CHAPITRE IV Je finis par commencer

Installez-vous dans votre fauteuil le plus rembourré, prenez un verre de ce que vous voudrez légèrement additionné d’eau, essayez de perdre votre air ahuri qui me fait mal au cœur et mordez mon raisonnement. Pris dans leur ordre chronologique, les événements ont un petit quelque chose d’incroyable qui vous met de la fumée dans le citron.

Primo (infection), je surveille un gars dans un restaurant russe. Deuxio, à la sortie dudit restaurant, je vole au secours d’une ravissante poupée molestée par un vilain-pas-beau. Pendant que je joue les Kid-Vengeur, défenseur de l’opprimé, mon Boris Alliachev se barre.

Troisio, je raccompagne la demoiselle chez elle. Un chez-elle qui n’est pas le sien ! Elle m’accorde ce que la plupart des jeunes filles refusent avant le mariage et, pendant que je lui raconte l’histoire du monsieur qui a vu l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’os, une main criminelle, mais instruite des choses mécaniques, rend ma bagnole inutilisable…

Vous suivez toujours le convoi, les potes ? D’ac, alors ne prenez pas ces frimes de constipés trahis par leur pharmacien.

Quartio, je prends congé de la gosse Monique, je constate que je suis en panne, je l’en informe et elle, bonne âme, me prête sa calèche, ce qui vous prouve qu’elle n’avait rien à me refuser.

Cinquio, je regagne mon domicile au volant de l’auto prêtée lorsqu’une bande de foies-blancs me donnent l’assaut. Voilà, c’est tout. Si vous avez besoin d’aspirine, dites-le ; par contre, si vous comprenez quelque chose à tout ça, annoncez la couleur, je suis acheteur au prix de l’Argus.

Moi, voyez-vous, avec mon petit cervelet portable et ma vue basse, j’essaie de mettre d’aplomb une théorie. Faut bien que je finisse par commencer mon enquête, non ? Alors je chope ce puzzle à deux mains, je le secoue pour bien mélanger les morcifs et n’être pas accusé de tricherie. Et puis je retrousse mes manches, ce qui est d’autant plus fastoche que ma chemise n’en comporte pas et je me tiens le raisonnement suivant :

« Mon petit San-Antonio chéri (je me prends par les sentiments dans les cas d’urgence), suppose que la bande d’Alliachev se soit aperçue de ta filature… On veut te faire lâcher prise. Pour ça, on use d’un subterfuge (le bon subterfuge Lune). On te fout dans les pattes la môme Monique. Mais comme on te sait malin (vous voyez, je me nourris d’illusions), on te la branche de façon pittoresque. Au lieu qu’elle vienne à toi, c’est toi qui vas à elle pour la protéger… »

Humm ? Jusque-là, ça se tient, non ?

Bon, mais après ?

C’est là que ça se complique vilain. Monique (si Monique il y a) m’emmène dans une maison vide avec un culot qui force l’admiration. Pendant qu’elle se fait expliquer le coup des quatre jambons accrochés au même clou, un complice à elle — peut-être le dur qui la tabassait — bricole ma guinde…

Attendez, j’avance doucement because la végétation qui devient luxurieuse…

Pourquoi m’avoir conduit dans cette maison isolée ? Je réfléchis le quart d’un dixième de seconde et, sans coup férir (que ferais-je d’un coup férir dans ma situation !) je réponds : parce qu’on voulait que j’aie besoin d’une voiture pour regagner Paris. Attendez, je tiens le bon bout. La bagnole ! Voilà l’explication…

On m’a amené progressivement à avoir besoin de cette damnée M.G.

J’allume une cigarette. Je me sens tout à fait O.K. maintenant. C’est à peine si mon aubergine me cuit encore un peu. Ma bagnole réparée roule bien.

Où en étais-je ? Ah ! oui : Monique m’a amené à utiliser la M.G. parce que le type qui se servait de cette auto devait être bousillé.

J’ai été le mouton destiné au sacrifice de bout en bout. Après m’avoir fait sacrifier à Vénus, on m’a sacrifié tout court.

Que dis-je, un mouton ! J’ai plutôt été le pigeon, oui ! Je me cloque en renaud, tout seul, au volant de ma charrue.

Je peux vous dire encore une bonne chose, les gars, ça ne se passera pas comme ça !


