CHAPITRE II La chandelle par les deux bouts !

Elle zieute son ex-chevalier frappant, redoutant de lui voir récupérer ses esprits ; mais le gars Grosse-Tronche n’en a jamais eu beaucoup. Pour l’instant il continue de vagabonder dans une immensité de cirage. Inutile de s’appesantir sur son sort.

— Me permettez-vous de vous raccompagner, mademoiselle ? fais-je avec un sourire enjôleur digne de Rudolf Valentino.

Elle me cloque son regard de biche aux abois en pleine poire.

— C’est trop, gazouille-t-elle.

Je considère que cette protestation est, en soi, une acceptation et je lui propose mon aileron pour la guider jusqu’à ma charrette.

Je lui ouvre la lourde, rabats le pan de son manteau sur ses jambes et vais me mettre au volant.

— Vous pensez qu’il est mort ? s’inquiète ma protégée.

— En voilà une idée…

— Il ne bougeait plus…

— Il a eu un léger étourdissement. Les types de son espèce ont le crâne en fonte… A propos, où avez-vous pêché cette brute ? A la foire du Trône, dans la baraque des lutteurs ?

Elle secoue la tête.

— C’est toute une histoire.

— J’adore les histoires…

— C’est le fils d’un industriel ami de mon père. Nos parents voudraient absolument nous marier…

— Et vous êtes contre ?

— Foncièrement.

— Je vous comprends… Je vous observais pendant le dîner, vous aviez l’air de vous bouder sérieusement…

— Georges voulait m’emmener passer la soirée chez des amis à lui. Je les connais, ses amis… Et je connais aussi leurs soirées… De vraies orgies. C’est pourquoi j’ai voulu me sauver…

— Vous ne pouviez pas téléphoner à vos parents, du restaurant ?

— Ils sont en voyage.

— Si bien que vous êtes seule au monde en ce moment ?

— Hélas…

Du coup, j’oublie tout à fait ma déconvenue touchant Alliachev. Je me dis que le bon Dieu a été une fois de plus vachement chouette avec moi en faisant se tailler le Russe pendant la castagne. En ce moment, au lieu d’interpréter ma grande scène casanovesque à cette merveilleuse enfant, je me taperais une partie de filature dans Paris by night !

— Vous ne voulez pas prendre un verre avec moi, dans un endroit lumineux et musical ?

Elle secoue la tête.

— Si ça ne vous ennuie pas, j’aime mieux rentrer à la maison, ces émotions m’ont coupé les jambes.

Je réprime une grimace de déconvenue, mais San-Antonio, vous le connaissez ? Toujours sur le chemin de la gloire et de l’honneur. Avec lui : les femmes et les enfants de Marie d’abord !

— Où demeurez-vous ?

— A Enghien.

In petto, comme disent les Latins, je me réjouis qu’elle ne loge pas à Poitiers ou à Saint-Brieuc.

En cours de route, je me présente à elle, ce qui l’amène à m’allonger son blaze : Monique de Souvelle. Faut que je me tienne à carreau, les potes : voilà que je donne dans la particule à cette heure ! Ma rotule me fait mal, mais je pense qu’un quart d’heure plus tôt la vicomtesse se faisait dérouiller comme une vulgaire roulure et ça me dore un chouïa le blason.

Vous l’avouerais-je ? Moi ça me porte à la peau, son nom à tiroir. J’ai un palmarès éloquent, avec des nanas très variées, mais je ne compte pas une noble à mon actif. Mon petit doigt me chuchote que ça peut peut-être s’arranger dans un avenir très immédiat.

Nous arrivons devant une somptueuse propriété entourée d’un parc. C’est près du lac. De l’autre côté, le casino brille de tous ses feux et des bribes de musique nous parviennent.

Heure enchanteresse… Heure divine, sérénissime… J’ai le palpitant qui déraille. Va-t-elle me prier d’entrer ou, au contraire, me congédier avec une poignée de main ?

Je stoppe ma tire près de la grille et je fais descendre ma passagère.

— Il n’y a pas de lumière, observé-je, vos gens seraient-ils sortis ?

— Oui, c’est leur jour…

— Me permettez-vous de vous accompagner jusqu’à votre perron, car ce parc vide, à ces heures…

Vous mordez la tactique, les jules ? J’essaie, à la sournoise, de lui cloquer les copeaux pour qu’elle ait besoin d’une solitude compagnie.

