Il est treize heures à ma montre et une heure moins cinq à celle de Béru lorsque nous pénétrons dans la capitale. Le temps est maussade, les pensées de mon compagnon itou.
— Je te préviens loyablement que si nous n’allons pas becter tout de suite, je fais un malheur, avertit le preux Béru.
C’est alors qu’il me vient une idée qui vaut son pesant de matière grise.
— T’aimes la cuisine russe, Gros ?
Il tourne vers moi une façade convulsée.
— Mets-toi une chose dans le crâne une fois pour toutes, San-A., annonce mon bâfreur diplômé : j’aime toutes les cuisines, tu m’entends ?
Il passe sur ses lèvres graisseuses une langue large comme la traîne d’un manteau de sacre.
— Toutes ! répète-t-il avec dévotion. Toutes. C’est physique, quoi !
Je vire sur la place de l’Etoile et fonce en direction de La Petite Sibérie.
Peut-être que les pingouins de la boîte pourront me filer des tuyaux sur Alliachev puisqu’il était un habitué du cru ? Qu’est-ce que je risque à les questionner, après tout, hein ?
Par grâce toute spéciale du destin, je trouve une gâche pour ma charrette juste en face de la taule. C’est un signe, non ? Moi je suis comme Saint-Saëns, je crois aux cygnes.
— Dis donc, bée Béru, c’est de la boîte snob, à ce qu’on dirait… Ça tombe bien que je sois relingé façon grand-duc !
— Et comment, opiné-je en matant ses revers flétris et la tache de graisse qui lui étoile le valseur. Nippé comme te voilà, tu peux te présenter n’importe où sans mot de recommandation.
Il est heureux, Bibendum. Il biche, il salive !
Le loufiat qui m’a dorloté la veille vient nous prendre en charge et nous drive à une table située sous un bath tableau plein de dorures qui représente Moscou à l’époque des moustachus.
Béru, intimidé, se cure les ongles avec la fourchette de son couvert, puis dépose tardivement son chapeau sur un buste de bronze représentant la Grande Catherine. Le maître d’hôtel fait la gueule, la Grande Catherine aussi, probable, mais comme elle a le bitos du Gros enfoncé jusqu’aux gencives, on ne s’en aperçoit pas.
— Pourrr messieurs, ce serrra ? roucoule le tondu.
Il propose à Béru un menu large comme une affiche du cirque Amar.
Le Mahousse y jette un coup d’œil, puis, me tendant le programme, déclare en regardant le maître d’hôtel :
— Annonce toi-même la couleur, San-A. Je suis partant. Tout ce qui se bouffe, je le bouffe. Et plus c’est gras, plus je me régale !
Je commande donc des aliments extrêmement riches en calories afin que le foie de mon complice ne se sente pas trop dépaysé.
— Tu me croiras si tu voudras, fait l’estimable déjection, mais c’est la première fois que je graille chez les Popoffs. Dis donc, y sont rien régences, les mecs ! M’est avis que le Kremlin de Moscou n’a rien à voir avec le Kremlin-Bicêtre !
Il fait un léger panoramique sur l’assistance sélect qui caviarde alentour et murmure en posant son coude dans le beurrier :
— Comme quoi faut avoir de l’éducation. Imagine un peigne-cul comme Pinaud dans c’te crèche…
L’évocation le fait pouffer d’un gros rire semblable au grésillement d’un tombereau de patates plongées dans de la friture.
Nous attaquons notre déjeuner de fort bon appétit.
Nous en sommes au gâteau de fromage lorsque l’incident se produit. A priori il n’a rien d’un incident, car il n’en constitue un que pour moi… Je vois passer quelqu’un entre les tables. Ce quelqu’un arrive du vestiaire et se dirige vers la sortie. Ce quelqu’un est une femme. Et cette femme, croyez-moi ou bien allez vous faire traiter le grand zygomatique au bain-marie, cette femme, répété-je, n’est autre que la petite bonniche aux taches de rousseur de la veuve Godemiche. Un peu surprenant, non ? Je parie que vous faites des tronches pour publicité de laxatifs. Pourtant je n’invente rien.
Je dépêche un coup de coude dans la brioche du Gros.
— Tu vois cette souris, Béru ?
— Il me faudrait un petit sujet commak après les liqueurs, plaisante le Gros.
— En attendant, grouille-toi de lui filer le train…
— Quoi !
— Fissa, je te dis ! C’est sensationnel !
Bérurier a un court instant de flottement.
— Mais j’ai pas bu mon caoua…
— Tu te barres, oui ?
Comme il a une conscience professionnelle surmultipliée, il se lève en ahanant et se grouille vers la sortie, non sans renverser au passage le sac à main d’une douairière, la carafe de vodka d’un convive et le porte-pébroques de l’entrée.
