CHAPITRE IX Le jeux des questions

Je dois pousser une frime du plus haut comique si je m’en réfère à celle, épanouie, de mon collègue.

— On vient de trouver ce monsieur, fait-il. Vous le connaissez ?

— Pas plus tard qu’hier nous dînions ensemble, assuré-je.

Ce qui est la vraie vérité du bon Dieu.

— De quoi est-il mort ?

— On ne sait pas encore ; il n’a aucune blessure apparente…

— Si vous le déballiez, on serait plus à son aise pour l’examiner…

Aussitôt demandé, aussitôt servi. Les poulets sortent l’espion de sa boîte et l’étalent sur le carreau.

Je remarque que la peau d’Alliachev est d’une vilaine couleur bronze. Je ne serais pas étonné d’apprendre qu’il a été empoisonné.

— Déloquez-le, je veux en avoir le cœur net ! ordonné-je.

Mes collègues dépoilent le mort et je trouve aisément ce que je cherche. Il a, à la cuisse droite, une piqûre auréolée de vert. Les tauliers de la Petite Sibérie se sont farci le client au poison. C’est une prise de congé propre et silencieuse. Décidément, je commence à y voir plus clair. Pendant qu’on me chambrait, hier soir, on s’occupait de M. Alliachev. Il n’est jamais sorti du restaurant.

Voilà pourquoi il fallait absolument m’embarquer… Il devait rester sur place, lui.

— Vous semblez tout content, remarque mon confrère, un peu déçu.

— Je le suis, dis-je. Ça me fait plus plaisir que si j’avais trouvé une boîte de peinture sans danger dans mon sabot de Noël…

— Que fait-on de ce ouistiti ?

— Direction la morgue. A moins que vous ne vouliez l’empailler pour décorer votre salle à manger…

Il rit un peu jaune, pour la forme. Moi, je refais surface et j’arrive dans les communs à l’instant précis où le personnel radine. Celui-ci se compose de deux cuistots, d’une préposée au vestiaire-téléphone et de trois serveurs, parmi lesquels mon maître d’hôtel qui ressemble à Vincent Tauriol.

— Embarquez-moi tout ce trèpe à la Grande Taule, ordonné-je, on sera plus à l’aise pour bavarder…

Ayant dit, je remonte dans mon bahut pour devancer la clientèle. Les événements vont bon train. Moi j’aime ça. Je ne suis pas un stagnant…

Qui vois-je en poussant la lourde de mon étable ? Je vous le donne en mille… En dix mille ! En autant de mille que vous voudrez ! Vous cloquez votre menteuse au greffier ?

Bérurier !

Le seul, le vrai, l’unique. Le Béru à carreaux, au bitos graisseux, à la barbouze mal fauchée, au regard anémié par le gros rouge ; Bérurier le volumineux, Bérurier le cornard, Bérurier, ce malodorant brave homme qui m’est aussi cher que ma profession.

Il se tient assis, comme en visite, une jambe allongée, l’autre repliée sous son siège, le chapeau sur le ventre, un coude sur son dossier et sa physionomie est barbouillée de confusion.

— Qu’est-ce que tu fous ici ? barris-je. Je te croyais dans le rapide de Marseille…

— J’y suis t’été, articule-t-il avec peine. Mais figure-toi que la garce m’a possédé.

— Elle ne t’a pas balancé par la portière, si ?

— Ecoute, quand j’ai z’eu mon bifton, j’sus grimpé dans le dur et je m’ai mis à sa recherche. A se trouvait dans un compartiment où qu’il n’y avait plus de place. Moi je file dans celui d’à côté et je m’installe… Le train se barre. Je me dis que je vais griller une sèche… Je passe dans le couloir et qu’aspers-je dans le wagon de la gonzesse ? Balpeau… Sa place était vide. Tout de suite je la crois aux gogues et j’attends : nib ! Dix minutes s’écoulent sans que je revoye miss Fille de l’air. Je cavale au fourgon-restaurant, pas de frangine ! Du coup, je prends les vapeurs et je me farcis tout le dur, depuis le fourgon de queue jusqu’au tender : zéro ! Comme si que cette garce s’était déguisée en courant d’air… Alors j’entre dans son compartiment et je demande à ses compagnons de voyage ce qu’elle est devenue.

« Y me disent que, juste au moment où que le train partait, un type est venu lui causer. Paraît qu’elle a cramponné sa valoche dans le filet et qu’elle est descendue comme une qu’aurait oublié de fermer le gaz. »

Le Gros allume une cigarette pour se donner le temps de respirer. Il laisse tomber l’allumette non éteinte sur le pan de sa veste qui se met à grésiller joyeusement. Il conjure le sinistre, gratte les bords noircis du trou pratiqué dans l’étoffe et attaque la péroraison.