M’est avis que ça biche.

— Vous êtes trop gentil, je ne sais comment vous remercier.

Je m’abstiens de lui dire que moi j’ai mon idée sur la question.

Elle ouvre la grille et nous arpentons une allée cavalière jonchée de feuilles craquantes. Ça sent bon le bois humide et la mousse. Entre nous et la guerre de Cent Ans, je ne détesterais pas passer la nuit ici avec la poulette.

Nous gravissons le perron. Monique délourde le vantail en fer forgé et actionne un commutateur.

Une lumière crue comme un steak tartare me découvre un hall tout ce qu’il y a de bath, avec commodes Louis XV et tapis d’Orient. Je remarque tout particulièrement un Tétouanfaubourg en poils de grenouille tissés main qui doit valoir une fortune en monnaie de singe.

Elle me guide vers une pièce qui s’avère être un salon.

Je me tiens debout, indécis, ne sachant si je dois prendre congé ou me moucher dans les tentures.

— Asseyez-vous, dit-elle, vous prendrez bien un verre ?

J’acquiesce. Je viens de me mettre au point une petite courbette cérémonieuse qui sent bon son Choisy-le-Roi et son Bourg-la-Reine.

Elle ferme la lourde, branche un pick-up à changeur automatique, dont la réserve est copieuse, et va à un chariot contenant une foultitude de flacons.

— Whisky ?

— Avec plaisir…

Elle me sert ça dans un verre à liqueur, sans glace et sans eau, et je me dis que ce doit être l’usage dans la noblesse. Quand on fait partie du tiers état, on essaie de ne pas s’étonner.

La musique, contrairement à ce que vous pouvez croire, n’est ni de Bach ni de Laverne. C’est du Frank Sinatra de la bonne cuvée et ça vous file des frissons sous la coiffe.

Monique a jeté son manteau sur un siège. Du pied, elle pousse un pouf vers moi et s’y assied. Je peux l’admirer tout mon soûl. Elle est blonde, avec un visage bronzé, des yeux pervenche et une bouche charnue. Si je ne me retenais pas, je la pousserais à la mésalliance. Mais j’ai du savoir-vivre quand il le faut, et là où il faut.

On discute le bout de gras. Elle m’apprend qu’elle fait son droit, que son père a un élevage de bourrins dans la Manche (le Haras Quiry, l’un des plus réputés). Il est vice-président adjoint honoraire du Jockey Club ; quelqu’un de très bien, comme vous pouvez en juger. Il a une écurie de courses ; ses couleurs, c’est fleur de lys et feuilles de rose sur gueule de bois.

Ses canassons se font monter par des virtuoses de la selle ; et sa femme se fait monter le petit déjeuner au lit tous les matins. Le gratin, quoi ; pas le gratin dauphinois, le gratin normand, c’est-à-dire la crème du gratin.

Elle me questionne alors sur ma personne. Je voudrais pouvoir lui dire que je chasse à courre, que j’ai un yacht mouillé à Saint-Trop’ et que je me suis marré comme un bosco au dernier thé de la marquise Du Car de Tour de Manivel ; mais, en fait de souvenirs, je n’ai que mes enquêtes avec Pinuche et Béru ; Félicie, ma brave femme de mère qui réussit si bien les paupiettes de veau et les petites midinettes embroquées à la va-vite après deux heures de Cinzano. Rien de très reluisant, sans doute, pour une particulée, mais pourtant c’est si dense, si chaud, si vrai, tout ça.

— Moi, fais-je, je ne suis qu’un pauvre flic, mon petit. Je prends des rhumes, des gnons, des coups de feu, et j’en donne ! C’est banal.

Elle est remuée comme un sucre dans une tasse de café.

— On dirait que vous faites des complexes ?

— Non. Mais je mesure la distance qui nous sépare.

— Cinquante centimètres ! évalue-t-elle en clignant de l’œil.

Oh ! pardon. Comment interpréteriez-vous ça, vous autres, avec vos petits cerveaux minuscules et poussiéreux ? Moi je me dis que c’est un vache appel du pied. Je me dis aussi qu’une paire de tartes n’a jamais tué un homme et je peux risquer le paxon.

