CHAPITRE XV « Mettez-moi du super »

Un huissier cacochyme à la démarche éléphantesque nous conduit jusqu’au vaste burlingue où œuvre le cousin Hector.

La pièce est immense, pourvue de hautes fenêtres à travers lesquelles on arrive à distinguer le ciel de Paris, malgré l’épaisse couche de poussière qui recouvre les vitres. Je songe avec mélancolie à tous les pauvres mecs qui vivent à quatorze dans une mansarde, ce qu’ils voudraient se régaler si le ministre des Travaux en Cours leur livrait ses locaux. Des locaux de cornichons à en juger par la faune qui y végète.

Le guide franchit à gué un immense delta, nous longeons des rives bordées de dossiers verdâtres, nous croisons une pirogue montée par un vieillard oublié puis un bateau à aubes (à chaque aube je meurs) à bord duquel ont pris place trois vieilles filles rances atteintes de cécité because la poussière des archives et la lumière étoilée de leurs lampes de burlingue, mais, dans un ministère, pour les vieux fonctionnaires, la cécité fait loi (il est mauvais mais vous l’avalerez quand même !). Nous continuons de descendre ces fleuves impassibles, guidés par notre haleur, lequel geint à chaque pas. Et nous abordons à la toute extrémité du local. Nous n’apercevons d’abord qu’une falaise de documents empilés. Cela ressemble au grand cañon du Colorado (je n’ai jamais vu le grand cañon du Colorado, le petit non plus du reste, ce qui rend la comparaison plus évidente).

— Voilà, murmura l’huissier.

On pourrait croire qu’il va restituer son dernier soupir, mais non, il le garde pour la bonne bouche. L’homme se prend les bronches à pleines mains et, courageusement, organise une nouvelle expédition pour rejoindre sa base.

Je contourne la pyramide de paperasses et j’aperçois enfin mon cousin au visage pâle. Il ne nous a pas entendus venir, car il est accaparé de bas en haut pour une opération minutieuse. Cette dernière entre dans une phase tellement décisive que nous retenons notre respiration, Béru, Pinoche et moi. Jugez-en : Hector a évidé un bouchon de liège au moyen d’une lime à ongles. Il a planté des épingles en rangs serrés pour constituer une minuscule grille devant l’ouverture. Et, à l’instant précis où nous arrivons, il s’efforce d’introduire une mouche habilement capturée dans le bouchon, avant de piquer le dernier barreau. La mouche qui le prend pour un sodomite proteste et essaie de s’enfuir. Mais rien ne peut réduire la volonté d’Hector, pas même un Indien Jivaro.

Il finit par embastiller sa mouche. Vivement, il abaisse le barreau. Puis il reprend souffle. De la sueur ruisselle sur son front étroit. Il est assouvi, Hector. Il a la noblesse du gladiateur vainqueur. Le calme quasi sidéral de l’homme courageux qui a rempli sa mission.

— Tu fais l’élevage, Totor ? je questionne.

De saisissement il en bave sur sa cravate.

— Toi ! Toi ! Toi ! répéta-t-il quatre fois de suite (je ne l’ai écrit que trois fois pour vous laisser le soin d’imaginer le dernier « toi ». Au cas où votre débilité mentale vous refuserait cet effort, je dépose le quatrième « toi » au bas de la page)[3].

Pris en flagrant délit, il a perdu ses moyens, le cousin.

Pinaud prend le bouchon-cage et examine la mouche à travers la grille.

— C’est bien fait, approuve mon collègue. Faut de la patience pour réussir ça.

Hector avale sa pauvre salive.

— Qu’est-ce que… qu’est-ce que tu viens faire ici ?

— La maison Bouglione qui m’envoie. Il leur manque un dompteur ; le leur s’est fait décapiter par un lion de l’Atlas. Une imprudence : il s’était mis de la brillantine avant de coller sa pipe dans le râtelier du fauve… Je suis sûr que ton numéro de mouches ferait de l’effet. Si un jour tu veux renouveler ta ménagerie, préviens-moi : j’ai un ami à l’U.M.D.P.

Il se drape dans sa dignité.

— Je t’en prie. Tes sarcasmes ne m’atteignent pas ! Que veux-tu ?

— Hier, j’ai fait une omission. J’ai oublié de te demander l’adresse du garage où tu me dis avoir rencontré Monique de Souvelle.

— Que cherches-tu à faire ? s’inquiète l’homonocule.

— Je t’écrirai mes projets, tu les recevras demain matin par pneumatique. J’attends le renseignement.

Mais il fait des giries, Hector. Il veut reprendre de l’autorité.

— Je n’ai pas envie de causer des ennuis à cette jeune fille. Sa vie n’est certes pas exemplaire, il n’empêche que je n’ai pas à m’en mêler…

— Des ennuis, fais-je doucement, ni toi ni personne ne peut plus lui en causer. Elle est morte.

— Que dis-tu ?

