CHAPITRE XI Les relations d’Hector

La journée s’achève dans une grisaille confuse. J’en ai lourd comme un train de marchandises sur la patate. Bérurier idem, à qui j’ai passé un savon carabiné pour avoir enchristé Igor sans le fouiller. Et un savon, c’est le cadeau idéal pour le Gros. Lorsqu’il passe plus d’une heure dans le burlingue, j’ai l’impression de m’être installé au Zoo de Vincennes, section des fauves. Le Gros, marri (et mari cocu de surcroît) écluse du gros rouge par larges gorgées silencieuses…

Notre seul espoir ? Le bigophone. Chaque sonnerie nous fait frémir d’espoir. Nous pensons chaque fois qu’il s’agit d’une bonne nouvelle. Tonnerre de Brest, comme on dit à Quimper, tous ces gens en fuite : Mme Godemiche, ses deux larbins, Monique de Souvelle et Embroktaviok ne peuvent s’être évaporés. A un moment ou un autre ils vont bien être dans l’obligation de refaire surface, non ? Un individu, à la rigueur, peut disparaître, mais cinq ! Ça ne se serait jamais vu.

Hélas, nos espoirs sont déçus : la journée se termine sur un appel du révérend Pinaud qui nous signale que les funérailles du comte auront lieu le lendemain dans la matinée. A sa voix, je réalise qu’il a un peu forcé sur le muscadet, histoire d’égayer sa veillée funèbre ; saurais-je lui en faire grief ? Que non point !

— Rien de nouveau à signaler ? lui demandé-je.

— Absolument rien…

— Personne n’est venu voir le défunt ?

— Quelques bouseux des environs, mais Jeannot les connaît tous…

— Qui est Jeannot ?

— Voyons, proteste Pinuche, c’est le brigadier de gendarmerie dont auquel tu as eu affaire ici, souviens-toi-z’en.

Je me z’en souviens et je déduis de cette intimité que mon noble camarade a trouvé le partenaire idéal pour les parties de chopine.

— Vous venez aux obsèques ? demande le cher enrhumé.

— Et comment ! A demain, Trésor, ne prends pas froid, les nuits sont fraîches à la campagne.

— Des clous ? interroge Bérurier en secouant le reliquat de picrate.

— Rien, soupiré-je. Malgré la publicité que lui a consacrée la grande presse du soir, ce pauvre de Souvelle ne fait pas recette…

— Tu crois que sa garce de fille va le laisser mettre en pot sans l’arroser ?

— Ah ! les femmes, tu les connais, non ?

Bérurier s’abîme dans une louche évocation de sa grosse Berthe. Il arrache d’un coup sec un poil de son nez et le dépose sur son buvard aux fins d’examens.

— Oui, soupire-t-il, je les connais… Qu’est-ce qu’on fiche à c’t’heure ?

— On rentre chez soi, dis-je. Y a des jours où ça ne tourne pas rond, c’est astral. Dans ces cas-là, il vaut mieux ne pas insister… Et puis, avec tous ces gnons que j’ai reçus et donnés, toutes ces allées et venues, je suis fourbu.

On s’en serre cinq (chacun) et sans plus tergiverser je rentre at home (comme on dit en Savoie) en pensant fortement à mes pantoufles.

Décidément, j’avais raison de prétendre que c’est astral. J’espérais avoir la paix, et je rencontre le cousin Hector à la cabane. Rien ne va plus. Ce locdu s’est mis sur son trente et un parce que c’est son anniversaire. Il ne voulait pas fêter ça seulâbre, le cher homme. Ses quarante-six carats, il tient à en faire profiter la famille. C’est gentil, ça part d’un bon sentiment. Comme il sait vivre, il a acheté un gâteau d’occasion dans une pâtisserie en faillite. Pas un grand, pour trois, vous pensez… D’autant plus qu’il va falloir s’huiler les clapeuses pour morfaler ça. Il a pas l’air tellement comestible, son gâteau. M’est avis qu’on l’a fabriqué avec des balayures de grange. Félicie, ma brave femme de mère : la bonté même, pousse naturlich des cris d’admiration devant cette mesquinerie pâtissière. Elle cavale acheter des bougies pour planter sur le chef-d’œuvre.

Quarante-six lampions ! Ça va ressembler à la grotte de Lourdes ! Comme le gâteau n’est pas plus large qu’une soucoupe, elles vont être obligées de se tenir sur la pointe des pieds, les bougies…

Je félicite Hector, lequel joue les modestes. Il aurait gagné le Rallye de Monte-Carlo ou remporté le Prix Nobel que ça ne lui foutrait pas plus d’orgueil que ces quarante-six années médiocres, étriquées, râpées, moisies. Quarante-six ans de célibat, d’idées toutes faites, de soumission ! Quarante-six ans avec un cache-nez de laine, des aigreurs d’estomac, un porte-monnaie, un abonnement au Pèlerin, et une reproduction de l’Angelus de Millet ! Faut le voir pour y croire.