Alors je pose mon verre, je me penche sur la gosse Monique, j’oublie son dabuche à blason, ses bourrins, ses larbins, ses châteaux, ses ancêtres. Je m’appuie contre son arbre généalogique et je te lui roule ma galoche des grands jours, celle qui m’a valu le premier prix de patinage artistique, catégorie figures, aux championnats du monde de Tombouctou.

Vicomtesse, peut-être, mais femme, sûrement ! La môme Monique trouve ça à sa convenance et me donne envie de bisser. Dont acte !

Ça devient vite de la passion, puis de la frénésie, et enfin du délire. Un délire proche du delirium très très mince.

En moins de temps qu’il n’en faut à un vigile de la zone bleue pour relever le numéro de votre chignole, nous nous retrouvons sur un canapé voisin.

La lutte est ardente et noire. Il est évident qu’une demoiselle née doit faire un peu de rebecca avant de se laisser oblitérer de blason. Y a des incidents de frontière et je suis obligé de parlementer à la douane, enfin elle se rend compte que mon passeport est en règle, et elle accepte que je lui joue Zazie dans le métro.

L’instant est de qualité, le canapé est Louis XVI, la musique est douce, l’heure bleue et la faute d’Adam originelle et originale.

Y en a — j’en connais — qui préfèrent la mousse au chocolat, moi pas. Bref, on se paie du bon temps à plein tarif. On se propose, on accepte, on s’offre, on se rend que c’en est une bénédiction. Une heure plus tard, M. Sinatra ayant été remplacé au pied levé par Paul Anka (de malheur) nous retrouvons nos esprits, nos chaussures et nos verres de scotch. Je me cogne trois rasades et, n’ayant plus rien à demander à Monique, elle-même ne trouvant plus rien à m’offrir, je prends congé. Elle m’escorte jusqu’au perron. Je lui file rambour pour le lendemain, car je suis un petit prévoyant qui assure toujours ses arrières, et après un ultime baiser miauleur, je la quitte.

Je monte dans ma calèche, mais au moment de fouetter mes treize bourrins, je constate que le démarreur est aussi efficace que l’organisme des Nations unies. J’ai beau l’actionner, le moteur se croise les bras.

Je soulève le capot pour mater les entrailles de mon bolide. Je me dis que ça vient peut-être de l’arrivée d’essence, mais des clous : celle-ci est en parfait état. Pas d’erreur, c’est l’allumage qui me joue un tour. Pourtant, aucun fil n’est cassé… Je ne suis pas le Paganini de la mécanique, aussi n’insisté-je point outre mesure. Résigné, je retourne à la maison des de Souvelle. Je sonne et le frais minois de Monique ne tarde pas d’apparaître at the fenêtre of the premier étage.

— Qu’y a-t-il ? s’inquiète-t-elle.

— Ma voiture est en panne, chérie. Me permettez-vous de rester ?

— Attendez, je descends…

Elle s’annonce. Mine de rien, je me paie une rallonge. Elle se laisse chouchouter un peu. Puis, me refoulant tendrement, murmure :

— Grand fou ! Il est l’heure de rentrer chez vous. Prenez ma voiture… Vous me la ramènerez demain.

C’est offert de si bon cœur que j’accepte.

— Le garage est à droite, avertit la tendre Monique, excusez-moi de ne pas vous y accompagner, mais dans ma tenue…

Dans sa tenue, on peut faire bien des choses, sauf aller se baguenauder dehors en automne. Je la remercie à ma façon, dans un style très particulier. Et je vais ramasser sa chignole. Il s’agit d’un cabriolet M.G.B.

Je démarre en trombe. Voilà qui est bien agréable. Je me prends pour Stirling Moss. Décidément, vous le voyez, la vie est pleine d’imprévus. Je roule sur une avenue déserte, en direction de Saint-Denis. Ces petits engins sont merveilleux à piloter. Au volant de ce truc-là, on se prend pour un surhomme. Les mecs ont toujours besoin de dépassement, c’est pourquoi ils se font rembourrer leurs costars par leur tailleur et se remuent le prose pour aller dans la Lune.

J’arrive au carrefour et j’oblique sur la droite pour aller chercher les boulevards extérieurs… A cet instant, j’aperçois la lumière de deux phares dans le rétro de la M.G.

