CHAPITRE VII Dans lequel la galanterie française se perd…

Cette fois, ça n’est plus une bonniche au minois constellé de taches rousses qui vient m’ouvrir, mais un escogriffe de larbin aussi sympathique qu’une épidémie d’oreillons.

Il est maigre au point que, lorsqu’il marche, on dirait qu’il joue aux osselets. Il a les cheveux taillés en brosse (pour un domestique c’est idéal), le nez busqué, les yeux embusqués, les oreilles débusquées et une quarantaine d’années parfaitement homologuées.

— Monsieur ? qu’il demande avec onction.

— Je viens voir Mme Godemiche.

— De la part de… ?

— De la part de moi-même. Je suis le commissaire San-Antonio.

Il sourcille.

— Oh ! parfaitement, monsieur. Si monsieur veut bien me suivre.

Monsieur ne demande que ça et monsieur le suit.

Comme nous escaladons le perron, la gente dame Godemiche franchit le seuil de sa maison. Elle porte un tailleur qui ne sort pas de la morgue et une rivière de perlouzes nettement en crue.

— Tiens, monsieur le commissaire, gazouille la veuve. Du nouveau ?

— Vous sortiez ? m’effaré-je.

— J’allais à Paris, oui. Mais rien ne presse…

Elle s’efface pour me laisser entrer. Je pénètre dans la mystérieuse crèche. J’aime assez ce nid pour femmes fatales.

— Votre bonne est sortie ? dis-je nonchalamment.

— Elle est partie pour Marseille, fait mon interlocutrice en ôtant posément ses gants, on lui a téléphoné à midi que sa mère avait eu un accident…

— Elle va vous manquer…

— Il me reste Ferdinand…

— C’est le mari de votre bonne ?

— Non.

Elle sourit.

— Mais quelque chose me dit qu’il le deviendra.

Dans ma Ford intérieure, je pense que la gosse Annette n’a pas beaucoup de goût pour marida un échalas comme le Ferdinand. Lui, ça ne sera jamais Ferdinand le taureau, je vous le promets ou faudra qu’il force sur la cantharide ! Il a autant de sex-appeal qu’un écheveau de fil de fer barbelé.

Mais qu’importe des goûts et des couleurs, comme dit Félicie, ma brave femme de mère.

Visiblement, la ravissante veuve attend mes explications. En voilà une qui n’aura pas de mal à se refaire un blaze ! Avec des formes pareilles, un sourire aussi aguichant et des yeux aussi ardents, n’importe quel bonhomme normalement constitué se porterait acquéreur, quand bien même il aurait déjà douze femmes et une pleine école maternelle de lardons.

— Madame Godemiche, je suis venu vous poser différentes questions… Votre intérêt est d’y répondre, sinon il pourrait vous arriver des choses fort désagréables…

Son regard enjôleur s’emplit de nuées funestes. Elle me jette des éclairs que j’attrape les uns après les autres à la volée, car j’ai fait un numéro de jongleur, naguère, au gala de l’Urbaine.

— Monsieur, renaude la beauté, je n’apprécie guère ce langage…

— Il faudra pourtant bien vous y faire, ma petite dame !

J’ai tort de m’emporter. La voilà en plein suif ! Ça complique la situation. Ou alors ça va peut-être l’éclaircir…

Au lieu de faire machine en arrière et de lui débiter des excuses à charnières montées sur subjonctif, je fonce in the brouillard. Gare aux taches ! Quand le San-Antonio des familles bouscule les convenances, on peut s’attendre à tout.

— Je n’ai plus le temps de m’exprimer en alexandrins, madame Godemiche. Je tiens à vous dire que je suis au courant de tout et que cette visite pourrait bien se terminer par une arrestation.

— Vous prétendez m’arrêter, moi !

— Vous, oui, chère madame.

Elle manque d’air, la souris. Elle fait des bulles en parlant, on dirait un moteur Johnson.

— Sortez, monsieur !

— Pas sans vous !

— Partez immédiatement, sinon je vous fais jeter dehors.

— Par qui ? rigolé-je. Par votre virtuose du plumeau ? Ma pauvre chérie, vous pouvez m’en envoyer une douzaine à la fois des comme lui. Je m’amuserais à en faire des fagots…

Elle reste silencieuse un instant, étourdie par la colère et la stupeur.

— Puis-je connaître les raisons de votre attitude ?

— Je préfère vous les donner à mon bureau…

— Vous avez un mandat d’amener ?

Je me mords moralement la langue.

— Madame Godemiche, je n’ai qu’un coup de téléphone à passer et dans l’heure qui suit, on m’en amène un, en bonne et due forme. Seulement ce serait pour vous le scandale immédiat, alors qu’il y a peut-être moyen de l’éviter…

— Très bien, fait-elle d’une voix tellement glacée que je regrette de ne pas avoir mis un pull à col roulé. Très bien, je vous suis… Mais je vous préviens, commissaire, que j’ai les bras longs et qu’il vous en cuira…

— Merci, chère madame, un homme averti en vaut deux.

A cet instant on frappe à la porte du salon. Sans attendre, le larbin paraît.

— Madame, fait-il, Monsieur votre père vous appelle au téléphone…

La veuve me considère avec mépris.

— Je suppose que je n’ai plus le droit de parler à mon père ?

