De bon matin, je passe ramasser Béru-le-Magnifique à son domicile. Je le déniche au troquet d’en bas où il écluse des rhums-limonades afin, affirme-t-il, de se ramoner la descente. Je le prends en charge et nous mettons le cap sur Courmois-sur-Lerable où doivent se dérouler les obsèques du feu comte.
Voyage morose. Le temps est gris comme un article de fond d’académicien. Il y a, par instants, des rafales de pluie qui souillent le pare-brise. Le Gros, contre son habitude, ne moufte pas. Il a l’air perdu dans une trouble rêverie. Agacé par son mutisme, je lui en demande la raison. Il me répond qu’il a eu des démêlés avec Mme Bérurier. La gente dame l’a envoyé, la veille au soir, acheter une livre de vermicelle à l’épicerie du coin en lui recommandant expressément de prendre des mi-fins ; or, par inadvertance, Béru a pris des très fins.
A la suite de cette méprise, B.B. (lisez Berthe Bérurier) lui a jeté les pâtes au visage en le traitant de noms dont l’emploi serait difficile au thé de la duchesse Saint-Agile des Pinceaux ou au golf de mistress Videburn, la femme de l’ambassadeur. Je remonte le moral du valeureux Béru en lui démontrant paras-plus-bey le peu d’importance que revêt une livre de vermicelle (fins ou gros) dans l’existence d’un individu moyen.
J’admets que les manières de l’ogresse Béru ne sont pas compatibles avec celles inhérentes à une bonne épouse, mais en faisant ressortir toutefois que la condition d’homme marié implique fatalement ces sortes d’incidents. Il larmoie, se torche les gobilles d’un revers de pogne musculeux et renversant la vapeur, entreprend le panégyrique de sa baleine.
— J’sais bien que j’sus t’un faible avec elle, reconnaît mon compagnon d’équipée, mais c’est physique : je l’ai dans la peau… Vois-tu, San-A., j’aime tout en elle : ses bajoues, ses moustaches et jusqu’aux verrues qu’elle a sur le pif…
Son humidité le soulage. Il l’assèche au moyen d’un mouchoir grand comme un parachute et passant de la vache à l’âne, me raconte une pièce qu’il a visionnée l’avant-veille à la télé.
— Ça s’intitule Le Cidre, fait mon ami.
— Une pièce normande ?
— Non, espagnole. Le Cidre, c’est un gonze qu’on appelle comme ça. Il est dingue pour une frangine qui se nomme Archimède…
— Drôle de nom pour une fille.
— C’est espagnol, que je te dis… Ça se passe dans l’ancien temps. Le dabe du Cidre a des crosses avec çui d’Archimède. C’est un vieux daron façon croulant. L’autre lui cloque une mandale sans s’occuper de ses crins blancs. Le Cidre prend les patins de son vieux. Il a une vache explication avec son futur beau-dabe et lui carre sa rapière dans le baquet. Du coup, ça complique les relations avec sa poule.
« On croit que l’Archimède va lui arracher les lampions avec ses ciseaux à broder, mais pas du tout : elle se le fait quand même qu’il a dessoudé son vioque. Et tu sais pourquoi ? Because elle l’a dans la peau, comme moi avec Berthe. Quand on aime, on pardonne tout. C’est physique, je te répète… »
— Dis donc, fais-je, ôte-moi un doute, ton Cidre, c’est pas une pièce de Corneille ?
— Il me semble.
— Eh bien, tu vois, ricané-je, c’est pas le Cidre de Corneille qui est normand.
— Possible, dit le Gros. Moi, tu sais, tous ces gars de la Nouvelle Vague, je m’assois dessus.
C’est sur cette déclaration pertinente de mon éminent collègue que nous débarquons au domaine de Lamain-Aupanier.
La demeure croulante est plus croulante que jamais. Un calme funèbre l’isole du monde. Je laisse ma chignole dans la cour d’honneur envahie par les chardons, et, suivi de l’amateur du Cidre, je pénètre in the funeral house, comme disent les Américains lorsqu’ils parlent anglais.
Dans le hall, sur deux tréteaux, il y a la bière du comte avec, sur le couvercle, quelques humbles bouquets apportés par les anciens vassaux de Souvelle, je présume.
Je suis fort surpris de ne pas voir Pinaud. Il m’eût été agréable que l’honorable déchet vînt à notre rencontre. Je m’apprête à faire part à Béru de ma surprise lorsque de la pièce voisine — celle qui est pourvue d’une cheminée — nous parvient un bruit étrange qui n’est pas sans rappeler les Vingt-quatre Heures du Mans.
Nous nous dirigeons vers cette source de bruit, et qu’apercevons-nous ? L’inspecteur Principal Pinuche et le brigadier Jean Névudautre couchés devant la cheminée où meurt un feu de brandons. Ils sont recouverts d’une vieille couverture de cheval décrochée dans la remise, je présume, et ils jouent à l’Eternel Retour, la main dans la main.
