CHAPITRE XIV De l’enterrement considéré comme un sport violent

Le quelqu’un en question est mort, vous l’avez deviné, j’espère, à moins que vous ne soyez tout à fait gâteux[2]. Ce mort est une femme.

Cette femme, c’est Monique de Souvelle.

Avouez que ça vous en bouche une drôle de surface portante !

Elle a au cou la cordelette qui a servi à l’étrangler. Ses yeux mi-clos expriment encore une indicible épouvante.

Je remarque qu’elle porte au visage des traces de coups. On l’a sérieusement tabassée avant de lui serrer le kiki. Son nez est brisé, une de ses oreilles arrachée, il lui manque des touffes de cheveux sur le dessus de la tête et de vilaines plaques violacées marquent sa peau. Elle aurait eu des mots avec une couvée de tigres affamés qu’elle ne serait pas en plus piteux état…

— Tu connais ? me demande Bérurier…

Je n’ai pas le temps de lui répondre. Le maire qui s’est penché sur le cercueil lamente : « Mademoiselle de Souvelle. »

La nouvelle court dans l’assistance…

— Le médecin du village est-il ici ? demandé-je.

Un petit jeune homme s’avance, l’air effarouché.

Je lui désigne le corps.

— Pouvez-vous me dire à quand remonte le décès de cette fille, docteur ?…

Pendant qu’il examine le corps, je prends Pinaud à part.

— Voilà où conduit ton inconscience, crème d’idiot, lui fais-je. Je te charge de veiller un mort, mais tu préfères aller te soûler en compagnie d’un gendarme ! Et pendant que tu dégustes la blanquette de veau de sa mégère, des gens sont venus déménager le corps du comte ; ils ont buté la fille et l’ont collée à sa place dans le cercueil.

Pinuche a des larmes de honte plein son visage blafard.

— Je te préviens, Baderne, si cette enquête foire, tu pourras demander ta retraite !

Je reviens au docteur…

— Vos conclusions ?

Il n’ose pas trop se mouiller. C’est un jeunot, timide, qui finit de s’instruire.

— Douze heures environ, sous toutes réserves, murmure-t-il. La rigidité cadavérique s’exerce toujours… Il faudrait une autopsie pour…

— Elle aura lieu, mais il m’était utile de savoir…

Je monte sur le talus afin de pouvoir haranguer la foule. Dans le fond, c’est une aubaine d’avoir le village réuni. Ça évite les investigations particulières.

— Mesdames, messieurs, fait le vaillant San-Antonio, l’homme qui remplace le beurre et les paratonnerres à moustaches, dans la soirée d’hier, des gens étrangers au pays sont allés au château. De toute évidence, ils étaient en voiture. Voici la mienne ; excepté elle, en avez-vous aperçu une autre cette nuit, dans les parages ?

Les Courisurldiciens s’entre-regardent. Personne n’ose débloquer… On se surveille. On se méfie de la police… Je pige que ces bonnes gens vont y mettre une sourdine. S’ils savent quelque chose, il faudra les forceps pour les accoucher ; ça prendra du temps. Or, c’est le temps qui me manque le plus.

Je m’approche du curé et du maire.

— Messieurs, leur dis-je, pour que ce crime abominable soit puni, il est indispensable que ces gens parlent. Dans un petit pays comme celui-ci, le passage d’une auto est encore un événement… Pouvez-vous m’aider ?

C’est le curé qui se décide. Il chausse ses lunettes et toise toutes ses ouailles avec attention.

Son panoramique s’arrête sur une grande femme rousse figée au premier rang d’orchestre.

— Marie Tournelle, dit-il, votre maison est juste à l’entrée du chemin menant au château, vous avez certainement entendu quelque chose.

La rouquine continue de flamber sans broncher. Alors le brave prêtre se met en rogne.

Depuis le temps qu’il pratique ses paroissiens, il a appris à les connaître.

— Marie Tournelle, qu’il reprend, le bon vicaire, la justice de votre pays fait appel à vous pour démasquer le coupable d’un crime odieux. Vous taire est un péché très grave dont il ne suffira pas de vous confesser pour en diminuer les conséquences…

Alors la rouquine, qui se voit déjà incandescente dans les flammes de l’enfer, se décide.

— J’savions pas gras ! annonça-t-elle.

— Dites tout ! insiste le curé.