— Mais si, voyons, me poiré-je, à condition toutefois que ce soit en ma présence…

Nous sortons à la file indienne. Une fois dans le hall, la veuve se dirige vers le bigophone décroché et s’empare du combiné.

— Allô ! fait-elle, j’écoute…

Elle répète plusieurs fois allô ! Secoue la fourche de l’appareil et, se tournant dans ma direction, dit à Ferdinand, lequel se tient derrière moi :

— On a coupé la communication ?

C’est tout ce que je perçois. Le Ferdinand que j’ai nettement sous-estimé vient de m’octroyer un coup de goumi au bas de la rotonde, qui disperse ma lucidité.

J’ai à peine eu le temps de percevoir le sifflement de sa matraque. Comme je commençais à me retourner, le bâton de réglisse m’est arrivé sur la nuque… Le bath tapis d’Orient se précipite à ma rencontre et nous faisons connaissance brutalement.

Ma communication aussi est coupée. Inutile de vous escrimer sur l’interrupteur, mes agneaux, me voilà en dérangement pour un bout de moment.

Je pense au tennisman borgne qui venait de prendre la balle dans son lampion valide.

Et puis je ne pense plus à rien…


N’ayant pas consulté ma montrouze au moment du coup, je ne puis vous dire combien de temps je me baguenaude au pays du cirage. Ce sont des évaluations durailles à faire lorsqu’on se trouve dans ma situation. Toujours est-il que c’est le mal de bol qui me réveille. Ma tronche ressemble au clocher de Notre-Dame au moment où l’on sonne la Libération de Paname. Je regarde un long moment les motifs tortueux du tapis… Mes idées se rassemblent pour un grand meeting mais sans ordre. Elles sont follement indisciplinées. Je pense à Félicie qui, hier matin, épluchait des oignons dans sa cuisine, au beau costume de Bérurier, au comte de Souvelle et à sa fille qui, j’oubliais de vous le signaler et je m’en excuse, possède un grain de beauté sur la fesse droite. Je pense aussi à la mort de Louis XVI qui a dû ressentir un peu de ce que je ressens… Puis au numéro de téléphone de M. Jean Mineur car les choses importantes de la vie sont toujours celles qui s’imposent à vous dans les cas d’urgence… Enfin le tocsin diminue d’intensité et j’arrive à m’agenouiller sur le tapis. Ma tête pèse une tonne. J’ai le plafard en plomb. Décidément, je l’avais sous-estimé, le Ferdinand. Pour un gnace qui manipule les plumeaux, il ne se défend pas trop mal. Il fait des poids et haltères par correspondance, c’est pas possible autrement. Oh ! ma douleur ! Il n’a pas pleuré le sirop de muscle, le frère ! Je porte la main à ma nuque. C’est tout poisseux. Décidément, il va falloir que je me fasse blinder la tourelle, ou que je ne sorte pas sans un casque à pointe…

J’arrive à me lever… Je déniche la cuisine et je fais couler de l’eau froide sur ma bouille endolorie. Ça ranime. Une bouteille de rhum providentielle achève de me redonner une allure humaine.

Naturlich je fouille toute la strasse sans rencontrer âme qui vive. Je redescends dans le hall afin de téléphoner, mais je m’aperçois qu’on a sectionné le fil du biniou.

Je me traîne hors de la cambuse. Le portail est grand ouvert et le garage jouxtant la demeure est vide. Ces foies-blancs se sont tirés. Je me sens gonflé de rancœur. Entre nous et la baisse des prix, je m’y suis pris comme un manche. Ce qu’il fallait, c’était embarquer la veuve d’autor jusqu’à la Maison Viens Poupoule et, là, lui sortir le grand jeu sur canapé. Je vous parie un séjour à la tour de Londres contre un déjeuner à la Tour d’Argent qu’elle aurait mis les pouces…

Le Vieux va encore me jouer Ramona. Et il n’aura pas tort.

Le bol fourmillant, je rejoins ma base. En catimini je vais m’enfermer dans mon burlingue afin de donner des instructions aux services compétents pour qu’on appréhende la veuve Godemiche et son larbin. A la Préfecture, service des cartes grises, on me confirme que la digne personne possédait bien comme voiture une Chrysler décapotable blanche et je fais diffuser le numéro d’icelle à tout va. Avec un bolide aussi voyant, elle ne saurait aller bien loin.

Ce dispositif mis en place, je décide alors d’opérer une descente à La Petite Sibérie. Je convoque Mathias et l’invite à se joindre à moi. Après quoi je me fais délivrer un ordre de perquisition.

J’avale deux comprimés d’aspirine et je me convoque pour une conférence personnelle placée sous ma haute présidence. A l’unanimité je décide que si je n’ai pas dénoué cette affaire dans les vingt-quatre heures, je pose ma candidature au titre de roi des glands, laissé vacant par la récente démission de Bérurier. Cet ordre du jour est adopté à l’unanimité moins une voix.

Mathias radine en tirant sur la boucle de son imperméable.

— Ça n’a pas l’air d’aller, monsieur le commissaire, observe-t-il.

— Ça ira beaucoup mieux lorsque j’aurai retrouvé certains petits dégourdis de ma connaissance, promets-je.

En cours de route, je rêve à ce qui se passera lorsque Ferdinand me tombera dans les paluches.

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