Il est content de son acquisition, l’Hector. Il l’exhibe au grand jour, il la fait miroiter…

— Quand tu auras mon âge, Antoine…

M’man a sorti son malaga Cintra. Elle le sert dans ses petits verres à pied qui lui viennent de sa grand-mère et dont un seul manque. Encore est-ce le chat qui l’a cassé en 1924 !

— Allez, Totor, fais-je, conciliant, vanne pas, tu l’as quand même pas fait exprès d’avoir quarante-six berges.

Ça le meurtrit, le sous-chef de burlingue. Il me plaque un regard aussi adhésif que de l’albuplast.

— Tu es toujours le même, observe-t-il fort pertinemment.

— Le contraire m’étonnerait.

Je vide mon glass et m’abats dans un voltaire à dossier mobile. Relaxe. Je ferme les yeux, d’abord pour ne plus voir la bouille en grain de courge écrasé d’Hector, ensuite pour récupérer. Il y a des journées, dans la vie d’un flic, qui sont plus lourdes que les quarante-six ans de mon cousin.

M’man s’active à la cuisine. De savoureuses odeurs me chatouillent les muqueuses.

— Tu permets que je prenne le journal qui est dans la poche de ton imperméable ? sollicite de ma haute bienveillance Hector 46.

— Je t’en prie.

— Remarque, dit-il, il me serait plus agréable de converser, mais d’après ce que je crois comprendre, tu n’as guère envie de causer ?

— Tu comprends tout admirablement, Totor.

— Si ça t’ennuie pas, ne m’appelle pas toujours Totor, je trouve ce diminutif ridicule.

— Il l’est, admets-je, mais toutefois moins que ton prénom.

Pigeant qu’il n’aura pas le dernier mot avec moi, le cousin se plonge dans le baveux. Quatre secondes s’écoulent et mon parent (par mésalliance) émet une onomatopée susceptible d’exprimer à la fois de la surprise et de la désolation. Je lui concède un œil. Il est dans tous ses états, l’Hector ballot. Ses fesses méticuleuses font du rase-mottes au-dessus de sa chaise. Il a la bouche en issue de secours pour œuf pressé, et son regard oblitéré troue la première page du canard.

— Qu’est-ce qui t’arrive, cousin, l’interpellé-je, tu as laissé du lait sur le feu, chez toi ?

— Le comte de Souvelle s’est suicidé, bavoche l’excroissance d’humanité.

Je lui bondis sur le baudrier.

— Voudrais-tu dire, Hector, que tu le connais ?

— Ben, voyons ! Mon père était le cousin de son intendant. Je passais toutes mes vacances sur ses terres à l’époque où il en avait encore…

Ce que c’est que la vie, hein, bande de ceci-cela !

— Raconte ! coassé-je, car je parle couramment plusieurs langues.

Il ligote l’article de Larronde.

— Que veux-tu que je raconte… C’est navrant. Voilà où le jeu l’a mené… Un homme très bien. Grosse fortune, belle noblesse…

Je lui griffe le baveux. Cette fois, j’ai nettement envie de lui faire la causette, à l’endoffé.

— Tu connais sa fille ?

Il sort ses lunettes à monture d’acier véritable, les pose en équilibre sur son nez jaune et pointu afin d’accroître la vision qu’il a de moi. Et je mérite d’être accru, ayant tout ce qu’il faut pour réjouir l’œil.

— Comment sais-tu qu’il a une fille ?

— Permets, Hector, c’est moi qui interroge.

— Tu te crois dans ton bureau ?

Allons bon, Môssieur fait sa mijaurée, à c’t’heure. Pour une fois qu’il a quelque chose d’intéressant à bonnir, Son Altesse la crème des glands fait sa chochotte ! Je le prends par la douceur :

— Je m’occupe du décès de Souvelle, cousin. Cela dit sous le triple saut périlleux du secret de Polichinelle.

Il arrondit ses vasistas.

— Comment ça, tu t’occupes de son décès ! En quoi le suicide de monsieur le comte relève-t-il de tes services ?

Je regrette de ne pouvoir lui faire becter son nœud papillon assaisonné d’un filet de vinaigre.

— Décès… discutable. Le suicide n’est pas établi, mens-je.

Il avale une salive que je suppose cotonneuse et articule :

— Pas possible !

— Textuel. Tu comprendras, en conséquence, mon bon Hector, que tous renseignements concernant les familiers du comte sont les bienvenus, comme on dit à Montparnasse.

— Oui, oui, fait-il, gorgé d’une importance nouvelle.

Il s’accoude noblement à la table. De son autre main, il tripote ses besicles. Il se voit déjà à la une des canards, le cousin. Son sourire de constipé ferait merveille.