— Heureusement, termine le Mastar, que ce rapide-là s’arrêtait à Sens. J’y suis descendu et j’ai pris un autre bolide en sens (il rigole du mot) inverse… Tu mords ?

Un silence gênant (pour lui) plane sur le burlingue comme une menace de guerre. Je foudroie mon subordonné d’un œil terrible. Il tente de m’amadouer par un sourire, se rend compte de la vanité de l’exploit, et baisse sa grosse tête pleine de calembours et de recettes culinaires.

— Béru, lui dis-je, voilà où mène l’ivrognerie.

Il se rebiffe :

— Je te jure que j’étais pas naze, San-A.

— Des années de vin rouge, ça vous sape un homme. Je crois que le moment est venu pour toi d’aller vendre du muguet ou de faire les vendanges dans l’Hérault. Quand un limier laisse filer sa proie sous son nez aussi stupidement, il a droit à sa mise en disponibilité…

Alors là, il voit rouge, le Gros rouge. Mettant sa cigarette tout allumée dans sa poche, il vitupère :

— T’as bonne mine, commissaire de mes joyeuses ! Pas plus tard qu’hier, tu t’es laissé fabriquer comme un enfant de chœur par une gonzesse qui t’a manœuvré de première… Elle a fait joujou avec ta pomme comme avec la poupée parlante du Bazar de l’Hôtel de Ville ! Faut se moucher avant d’empêcher les autres de renifler…

Nous nous défions furieusement et, comme chaque fois, ça se termine par un double éclat de rire.

— Inspecteur Bérurier, fais-je, je vous invite à plus de respect envers votre supérieur hiérarchique.

— Et moi je t’invite à aller prendre un pot pour se remonter le moral…

— Il en est bien question !

— T’as tort dans le fond, la vie est courte, philosophe le Gros qui, sans jamais avoir lu Bergson ni Einstein, sait développer des théories fondamentales.

Je le mets au parfum des événements de dernière heure et il sursoit de lui-même à ses projets alcoolisés.

— Qu’est-ce que tu comptes faire ?

— Interroger les mecs qu’on a parqués à côté… J’espère qu’ils éclaireront notre lanterne…

Je demande au planton d’introduire d’abord les cuisiniers, car j’ai l’impression que ces chevaliers de la broche ne font pas partie de la bande.

Effectivement, les deux casseroles’s brothers travaillent à la Petite Sibérie depuis quatre ou cinq ans, c’est-à-dire bien avant l’arrivée des nouveaux propriétaires. Ils ne savent rien. Ils sont russes, parlent un français rocailleux et ne comprennent pas la moitié des questions que je leur pose.

Je les expédie rapidos après avoir noté leur adresse.

Même tabac pour Marie Landoffé, la proposée au vestiaire-téléphone, ouatères, une brune à moustache, à lunettes et à soutien-gorge Dunlop. Elle ne sait rien des nouveaux patrons ni de leur activité. Un renseignement important cependant : elle peut me fournir les adresses des deux associés. Illico je frète deux expéditions avec ordre d’arrêter Embroktaviok et de perquisitionner dans les appartements.

Puis je reviens à Marie Landoffé. Je lui montre une photo d’Alliachev que le Dabe m’avait communiquée.

— Vous reconnaissez ce monsieur ?

L’image est ancienne. Depuis qu’elle a été tirée, le gars Boris a un peu changé.

— Il me semble, fait la moustachue lunetteuse, mais franchement je ne saurais vous dire…

— Il a dîné à La Petite Sibérie ces derniers temps… Hier soir entre autres… Et mon petit doigt me dit qu’il a eu un entretien avec vos patrons…

Elle réfléchit laborieusement, puis, ayant lissé sa moustache, elle déclare :

— J’y suis… En effet, je l’ai vu, ce type… Hier soir M. Embroktaviok l’a fait appeler par Igor, le maître d’hôtel. Ils se sont serré la main au vestiaire. M. Embroktaviok l’a invité à voir sa cave. Ils sont descendus.

— Vous ne l’avez pas vu remonter ?

— Non. M. Félareluir m’a envoyé acheter des cigares au bureau de tabac, j’ai pensé que cet homme que vous dites était reparti pendant ce temps.