Je regarde le buste de la Grande Catherine, libéré du couvre-chef de mon pote. Il lui reste, en témoignage de ce couronnement imprévu, trois cheveux du Gros qui ressemblent à des poils d’éléphant.
Je liche mon caoua, plus celui du gars Bérurier dont la commande avait déjà été transmise. C’est bon, la caféine, lorsqu’on a un excédent de pensées à trier. Car il est plus difficile de trier des idées que des lentilles, fussent-elles de microscope.
Que diantre cette bonniche venait-elle faire ici ? En tout cas, elle n’y déjeunait pas. Au cours du repas, j’ai maté l’assistance et ne l’y ai point vue. Alors ?
Alors, il faut bien admettre que la gosse arrivait des communs ; ce qui veut dire qu’elle a ses entrées dans le restaurant. Tout paraît s’emboîter merveilleusement, comme dans un jeu de cubes. On m’a pris en charge, la veille, au sortir de La Petite Sibérie. On m’a emmené dans la maison prétendument vide de la veuve Godemiche. Le lendemain, je constate que la bonne de Mme Godemiche a des accointances avec La Petite Sibérie. En d’autres termes, la boucle est bouclée.
Je me suis drôlement laissé berlurer par la belle rouquine. Comme comédienne, elle se pose là, la veuve Godemiche ! Elle a sa chance chez Jean-Louis Barrault…
Fallait que je sois pomme pour mordre dans son innocence et croire à sa stupéfaction. Eh ! dis, San-A., qu’est-ce qui t’arrive ? Tu fais de la sénilité précoce ? Tu as la moelle qui se transforme en Viandox ou quoi ? Alors, comme ça, tu jugeais possible qu’une bande de malfrats occupent une maison inconnue pour y opérer leur petit trafic ? Pauvre type, va ! C’est triste, à ton âge…
Je hèle le maître of hôtel pour carmer. Ce n’est qu’un « au revoir », mes frères, à La Petite Sibérie. J’y reviendrai d’ici peu, et pas tout seul. J’amènerai du monde. Ce ne sera pas pour les zakouskis mais pour les tauliers.
En attendant, faut que j’aille parfumer le patron sur toutes ces giries. J’ai idée qu’il doit vachement renauder, le Vieux, dans son bureau. Il aurait becté son sous-main que ça ne m’étonnerait pas.
En passant le seuil de sa crémerie, je constate que mes craintes sont nettement au-dessous de la réalité. Le boss a sa tronche des mauvais jours. Ses yeux aussi expressifs que ceux d’un poisson mort contiennent une rage glacée et ses lèvres minces ressemblent à un trait d’encre rouge exécuté au tire-ligne.
— Vous voilà tout de même, San-Antonio !
J’essaie un sourire qui s’avère aussi inefficace qu’un lavement administré à un fakir après quarante-cinq jours de jeûne.
— Me voilà en effet, patron. J’ai été dans un tourbillon depuis hier…
— Au point de ne pouvoir me donner de vos nouvelles ? questionne-t-il de sa voix aussi chaude que l’intérieur d’un wagon frigorifique.
Inutile de biaiser, ça ne ferait qu’envenimer les choses…
— Je comprends votre ressentiment, monsieur le directeur. Mais je ne voulais vous apporter que du positif…
Il se calme. Sa main ivoirine caresse son crâne ivoirien. Ses manchettes amidonnées ont la blancheur Machin et leurs boutons d’or étincellent de mille feux. (Mille quatre feux exactement, mais j’arrondis pour donner plus de souplesse à ma phrase ; vous le savez : le style c’est l’homme. Un homme comme moi se doit d’avoir un style élégant, souple, nerveux, musclé ; c’est pourquoi j’édulcore, je remanie, je châtie mon langage. Le jour où je serai à l’Académie, je n’ai pas envie qu’un journaliste aigri vienne me brandir sous le nez un texte mal fagoté. Faut prévoir !)
Le boss écoute la relation intime et succincte que je lui fais. Je n’omets rien, sinon mon comportement intime avec Monique de Souvelle, mais au maigre sourire qui vacille sur sa frime hermétique, je comprends qu’il a rectifié de lui-même.
Lorsque j’ai achevé, je me renverse dans mon fauteuil, je croise mes menottes sur mes genoux et j’attends les réactions du Vioque.
Lui se tient adossé au radiateur du chauffage central, suivant une vieille habitude. A croire qu’il a toujours froid au valseur. Il devrait peut-être essayer de se faire poser de la fibre de verre dans le grimpant ?