— Que veux-tu savoir ? il demande, magnanime…

Saint Louis sous son chêne ! Le grand Condé ! Le petit Caporal ! Il est tout ça à la fois, brusquement. La Garde meurt mais ne se rend pas. Droit au cœur mais épargnez le visage ! On n’emporte pas la France à la semelle de ses souliers. Un grand moment d’épopée qu’il s’offre, l’évadé du ministère. Comme un rien vous transforme un homme !

— Parle-moi de Monique de Souvelle.

Il fait la moue. Il va donner son avis. Celui-ci sera sans appel, tranchant, définitif.

— Une dévergondée. Une folle qui a éclaboussé le blason de ses aïeux.

J’ai envie de lui dire qu’avec Pludetache on peut arranger ça, mais ce n’est pas le moment de le vexer.

— Tu la connaissais bien ?

— Je lui faisais des paniers de jonc quand j’allais voir le cousin de papa. C’était un bébé.

— Maintenant, si tu la voyais, t’aurais la même frénésie pour le panier…

— Je l’ai aperçue, il n’y a pas longtemps, sourit l’hépatique, effectivement c’est un aimable brin de fille. Quel dommage qu’elle ait mal tourné. Je la vois, mariée avec quelqu’un de son monde, ayant des enfants, des domestiques, une calèche !

— Arrête, tu nages dans la comtesse de Ségur ! souris-je. Dis-mois voir, Totor, pardon : Hector, où l’as-tu rencontrée, cette enfant perdue ?

— Près de la gare d’Austerlitz, dans un garage. J’étais en compagnie de mon chef de bureau, M. Queveutuklat Boniface, qui avait eu la gentillesse de me charrier un fauteuil acheté d’occasion au marché aux puces. Tu sais, le fauteuil crapaud que j’ai mis dans ma salle à manger ?

— Aux faits, Hector ! Je t’en supplie !

Il essuie les verres de ses besicles et me décoche une moue méprisante.

— La politesse ne t’étouffe pas, Antoine. Je suis là à essayer de t’apporter des renseignements de la plus haute importance, et tu m’abreuves de quolibets !

Je lui verse un doigt de malaga.

— Tiens, bois ça par-dessus, et par pitié, accouche !

Il aime le malaga, le gourmand. Faut dire que dans le privé il n’écluse que de la flotte. Sauf le dimanche où il s’offre une bouteille de limonade.

Il sirote son godet, les yeux mi-clos, semblable à un matou castré qui évoquerait sa vie préopératoire.

— Donc, reprend-il, nous arrivions au garage où M. Queveutuklat remise son automobile… Et qui vois-je, descendant d’une voiture américaine somptueuse ?

— Monique de Souvelle ?

— Comment le sais-tu ? s’étonne-t-il.

— Simple déduction, la déformation professionnelle, quoi… Elle était seule ?

— Non, un monsieur pilotait l’auto…

— Un type comment ?

— Je ne l’ai pas vu, pour ainsi dire… J’ai salué Mlle Monique… Je dois reconnaître qu’elle n’est pas bêcheuse. Dévoyée, mais simple.

— Ça se passait à quelle époque ?

Il se concentre.

— Voyons, j’ai acheté mon fauteuil le mois dernier… Oui, le mois dernier…

— Elle t’a parlé, la gosse ?

— Non, juste bonjour. J’étais accompagné, elle aussi…

Je suis déçu. Un instant j’ai espéré le miracle ; mais les miracles ne se produisent pas les jours où rien ne carbure.

— T’es sûr de ne pas pouvoir me décrire son compagnon ?

— J’en suis certain. A travers le pare-brise de l’auto, j’ai distingué une silhouette d’homme. Presque aussitôt d’ailleurs, le conducteur a emprunté la rampe du garage pour descendre sa voiture au sous-sol…

Je retourne m’asseoir. Nouvelle déception. Tant pis, ça ira mieux demain. Ne pas insister…

Je vous le répète : c’est astral.

Je me libère d’autant mieux de mes préoccupations que Félicie radine de la cuisine avec un merveilleux plat de pieds-paquets.

— Il ne fallait pas vous déranger, cousine, fait l’hypocrite Hector en carrant le coin de sa servetouze entre son cou de canard et son faux col de celluloïd.

On briffe le bon appétit. Hector surtout. Il avait pas fait le plein depuis le jour de l’An, époque à laquelle il est venu apporter des chocolats piqués et farineux à m’man.

Il s’en met plein l’escarcelle. Faut dire que les pieds-paquets de Félicie sont de première. Histoire d’atténuer le cousin, je branche la télé. C’est sensas : on a droit à un documentaire sur la vie des abeilles.

Hector en profite pour dire qu’il n’aime pas le miel. Tout de suite après, heureusement, y a du catch. Manque de bol ; paraît qu’Hector, malgré ses bras épais comme des rayons de vélo, en a fait dans sa jeunesse.

Il nous commente les prises, nous explique les coups, critique le combat des deux mastards en pleine chicorne. Au point que je me demande si c’est pas sa pomme, le bourreau de Béthune !

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