J’arrive au burlingue dans une rogne noire, en priant Dieu que Bérurier s’y trouve, car j’ai besoin de me détendre les nerfs. Justement il est là, le Gros, beau comme un astre dans un costard à carreaux jaunes et verts. Ma surprise est si vive de le découvrir en d’aussi somptueux atours que j’en oublie de lui décocher les sarcasmes d’usage.

— On croit rêver, balbutié-je.

Il sourit modestement et tire sur le nœud de sa cravate.

— Comment tu trouves mon costume neuf, San-A. ?

— Sensationnel ! T’as acheté ça où ?

— A la morgue, répond l’Enflure. C’est un pote à moi qui classe les fringues des clients. Les familles lui donnent souvent les effets des défunts… Il m’a téléphoné hier comme quoi il avait un costard fait au moule pour ma pomme.

Béru met une main sur sa hanche et tient l’autre levée comme pour danser le menuet. Il tourne lentement devant mes yeux admiratifs.

— Mords la came ! fait-il. Y a eu qu’un coup de fer à donner. On dirait du sur mesure, non ?

Il s’avance, me propose son revers avec insistance.

— Et tu peux toucher, c’est de l’anglais.

— J’ai tout de suite reconnu, admets-je.

— Ah oui ?

— Oui, à l’accent. A qui appartenait cette merveille ?

— A un gros industriel…

— A un très gros, rectifié-je.

Il ne souligne pas le vanne et s’admire dans un morceau de miroir constellé de chiures de mouches.

— Tu veux que je te dise, enchaîne Bérurier ; contrairement à ce qu’on prétend, je trouve que les carreaux, ça m’amincit.

— Terriblement, conviens-je, en entrant je t’ai d’abord pris pour Philippe Clay.

Il va pour tonitruer une protestation, mais à cet instant décisif de la conversation, Sa Majesté Pinaud fait son entrée.

En me voyant, le vioque rouscaille sec.

— Ah ! tu es là ! murmure-t-il. Je te remercie ! J’ai eu bonne mine à l’hôpital en me retrouvant seul dans ta chambre. J’eusse voulu que tu visses la tête du médecin… J’eusse aimé que tu entendisses ce qu’il a dit…

Je lui mets une affectueuse bourrade sur l’omoplate droite. Il titube et se décide à me sourire.

— Tu changeras jamais, San-A.

— Tu es monté voir le patron ?

— Pas encore, je suis seulement passé en passant, mais j’y allais…

— Garde-t’en bien. Il voudrait tout savoir et ne rien payer. Avant de lui présenter un rapport, il faut avoir quelque chose à raconter. C.Q.F.D. !

— Sois poli, rouscaille Pinuchet en déposant ses fesses tristes sur un siège plus triste encore.

— Où a-t-on conduit la voiture dans laquelle je roulais ?

— Dans la cour du commissariat du 18e.

— Tu vas bigophoner à la Maison Poulman pour avoir le numéro d’immatriculation. L’une des deux plaques doit bien être encore visible, saperlipopette !

Le Pinoufle émet un rire maigre et sort un ignoble carnet de sa vague. Il le feuillette après s’être humecté le médius.

— Tu permets, fait-il, je connais mon métier, Dieu merci.

Il ajuste ses lunettes aux verres fêlés, les relève sur son front et lit :

— 825 CZ 78.

Il ajoute :

— J’ai téléphoné à la préfecture de Versailles. L’auto appartient au comte Victor de Souvelle, domaine de Lamain-Aupanier, Seine-et-Oise.

Ayant dit, il referme son carnet, range ses lunettes et jouit de ma stupeur en homme pondéré qui ne demande jamais à la vie plus qu’elle ne peut lui accorder.

Dans le cas présent, l’existence s’est montrée large avec Pinaud car ma surprise est grande (3,60 m de long sur 4 m de large).

Du coup mon vertigo me reprend.

De Souvelle ! Il existe donc, celui-là. L’écheveau s’embrouille de plus en plus. Je fais péter le poing sur la table.

— Allez, en route ! glapis-je.

— Tous les trois ? demande Pinaud.

— Tous les trois, parfaitement, c’est la mobilisation générale.

Bérurier, qui vient de casser un carreau de son complet, récite :

— La mobilisation n’est pas la guerre.

Le pauvre amour. S’il pouvait prévoir ce qui va suivre, il changerait de disque !

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