— Etranglée. Et étranglée par un type qui roulait dans une bagnole américaine. Alors tu piges mes intentions, cousin ?

— C’est pas vrai ? bée Hector.

Bérurier intervient.

— Tout ce qui y a de plus véridique, renchérit le Chéri. Même que c’est moi qu’ai découvert le poteau rose.

Un peu confus, il ajoute en me mendiant du regard :

— En somme, hmmm ?

Hector fait craquer ses jointures.

Il s’empare d’un crayon à la mine bien affûtée et se met à nous dessiner un plan de Paris et de sa banlieue pour nous montrer l’emplacement du garage.

J’empoche la feuille et je lui mets une affectueuse bourrade qui lui dévisse l’omoplate.

— T’es un cousin germain, lui dis-je. Pour te récompenser, je demanderai à la Commère de t’envoyer du miel pour ta mouche.

Nous le quittons sur cette excellente repartie (que tous mes lecteurs ne comprendront pas hélas, mais qui, néanmoins, comme disait nostalgiquement Cléopâtre, signifie quelque chose).


Le pompiste en combinaison bleue vient à nous.

— Qu’est-ce que je vous mets ? demande-t-il.

— De super, fais-je.

Béru me désigne la coquille Saint-Jacques qui orne la casquette du préposé.

— Il aurait été boxeur que ça ne m’étonnerait pas, fait-il.

Tandis que le transvaseur d’huile noire branche son pipe-line, je m’approche du box vitré derrière lequel un monsieur en blouse blanche lit un roman espagnol intitulé « Mercedes a une injection directe ».

Je me fais connaître. Il est prêt à m’aider, je le comprends à son regard aimable qui luit derrière des verres épais comme des hublots de bathyscaphe.

— Combien garez-vous de voitures américaines ? questionné-je.

L’homme prend une expression inspirée.

— Cinq, fait-il au bout de son calcul mental.

— J’aimerais avoir l’identité de leurs propriétaires…

— Facile…

Il sort d’un tiroir un grand registre noir aux feuillets brisés. Et il parcourt les pages en se salivant l’index.

— Le docteur Bubon, boulevard Saint-Marcel ; Eugène Auvère, l’acteur, boulevard de Port-Royal ; Constant Tinople, l’armurier de la rue Stine ; Tatonbou-Kipu, un prince nègre qui habite l’Hôtel du Cap-Nord, et Stéphan Simonet, rue des Frères-Zonêtes.

Je réfléchis.

— Ces cinq voitures ont-elles passé la nuit ici ?

En guise de réponse, il appuie sur un timbre. Je vois surgir un Arabe aux yeux papillotants.

— Mohamed, fait l’homme à la blouse blanche. Toutes nos bagnoles amerlocks ont dormi ici cette nuit ?

Le veilleur de notche secoue la tête :

— Pas celle du docteur…

— Pff, lamente le garagiste, il la rentre presque jamais. Si : le dimanche quand les autres sortent la leur. Le reste du temps, elle dort devant chez lui…

— Et puis ? coupé-je…

L’Arabe me sourit.

— Pas non plus celle de M. Simonet.

— Quand l’a-t-il prise ?

— Ça fait deux jours qu’il n’est pas rentré…

Le veilleur ajoute :

— Il part souvent en voyage…

Je me gratte la tempe, ce qui peut sembler un détail superflu, mais je tiens à ne rien vous cacher.

— Autre chose, parmi les trois voitures en question, y en a-t-il qui sont rentrées très tard dans la nuit ?

Mohamed fait la moue.

— Y a l’armurier, fait-il. C’était presque quatre heures…

Voilà qui m’intéresse.

— Ah oui ?

— Oui. Il mariait sa fille. Ils étaient toute une bande vachement partis, m’sieur… La bagnole est encore pleine de rubans de papiers et de fleurs…

Je fais la grimace.

— O.K., merci…

J’allonge un pourliche au veilleur et je laisse le monsieur miraud se replonger dans les aventures de Mercedes, laquelle se nomme Troissanhessel de son nom de famille.

Dehors, le Gros est aux prises avec le pompiste. Il prétend lui faire emplir son briquet. L’autre s’y refuse, alléguant que sa pompe est automatique et qu’il ne peut doser la pression de son doigt sur le déclencheur.

Je mets fin au conflit en embarquant le Mahousse dans ma chignole.

— Des indices ? s’informe le Révérend.

— A voir, dis-je.

— Où qu’on va ? s’inquiète Bérurier ; je vous préviens que j’ai la dent !

— Tu te rempliras plus tard, Gros. Maintenant nous devons foncer dans le brouillard. Quand le vin est tiré, il faut le boire.

— Parle pas de vin, supplie-t-il, tu me donnes soif.

Je décide de rendre visite au dénommé Stéphan Simonet. La rue des Frères-Zonêtes[4] est toute proche. Et puis ce zouave qui n’a pas remisé sa tire depuis deux jours m’intéresse d’instinct.

J’ai le nez creux.

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