitant, mais j’aurais meilleur compte d’ausculter une planche à repasser. Il vient de s’inscrire à l’American Express pour le prochain départ en direction de Mephisto City. Dame : une olive dans le bulbe et dans le foie, ça vous guérit de la grippe asiatique.
Je décide de m’occuper de mon petit camarade Mathias. J’espère qu’il y a encore possibilité de faire quelque chose pour lui !
Il est en piteux état, le pauvre rouquin. Une balle dans la poitrine, un peu à droite du cœur, me semble-t-il, et une autre à l’aine ! S’il en réchappe, il aura de la chance. Il n’a pas perdu connaissance. Sa figure décomposée est convulsée par la souffrance.
Je le prends par la taille pour l’aider à se lever.
— Me touchez pas, patron, balbutie-t-il. Je crois que je suis râpé !
— Pas question, fils…
— Vous l’avez eu ?
— Oui, sec. Il est déjà en enfer… Attends-moi un instant, je préviens l’hosto…
Je trouve le bigophone à gauche du vestiaire. J’alerte l’hôpital le plus proche en déclinant mon identité. J’explique la nature et l’emplacement des blessures de Mathias et je leur dis de préparer en vitesse la salle d’opération… On me répond : O.K. ! Tout ce qui pourra être susceptible de sauver Mathias sera entrepris.
Rassuré sur ce point, je retourne auprès du malheureux.
— Trouvez-moi une goutte de gnole, patron, supplie-t-il.
— Non, mon gars, ce ne serait pas prudent. Jamais d’alcool à un blessé, tu sais bien.
De grosses gouttes de sueur dégoulinent sur son front.
— Je souffre comme une vache, murmure-t-il.
— Serre les dents, mon petit vieux, les toubibs sont sur le pied de guerre et t’attendent pour te refaire une beauté…
— Vous croyez que je vais m’en sortir ?
— Tu plaisantes ou quoi ! fais-je. Pour un petit morceau de fer dans le cuir, tu en fais des histoires.
Il a la force de me sourire malgré sa souffrance.
— Ce salaud, il était en haut des marches ; quand je l’ai vu, il était trop tard : il tirait déjà…
Dix minutes s’écoulent et les ambulanciers viennent récupérer le blessé. Les détonations ont ameuté les locataires de l’immeuble, concierge en tête. Un peuple jacasseur occupe la cour. Il en arrive du dehors. Puis ce sont des bignolons de police-secours qui radinent et à qui je dois filer le mot de passe.
De tous, c’est la pipelette qui est le plus survoltée.
— Si je m’attendais à cette fusillade ! vocifère-t-elle. Un immeuble si tranquille ! Jamais le moindre incident et voilà qu’on s’y tue…
— Oh, vous, l’émule de Jeanne d’Arc, mollo ! lancé-je, faisant ainsi une discrète allusion à ses cheveux carbonisés.
C’est le genre soumis. Quand on rouscaille, elle se met en veilleuse.
— Venez plutôt voir le défunt, enchaîné-je en la faisant pénétrer dans l’office ; des fois que vous l’auriez déjà vu…
Elle se masque les yeux, mais en écartant les doigts.
— J’ai peur des morts !
— Vous avez tort, la rassuré-je, les types comme lui ne sont dangereux que vivants…
Elle s’incline enfin devant la dépouille mortelle de ma victime.
— Mais, c’est M. Félareluir ! crie-t-elle.
— Quoi ?
— L’un des directeurs du restaurant…
— Merci du renseignement.
Les renforts que je viens de réclamer rappliquent. Je leur confie le soin d’évacuer le macchab et d’intercepter au passage, toute personne qui se présenterait, employés ou autres…
Je passe dans la salle de restaurant et cramponne une bouteille de vodka. Puis je vais m’attabler à la place que j’occupais la veille au soir.
Je cherche à piger.
Félareluir, alias Badarin, dînait dans sa propre boîte, comme l’eût fait un convive normal. Pourquoi donnait-il le change ? Et à qui ? A Alliachev ou à moi ? Il est parti, toujours comme un client ordinaire. Dehors il a fait son numéro avec la gosse Monique et je suis tombé dans le panneau… Donc, c’est pour mes beaux yeux enchanteurs qu’il a joué ce rôle du client.
Bizarre…
Je me téléphone deux verres de vodka et je me sens en pleine carburation. Mes collègues vont et viennent, procédant aux constatations d’usage… C’est la grosse effervescence.
Soudain, comme j’attaque mon troisième glass, un inspecteur de la criminelle vient me tirer de ma méditation.
— Vous avez un instant, monsieur le commissaire ?
— Pourquoi ?
— Nous venons de faire une curieuse découverte à la cave.
— Si vous croyez m’apprendre quelque chose, rigolé-je. C’est même à cause de ce poste émetteur que la fusillade a éclaté.
— Je ne parle pas du poste émetteur, monsieur le commissaire, fait cet enviandé en réprimant un petit sourire supérieur.
— Vous parlez de quoi alors ?
— Du cadavre…
— Quel cadavre ?…
— Venez voir…
Je bondis.
Mes collègues ont ouvert la quatrième porte, celle que j’étais en train de bricoler quand Mathias s’est fait balancer le potage. Avec tous ces événements, je l’avais oubliée.
La quatrième pièce contient des caisses et une malle. Je ne sais pas ce qu’il y a dans les caisses, mais tout ce que je peux vous garantir, c’est que le cadavre de Boris Alliachev repose dans la malle.