CHAPITRE XVII J’en apprends de belles… et de moins belles !

Sur la fin de la journée, le gars moi-même et ses deux fins limiers atteignent la coquette cité d’Epernay, de réputation mondiale et même internationale. Tout le long du trajet, j’ai échafaudé mille hypothèses au point que je redoute de les voir me choir sur la hure. La question primordiale est celle-ci : ne faisons-nous point chou blanc en venant ici ? Existe-t-il un rapport entre la mère de feue Annette et la bande d’espions que je traque inlassablement depuis bientôt trois jours ? Ces ultimes paroles de la gosse étaient-elles vraiment « pensées » ou ne sont-elles que le fruit gâté de son délire ?

— Tu n’as pas l’air joyce, remarque le Gros, comme nous touchons au port.

— Il faut avoir comme toi le désert de Gobi à la place du cerveau pour se tenir détendu…

— Je croyais que la vioque de la môme habitait Marseille ?

— C’était du bidon, probable…

J’avise un gardien de la paix et je lui demande la rue des Berceaux. Généreux, il me la donne. A l’orée de cette venelle étroite je stoppe mon char.

— On va y aller prudemment, fais-je à mes complices. Supposez que la piste soit bonne ; il ne faut pas leur donner le temps de s’esbigner. Attendez-moi ici.

Je parcours la rue à grandes enjambées, histoire de repérer la maison qui m’intéresse. Celle-ci est située dans le centre de la courte ruelle. Elle comporte des fenêtre à petits carreaux, munies de barreaux. La porte est vieille, bardée de gros clous en fer forgé. Tout ça fleure bon la province, le vieillot. Je suis sûr que, derrière cette porte, je trouverai des parquets encaustiqués sur lesquels on ne marche qu’avec des patins de feutre, des meubles rustiques ayant chacun leur histoire pour les habitants du logis…

Je contourne le pâté de maisons et rejoins les Stupid’s brothers. Le Gros vient d’ouvrir une huître avec ma clé de contact et il la gobe en faisant un bruit de succion qui rappelle celui d’un lavement placé sur son orbite.

— La dégustation est finie, oui ? je rouscaille.

Il jette les coquilles sur le trottoir.

— On y va, Tonio. T’as pris les mesures ?

— Ecoute, Gros, c’est toi qui vas t’annoncer le premier. Tu sonneras et baratineras la personne qui — je l’espère — viendra t’ouvrir.

— Qu’est-ce que j’y raconte ?

— Ce que tu voudras ; attends…

Je chope dans ma boîte à gants une mètre pliant.

— Tiens ça à la main, ça fait plus habillé. Tu vois, il y a une voiture presque devant la porte.

« Demande si elle appartient à quelqu’un de la maison. Tu dis qu’on va commencer des travaux dans la rue et que tu voudrais qu’on la déplace… »

— Çasse ! fait Pinaud.

— Quoi ?

— Qu’on la déplaçasse !

Béru est déjà en route pour la gloire. Les vagues de son costard à carreaux gonflées d’huîtres le font ressembler à un âne fortement bâté. Avec le pan de chemise qui s’échappe de son futal troué, il a vraiment grand allure.

— Amène tes vieux os, enjoins-je au Pinuchet.

Il soupire et s’extrait de la guinde.

Nous restons à la bonne distance du Gros. Celui-ci gravit les deux marches du seuil et se suspend à la sonnette de Mme Piedchaud. Nous le voyons de profil. Le mètre déplié lui constitue une sorte de queue longue de deux mètres (car il s’agit d’un double mètre).

On lui ouvre, je pige à son air brusquement tendu. Le voilà parti dans de grandes salades. Il met le paquet, décrit des moulinets avec le mètre (qui, comme le gras est double, il n’est pas superflu de le rappeler). Il en rajoute, montre l’auto, parlemente, se donne…

La personne qui lui fait face mord à l’hameçon et se penche pour regarder l’auto. Ce n’est pas une vieille dame, mais un grand vilain pas beau en qui je reconnais Ferdinand, le valet de chambre de la veuve Godemiche ; celui qui, hier, m’estourbit de si belle manière.

J’ai le cœur qui fait une cabriole dans ma poitrine (d’ailleurs où voudriez-vous qu’il la fit, cette cabriole, hein ? bande de déjetés). Nous tenons le bon bout. Nous avons renoué le fil cassé. Les dieux sont avec nozigues !

— Acré ! fais-je à Pinuche, il ne s’agit pas de rater notre entrée, on se ferait siffler !

En rasant le mur, je m’approche de la porte. Est-ce une prémonition ? Ou bien fais-je plus de bruit que je ne souhaiterais ? Toujours est-il que Ferdinand Dinette se détranche de mon côté. Il a un sursaut.

— Pioche-le ! hurlé-je au Gros.

Faut voir un peu comme il a du réflexe, le Béru. Je n’ai pas plutôt dit ça qu’il a sauté sur les cannes du mecton. L’autre bascule en arrière. C’est la ruée. Nous sommes trois à le maîtriser. L’assaut n’a pas duré deux minutes que nous sommes dans la place. Je referme la porte. Comme je m’y attendais, la maison est vieillotte, cirée de bas en haut, luisante… Elle sent le douillet. Il y a de vieux bahuts, des plantes vertes dans des cache-pot de cuivre et des lustres garnis de perles.

Le Ferdinand fait une triste figure. Il a l’air consterné du monsieur qui, au moment de se coucher, trouverait une crocodile dans son lit à la place de sa bergère.

— Eh ben, Ferdinand, fais-je, on se retrouve, tu vois…

« Mets-lui les poucettes ! » ordonné-je à Pinaud.