Pinaud a conservé son chapeau qui lui constitue comme une sorte d’espèce d’auréole ; le brigadoche a son képi de travers. Quatre bouteilles vides sont couchées près d’eux, donnant un sens profond à ce tableau allégorique qui représente la police et la gendarmerie fraternellement unies.
Je m’approche de ce couple attendrissant encore que mal rasé, vineux, cradingue et malodorant. Quelques menus coups de latte dans les côtelettes de ces messieurs les extraient d’un rêve fou emmené à vive allure par le postillon des vins du même nom. C’est à mon tour de postillonner :
— Qu’est-ce que ça veut dire ! Vous n’avez pas honte de vous mettre dans des états pareils !
Le brigadier, assis sur son énorme postère, la visière de son képi perpendiculaire à sa tempe gauche, me fait à tout hasard un salut militaire grand format. Pinuche, lui, se gratte les commissures. Il bâille à en perdre son râtelier et murmure gentiment :
— Tiens, c’est vous autres !
— Espèce de soûlard ! Rebut de la flicaille ! Déjection de l’humanité ! Incongruité du néant ! hurlé-je…
« Je te ferai limoger ! La retraite ! Tu vas l’avoir, ton Pont-aux-Dames, tu m’écœures, tu m’ulcères, tu me désabuses… »
Béru, ravi de l’algarade, joue les hypocrites.
— Le fait est que vous y êtes allés un peu fort, dit-il en louchant mélancoliquement sur les flacons vides.
— Je vais vous expliquer, bêle le Révérend… Hier soir, après qu’on soit venu mettre le comte en boîte, je suis allé m’alimenter… Il fallait, non ? J’avais rien bouffé de la journée. Mon ami Jean, ici présent…
Nouveau salut militaire de l’intéressé qui est la confusion faite gendarme.
— Mon ami Jean m’a invité chez lui. Il a une femme charmante, Yvonne… Et qui cuisine comme une fée. Tu te souviens, Béru, de la blanquette de veau que nous avions mangée chez la mère de San-A. ? Imagine-toi la pareille… Je n’en reviens pas, il paraît qu’Yvonne met du citron dedans, je veux bien le croire…
Je relève mon rigolo à pleines mains.
— Tu te fous de moi ou tu es vraiment gâteux ? lui demandé-je dans le nez.
Il éternue et rabat les bords gondolés de son bitos.
— Permets, fait-il simplement, j’ai droit au respect. J’ai une carrière derrière moi.
— Très loin derrière ! aboyé-je.
Il passe outre :
— Je continue mon rapport ?
Il est si irrésistible, avec ses yeux en gouttes d’huile, sa barbe triste, son nez plongeant et sa moustache brûlée par les mégots trop courts que je ne puis retenir un sourire. Comprenant que c’est dans la poche, Pinaud s’épanouit.
— Figure-toi que Jeannot…
— C’est moi, gazouille le brigadier.
— Que Jeannot a poussé l’amabilité jusqu’à m’escorter ici. On discute le bout de gras. Je fais une flambée dans la cheminée… Reconnais que c’était plutôt sinistre, cette baraque délabrée, la nuit, avec un cercueil…
Force m’est bien d’admettre que ça ne vaut pas une virouze aux Folies-Bergère…
— Voilà-t-il pas que dans un placard mural, je déniche des bouteilles de rouge…
— Il y en avait une de rosé ! précise le gendarme qui a le souci de l’exactitude.
— C’est vrai, reconnaît Pinaud, du rosé d’Anjou…
« Bref, on a voulu tuer le temps. Tu sais ce que c’est ? Une chose en amenant une autre… »
— J’ai vu.
Pinuche passe à la contre-offensive :
— Sans te vexer, tu aurais été à notre place, je me demande si…
— Pardon, m’insurgé-je, insulte à son supérieur ?
— Fais pas la mauvaise tête…
Ayant d’autres chats à fouetter, comme le dit si justement Mme Soraya, je creuse un trou dans la conversation, j’y enfouis la hache de guerre et la recouvre de questions professionnelles.
— A part vos libations, quoi de nouveau ?
— Rien, dit Pinaud, la fille du comte de Souvelle est une belle peau d’hareng. Elle fait la morte, elle aussi. On va enterrer monsieur son père sans qu’elle vienne lui jeter une goutte d’eau bénite…
— Elle a reniflé le piège, observe Béru. Pas folle, la guêpe…
— A quelle heure l’enterrement ?
— Onze heures quinze, fait Jean Névudautre dont le beau-père, je l’apprends par la suite, est chef de gare.
Je mate mon cadran romain. Il est dix plombes.
— Qui s’est chargé des formalités avec les pompes ?