Vous mordez la scène, les gars ? Du Bergman de la bonne cuvée : ce cercueil contenant la dépouille d’une jeune fille étranglée, posé dans la boue d’un chemin, avec ce prêtre en tenue et ces gens fringués de noir, muets, hébétés, terrorisés… Avec le gendarme, rubescent, le Béru altier, le Pinaud délabré…

Un moment de qualité, je vous le bonnis comme je le pense.

Donc, la rouquine s’allonge.

— C’t’ au moment que je fermions mes volets pour la nuit, dit-elle, j’ons juste vu une grosse auto que passait devant chez moi sans faire quasiment de bruit que si que son moteur n’avions point fonctionné…

— Où se dirigeait-elle ?

C’est San-Antonio qui parle. Le vrai, le seul, l’unique…

— Allons vers le châtiau !

— Vous avez vu les gens à l’intérieur ?

— Non : je regardions par en dessus de cette tomobile… Je n’ayons vu que le toit.

— Qu’est-ce que c’était comme voiture ?

— Pff ! fait le chalumeau vivant en pétrissant sa tignasse. Une quasiment grande comme un wagon d’chemin de fer…

— Une ricaine, quoi, traduit Bérurier qui, à ses heures, comprend le péquenot. Mahousse et silencieuse, je vois pas ce que ça serait d’autre…

Ça me fait bondir. En moi s’éveille le souvenir d’Hector. Un Hector majestueux qui, la veille au soir, à l’heure précisément où se déroulait l’étrange forfait, me parlait de Monique et d’une auto américaine. Un détail auquel je n’avais pas pris garde sur l’heure me revient. Il a prétendu, le triste cousin, n’avoir pas vu le compagnon de Monique parce que celui-ci remisait son auto ! Donc il est client du garage en question… Oh ! mais ça change tout.

Je harangue une ultime fois la populace :

— Personne autre que madame n’a aperçu une voiture américaine ?

J’attends. On se consulte encore du regard dans la foule. Et puis Noisette, le crétin municipal, part d’un rire qui ferait frissonner un auto-rhinocéros, fût-il laryngologue.

— J’l’ons vue ! J’l’on vue, glousse cette pauvre asperge attardée. Je revenions du café… Je l’on vue… Je l’on vue…

Je m’approche de lui et, pour l’apprivoiser, je lui offre une cigarette, il la prend, la déchiquette et la chique.

— Elle était comment, cette auto, mon gars ? je lui fais de ma voix la plus suave — celle qui a obtenu le prix décerné par la maison Cadum…

— Grosse, bongu… Comme ça…

Il écarte les bras.

— T’as remarqué la couleur ?

— Laissez tomber, me souffle le toubib, il est daltonien.

Effectivement, l’idiot paraît désemparé.

Je passe à un autre genre d’exercice :

— Tu as vu du monde à l’intérieur ?

— Oui… Oui…

— Quel genre de monde ?

— Du monde.

— Combien de personnes ?

Il réfléchit, y a de la surcharge dans son transformateur, je vous le jure. Il va se faire péter le disjoncteur dans un moment.

Il lève la main, baisse un doigt, hésite, en baisse un autre…

— Trois ?

Il fait un signe d’acquiescement.

— Il sait compter ? demandé-je au docteur.

— Jusqu’à trois, peut-être, fait le toubib sans enthousiasme.

— Bon ; admets-je, trois personnes… Des hommes ou des femmes ?

Le demeuré s’abîme dans ses pensées confuses.

— Deux monsieurs, une madame, il dit…

— Tu es sûr ?

Alors il se fout à chialer comme un pauvre veau qu’on expédierait dans une manufacture de chaussures.

Je n’insiste pas.

— Rentrons à Paris, dis-je à mes hommes. Brigadier, chargez-vous des formalités. Mettez les scellés au château, faites transporter le cadavre de la jeune fille à la mairie, le médecin légiste viendra pratiquer l’autopsie… Compris ?

— Bien, monsieur le commissaire.

— Autre chose : le cadavre du comte gît dans le puits de son parc. Qu’on n’y touche pas avant l’arrivée de mes collègues. Placez un de vos hommes en faction et qu’il ne s’endorme pas, hum ?

L’apoplectique, ne pouvant rougir, pique un fard.

J’adresse un geste rond, légèrement théâtral dans le sens de la hauteur à l’assistance, je serre la paluche du maire, celle du curé, celle du docteur et je regagne ma tire.

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