On s’annonce dans une salle à manger qui pue le vieux et aussi le tabac. La valeton-assommeur a dû beaucoup fumer depuis qu’il est ici…

— Où est cette brave Mme Godemiche ? lui demandé-je.

Il ne répond rien. Je commence à en avoir class des muets. Je lui colle une mandale qui renverserait un clocher.

— Il va falloir répondre à nos questions, mon grand, lui dis-je. L’heure H de la vérité V a sonné ; si tu ne l’as pas entendu, c’est que tu as de la cire à cacheter dans les étagères à mégots.

Il bredouille :

— Madame est à la cave…

— On va voir… Tu le tiens à l’œil, Béru ?

— Tu parles, fait le Gros en flanquant une torgnole à Ferdinand, en guise d’échantillon.

Accompagné du gentil seigneur Pinuchet, je gagne le sous-sol. La cave n’est pas grande, mais elle est bien remplie. Je découvre deux fauteuils près d’un tas de charbon, et dans ces fauteuils deux femmes sont ligotées et bâillonnées. L’une a des cheveux blancs et un air terrorisé, je la suppose être Mme Piedchaud ; l’autre c’est la veuve Godemiche.

J’en suis baba. Moi qui la prenais pour une « personne en gratin » (comme dit Béru) de l’organisation, je ne puis admettre qu’elle soit une victime. C’est un rôle dans lequel je ne l’imaginais guère.

Nous délions les prisonnières, Mme Piedchaud se met dare-dare à vociférer :

— La police ! Vite, la police ! Je porte plainte ! C’est t’honteux !

Je lui montre ma carte.

— Rassurez-vous, chère madame, la police, c’est nous…

— Ah ! bon, monsieur le détective, il faut que je vous dise. Le fiancé de ma fille est arrivé cette nuit de la part d’Annette. Je l’ai bien reçu. Il m’a dit qu’il était avec sa patronne, et que Mme Godemiche était à l’hôtel voisin…

Elle s’étouffe en parlant. Je préfère interviewer la belle rousse. Celle-ci a été molestée et porte des ecchymoses sur le visage. Cela n’altère pas sa beauté épanouie. Je me dis en aparté (je parle couramment cette langue) que je lui ferais volontiers le coup du papillon soudanais (modèle breveté, quinze ans d’expérience, médaille d’or aux jeux olympiens d’Athènes). Mais ça n’est pas le moment. Je leur fais boire à toutes les deux un verre de rhum et j’obtiens de la rouquine flamboyante le compte rendu suivant :

— Hier, lors de votre visite, j’étais très courroucée en constatant que vous me soupçonniez. Mon valet de chambre devait écouter notre conversation derrière la porte. Il a compris que vos questions allaient me mettre la puce à l’oreille au sujet de ses activités et il a inventé ce coup de téléphone…

« Si vous vous souvenez, il vous a assommé… »

— Je m’en souviens parfaitement, certifié-je en me massant l’occiput.

— Aussitôt après, il m’a menacée d’un revolver et m’a ordonné de le suivre. Il a ajouté qu’il faisait partie, ainsi qu’Annette, d’une bande organisée, et que si je ne lui obéissais pas, il m’arriverait malheur. J’ai obéi, moins à cause de moi qu’à cause de ma famille, imaginez le scandale si on apprend… J’espère que vous serez gentleman, commissaire, et que…

C’est bien les souris ! Elle vient de vivre une aventure terrifiante, elle a pris des gnons, elle a moisi dans une cave et, à peine délivrée, elle s’occupe de son standinge. Ah ! je vous jure… C’est à se cogner le dargif sur un morceau de glace jusqu’à ce que ça produise de l’électricité !

— Comptez sur moi, chère madame.

— Merci. On comprend tout de suite que vous n’êtes pas un policier comme les autres…

— Ensuite ?

— Il m’a forcée à conduire l’auto. Nous sommes allés du côté de la gare d’Austerlitz…

— Rue des Frères-Zonêtes ?

— Oui. Mon Dieu, ce que vous êtes bien informé !

— Et alors ?

— Là, il y avait un affreux homme qui m’a ligotée. Et figurez-vous que cette petite peste d’Annette est survenue peu après… Ils m’ont enfermée dans une vilaine cuisine, j’étais couchée à même le carreau ! Les brutes !

« Du temps a passé. J’ai entendu des cris de femme. J’ai cru que c’était Annette qu’ils molestaient, mais non. Il s’agissait d’une autre personne, car, pendant cette séance ma bonne est venue me voir un instant…

« Puis du temps a passé. J’ai perdu la notion de l’heure. Dans la nuit, Ferdinand et l’autre homme m’ont transportée dans une auto et mon ex-valet de chambre m’a amenée dans cette maison.

« Quand cette dame… »

Elle montre la mère Piedchaud qui chiale dans un coin.

— Quand cette dame a vu que j’étais victime d’un kidnapping, elle a poussé des cris. Ferdinand l’a alors frappée jusqu’à ce qu’elle s’évanouisse, la malheureuse. Et nous avons été enfermées à la cave…

« Voilà, monsieur le commissaire, tout ce que je sais.

« Quand je pense que j’ai pris à mon service deux voyous… j’en suis malade. Je comprends pourquoi ils ont voulu rentrer du Midi avant moi. Ces bandits utilisaient ma maison pour leurs louches combines. Si mon père apprend ça, le cher homme en fera une maladie. Sa fille ayant pour domestique d’affreux gangsters ! »

Je vais dans le vestibule où m’attendent Béru et Ferdinand.

— Descends ce monsieur à la cave, dis-je au Gros. Ça va être son tour de villégiaturer dans le charbon.

Nous descendons tous à la cave, moi, Ferdinand, le Gros et ses onze huîtres.

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