Comme cette truffe de chauffard me laisse ses lampions pleins phares dans le dossard, je décide de me laisser doubler et je ralentis. La chignole suiveuse ralentit itou au lieu de passer.

Du coup, j’ai le radar qui fait tilt. Mon ange gardien, toujours en exercice, m’avertit qu’un pastaga maison se prépare. Je change alors de tac-tic et je presse le champignon. La bagnole miaule sauvagement et se rue en avant. Cramponne-toi, Dudule ! C’est la méchante course-poursuite dans la banlieue endormie.

J’ai beau mettre la gomme, l’enviandé de derrière ne me lâche pas. C’est un gnace qui n’a pas appris à conduire sur une machine agricole, parole !

J’aborde enfin les boulevards extérieurs. Ils sont bien éclairés.

Me voilà quelque peu rassuré. Je choisis une zone ultra-lumineuse et je freine sec. Cette fois, la tire ne ralentit pas. Elle arrive à ma hauteur. J’ai juste le temps d’apercevoir le canon d’une mitraillette braquée par la portière avant. C’est pas la première fois que ce genre d’histoire m’arrive. Illico, je me couche sur la banquette.

Vrrroum !

Le tireur d’élite a défouraillé et m’a envoyé le potage. La tôlerie du cabriolet en prend un vieux coup.

Je compte jusqu’à deux, mais posément, et je hasarde mon œil de lynx par le vasistas. Les feux rouges de l’automitrailleuse s’immobilisent. La guinde, manœuvrée de main de maître, vire de bord sur le boulevard et revient à la charge.

Je comprends, sans qu’on ait besoin de me faire un dessin, que si j’attends la suite du programme, j’ai quatre-vingt-dix-neuf chances sur quatre-vingt-dix-huit de me trouver déguisé en ticket de métro périmé avant le lever du jour. Or j’ai un faible pour l’aurore, la chose est connue.

Je m’affale de nouveau sur la banquette de cuir, fissa j’actionne la poignée de la portière côté trottoir et, en trois reptations abdominables, je me coule hors du paquet.

Ça, c’est de la haute inspiration. Victor Hugo dans ses meilleurs moments n’a jamais eu d’idées plus lumineuses. Et Ampère non plus, c’est vous dire !

Je m’attends à une nouvelle salve, mais macache, comme disait Bonnot. Rien ne vient. La voiture passe et disparaît plein tube dans la direction d’où elle est venue. Qu’est-ce que ça veut dire ?

Allongé sur les pavetons, je m’interroge à grand renfort de points d’exclamation, comme vous venez de le voir. Cette conduite de mes agresseurs me paraît étrange. J’adresse un souvenir ému à mon costar que Félicie est allée chercher le matin même chez le teinturier et dont le pli impec remplissait d’admiration les populations.

Je commence à me redresser lorsqu’il se produit un chizblitz de tous les tonnerres. Ça fait un boum au carré ! Un souffle embrasé m’embrase ; une terrible déflagration me déflagre.

Je sens roussir les poils de mes bras et ceux de mes oreilles. Ma trombine pète contre le trottoir. Je commence par admirer trente-six chandelles. Puis ça afflue côté Voie lactée. La Grande Ourse radine au son d’un tambourin… L’étoile polaire survient, flanquée d’un Esquimau. Et moi, San-Antonio, je vais me promener au pays des photos floues…

A peine ai-je le temps de me dire que ces peaux de vache, délaissant le composteur à répétition, m’ont expédié, tous frais payés, une grenade dans la chignole de Monique.

Comme quoi ils ont raison, les timorés qui prétendent qu’on ne doit jamais prêter sa guinde. Ce qui restera de la M.G., la vicomtesse pourra peut-être s’en faire une lessiveuse, en mettant les choses au mieux.

Et le Vioque ! Quelles vont être ses réactions lorsqu’il apprendra que son fin limier s’est amusé à détériorer les véhicules de la noblesse françouaise au lieu d’arpenter les sentiers mal pavés de la guerre ?

Décidément il est préférable de penser à autre chose.

Vous le savez tous, Musset a dit qu’il faut qu’une porte d’ascenseur soit fermée si l’on veut qu’il fonctionne.

Moi, je ferme celle de mon monte-charge et je m’envole dans l’espace.

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