Il n’y a plus grand-chose à tirer de cette gosse. Je la renvoie dans ses foyers en lui recommandant de se tenir à la disposition de la justice.

Je me tape ensuite les deux serveurs (ce qui est façon de parler, de mal parler). Eux aussi étaient de la boîte avant l’arrivée des nouveaux patrons. Ils ne sont au courant de rien et ne m’apprennent qu’une chose intéressante : Igor est entré en fonctions en même temps que les nouveaux propriétaires. M’est avis que j’ai bien fait de le garder pour la bonne bouche. Bérurier somnole dans son fauteuil comme un crapaud sur une feuille de nénuphar. On pourrait croire qu’il n’est pas dans le coup, et pourtant son œil bovin enregistre tout. Avant l’entrée du maître d’hôtel, il se manifeste péniblement pour affirmer :

— C’est lui le client sérieux, tu peux me croire. D’ailleurs, j’ai bien vu à midi qu’il avait une bouille pas catholique…

— Il est orthodoxe, ne puis-je m’empêcher de lancer, car cet après-midi, j’ai l’humour qui vole bas.

Là-dessus, entrée du monsieur tant attendu.

Il adopte le style réservé et déférent. Il ressemble plus à un ordonnateur des pompes funèbres qu’à un maître d’hôtel lorsqu’il est en civil.

— Asseyez-vous, proposé-je aimablement.

Béru, intéressé, se lève, clôt le devant de son pantalon qui bâillait à s’en décrocher la braguette et vient s’asseoir sur le coin du bureau. Ça vaut un bronze d’art et ça fait plus d’effet.

— Comment avez-vous connu les sieurs Embroktaviok et Félareluir ? commencé-je, en dessinant un philodendron sur le buvard de mon sous-main.

— Parr burreau de placement, répond le Tauriol.

— Vous ne savez rien de leur activité ?

— Rrrien ! Je ne faisais que serrrvice…

Je pousse la photo d’Alliachev dans sa direction.

— Vous connaissez ?

— Naturellement, c’est client !

— Quand l’avez-vous vu pour la dernière fois ?

— Hierrr.

— Il a quitté le restaurant ?

— Oui, fait-il sans l’ombre d’une hésitation.

Béru pousse une sorte de hennissement. Le mensonge flagrant du pingouin l’enivre.

— Tu permets ? me fait-il.

D’un signe, je lui enjoins de se calmer.

— M. Félareluir dînait dans la salle avec une dame ? je questionne.

Il marque l’ombre d’un poil d’hésitation et opine.

— C’est vrrrai.

— Vous connaissez cette femme ?

— Non.

— C’était la première fois qu’elle venait à La Petite Sibérie ?

— Oui.

Béru se penche vers moi, renversant mon encrier sur sa jambe de grimpant.

— Ce zigoto c’est bouche-cousue-je-t’enchose, chuchote-t-il. Le seul moyen de le faire causer, c’est de lui mettre des pains dans la gueule, crois-moi, je connais les êtres…

— Ecrase, Gros, tu permets !

Il se renfrogne, éponge son costard imbibé et attend la suite.

Je quitte mon fauteuil pivotant et je vais me placer face à Igor.

— Assez rigolé, pépère, lui dis-je. Maintenant tu vas me parler de la petite bonne de Mme Godemiche. Elle était dans votre turne à deux heures. Je l’ai repérée, tu t’en aperçu. Tu as vu que mon valeureux petit camarade ici présent lui emboîtait le pas, alors tu as donné l’alerte. Les gars de ta bande ont expédié quelqu’un à la gare de Lyon pour la prévenir. Le messager l’a récupérée dans le train et elle est redescendue…

Igor est aussi calme qu’un chef indien en train de se faire ravaler la frime façon façade de droguiste pour partir en guerre contre l’attribut d’Œil de Faucon (celui qui cache son jeu).

— Je ne sais pas ce que vous dites ! affirme-t-il. Moi, je ne suis qu’un pauvrrre maîtrrre d’hôtel…

— Un pauvre maître d’hôtel qui a vu sortir Alliachev du restaurant hier soir ?

— Oui, pourrrquoi redemandez-vous ?

— Tu n’as pas dit au gars Boris qu’un des patrons demandait à le voir dans l’arrière-salle ?

— Non.

Son sourire hautain est presque gênant. C’est sa façon à lui de nous dire merde. Il nie l’évidence pour nous marquer son mépris.

Il se produit alors un remue-ménage. C’est le Gros qui, perdant patience, vient de culbuter l’Igor sur le plancher d’un coup de citrouille dans le buffet.

Загрузка...