— La municipalité… Les de Souvelle n’ont plus un fifrelin. Tu te rends compte ? Un comte. Avoir eu des arrière-grands-pères croisés, d’autres porte-coton, d’autres guillotinés, et se faire enterrer aux frais de la princesse…
— Qu’est-ce qu’on fait ? tranche Béru que l’atmosphère des lieux débilite.
— On attend l’heure des funérailles ici.
— Et puis ?
— Nous assisterons à celles-ci, sauf toi. Tu resteras ici…
— Pour quoi fiche ? grogne le Béru morose.
— Pour surveiller.
— Tu espères que la souris va venir in extremis…
J’examine la question avec une loupe d’horloger.
— Ma foi oui, quelque chose me dit qu’elle sera attirée par la mort de son père… J’ai eu des… heu… contacts avec cette fille, dans le fond elle m’a paru fofolle, mais pas foncièrement mauvaise…
— T’as le cœur sur la main, ricane le Gros dont l’amertume, aujourd’hui, est plus véhémente que celle du Fernet-Branca.
— En apprenant que son père s’est suicidé, elle a dû éprouver un choc. J’ai confiance…
— Eh bien, dans deux plombes nous serons fixés…
L’atmosphère s’alourdit. Nous attendons l’heure des obsèques en grillant des cigarettes.
Au bout d’un moment, Pinaud murmure :
— Je ne sais pas si tu es comme moi, Jeannot, mais j’ai la migraine…
Le brigadier s’insurge. Il n’a jamais de migraine. Il fait toujours très bon dans sa tête ; je suppose que c’est entièrement climatisé.
— Voyez-vous, ajoute compère Pinuchet en me guignant du coin de son œil mité, je prendrais bien deux comprimés d’aspirine dans un grand verre de vin blanc… C’est radical…
— Après l’enterrement, tranché-je. C’est l’expiation, Pinuche.
Il se renfrogne.
Rien n’est plus sinistre que cette attente en ces lieux désolés. Je comprends la faiblesse de mon collaborateur et je l’excuse. Il faut avoir des nerfs d’acier pour passer la nuit seul dans cette cahute.
Enfin il se produit un peu d’animation. Vingt minutes avant l’heure prévue, des nabus du cru se radinent loqués de noir, avec des chemises propres. Ils attendent dans la cour d’horreur du château. Je tire Névudautre de la croisée.
— Vous connaissez ces gens ?
— Faitement : le père Méable et ses deux fils…
— Si vous apercevez quelqu’un d’inconnu dans l’assistance, vous me le désignez.
— Avec plaisir…
Ça continue d’arriver. On a droit à la veuve Clitos, la tenancière du village, escortée de sa belle-sœur ; puis à Mésédile, le maire, flanqué d’une partie du conseil municipal. Vient la fanfare, dirigée par Albert Lioz, le grainetier… Toujours pas d’inconnus en vue. Le Béru jubile. C’est une espèce de pari informulé entre nous deux. Moi je sens Monique, lui il a le nez bouché.
Le brigadier énumère les arrivants, comme un valet de grande maison annonce les invités :
— Le père Turbet, l’éleveur de volailles… Noisette, l’idiot du village… Louis Trèze, le brocanteur… La Victorine Denice et son mari le bourrelier…
Enfin on voit danser une croix dorée au-dessus des têtes.
— Voilà le curé, annonce le gendarme.
— On l’enterre à l’église, bien qu’il se soit suicidé ? s’étonne le Gros.
— Un comte, riposte Névudautre, vous ne voudriez pas qu’on le foutasse dans un trou comme un malpropre !
Nous sortons alors parmi la foule pour assister, témoins passifs mais attentifs, au déroulement des opérations.
— Alors, je reste ? soupire le Gros.
— Oui.
— Tu crois que c’est utile ? Réfléchis, si la gonzesse se radinait, poussée par le remords, elle irait directo à la cérémonie ?
— C’est pas certain… Cesse de discuter et fais ce que je te dis. Tu n’as pas peur, j’espère ?
Il hausse les épaules.
— C’est pas la question, seulement qu’est-ce que tu veux, aujourd’hui j’ai le bourdon.
— Eh bien ! gloussé-je, car j’ai énormément d’esprit, pas du meilleur mais du plus efficace. Eh bien, sonne-le ; c’est de circonstance.
Là-dessus, je me joins au cortège qui vient, si j’ose m’exprimer ainsi, d’emboîter le pas à Souvelle. En effet, ce dernier est porté à dos d’hommes. Ils sont quatre costauds à le coltiner vaillamment par les chemins ravinés. La flotte continue de tomber. La voix du vieux curé est plus désespérante que celle de Sylvie Vartan…
On s’en va, cahin-caha, à l’église.
Pinaud trébuche contre chaque pierre.
Il me chuchote :
— Pendant la messe, tu permets que j’aille prendre mon aspirine ? J’ai le cerveau qui grince…