Il ronge son frein en silence et, lorsqu’il arrive à l’os, se décide à jacter :
— Mon cher ami (tiens, ça ne carbure pas si mal), mon cher ami, j’ai un gros grief contre vous. Je ne vous pardonne pas d’avoir laissé échapper Alliachev. Je vous avais mis sur sa piste parce que, précisément, je voulais le tenir à l’œil…
Moralement, je me fais couler de l’eau chaude pour utiliser le savon qu’il me passe. Le Vieux tire sur ses manchettes, lisse le canapé de sa rosette et enchaîne :
— Néanmoins, la périphérie de votre enquête ne manque pas d’intérêt…
La périphérie de l’enquête ! Je vous jure, faut avoir le bocal à changement de vitesse pour balancer des vannes semblables. Il a le cerveau qui fait des génuflexions, le Dabe.
— Vos avatars prouvent que la piste Alliachev possède des ramifications inattendues… Cependant…
Il avale une salive parcimonieuse. Qu’est-ce qu’il va me déballer encore ?
— Cependant, il est capital qu’Alliachev soit retrouvé, d’extrême urgence…
Bon, je m’y attendais. Il me demande des miracles, quoi, comme d’ordinaire. Quand il n’a pas le temps d’aller à Lourdes, le Vioque, il convoque son petit San-Antonio magique. Et le gars San-A. se débarbouille pour jouer les produits de remplacement.
— Voyez-vous, mon cher ami…
Les relations prennent une tournure affectueuse. On va sur la détente, les gars. D’ici à ce qu’il me roule une galoche, y a pas loin.
— Voyez-vous, mon cher ami, Alliachev travaille pour le compte d’une bande très forte spécialisée dans le trafic de documents. Le siège de l’organisation est à Barcelone…
Il quitte enfin le radiateur, jugeant qu’il a le rez-de-chaussée cuit à point. Il prend place à son bureau et commence de jouer avec un coupe-papier.
— Lorsque l’Interpol m’a signalé l’arrivée d’Alliachef en France, on m’a précisé que ce dernier venait vraisemblablement y chercher des documents qui furent volés le mois dernier au ministère de la Guerre. Documents qui ont trait au récent conflit israélo-arabe. En effet, l’organisation dont fait partie Alliachev est entrée en contact avec les gens du Caire, vous me suivez ?
— Parfaitement, chef.
— Fort bien. J’ai donc pensé qu’en ayant Alliachev à l’œil, on pouvait récupérer les documents en question ; c’était la logique même.
— La logique même, monsieur le directeur…
Le Vieux fait claquer le coupe-papelard sur le cuir de son sous-main.
— Vingt-quatre heures de perdues ! San-Antonio, vous DEVEZ retrouver Alliachev.
— Je le retrouverai, patron.
— Ou tout au moins les documents !
— J’essaierai d’avoir les deux…
Il se lève, marquant par là qu’il juge l’entretien terminé.
— Aux grands maux les grands remèdes ! dit-il en me regardant fixement. Allez-y carrément, ne perdez plus de temps. Même si vous devez avoir des… heu… débordements légaux.
Comme il cause bien, ce monsieur. Son langage ne craint pas de prendre froid car il parle surtout à mots couverts…
— Si, dit-il, vous deviez quelque peu outrepasser… heu… Vous me comprenez ? Je ferai l’impossible pour vous couvrir !
Il se mouille pas trop, le bébé ! Et par-dessus le marka, le voilà qui parle de me couvrir aussi !
Je lui dédie un salut déférent.
— Je ferai l’impossible, monsieur le directeur.
— Vous m’avez compris, qu’il dit, le Grand Dabe.
Tu parles, Charles !
Je me trisse vite fait.
En descendant, je marque un temps d’arrêt dans mon burlingue. Mathias s’y trouve justement.
— C’est vous que je cherchais, m’sieur le commissaire. Je viens d’avoir un coup de tube de Larronde, le journaliste, qui me conseille de vous offrir la dernière édition de son canard. La voici.
Je cramponne la feuille toute fraîche.
Oh ! pardon. Un grand coup de galure à Larronde. C’est du grand art. En quelques heures, ce roi de la tartine a réussi à sortir un papier sur la mort de Souvelle. Il y a même la photographie du comte et, en médaillon, celle de sa masure.
Le journaleux donne le curriculum du défunt, ses titres, son arbre zoologique et tout le chizblitz.
— Tu téléphoneras à Larronde pour le remercier, dis-je à Mathias.
— O.K. !
Il s’évacue dans les profondeurs de la forteresse. Je m’apprête à en faire autant lorsque le bigophone retentit. Agacé, je décroche. Je ne regrette pas d’avoir obéi à cette sollicitation de la sonnerie quand je reconnais le timbre bien huilé de Bérurier.
Le Gros parle vite et la bouche pleine, ce qui ne facilite pas son élocution.
— Bon, c’est toi, j’ai du bol ! broute-t-il. Figure-toi que j’suis à la gare de Lyon…
— Qu’est-ce que tu y fabriques ?
— Ben justement, j’te le demande. La gonzesse va prendre le dur, faut lui filer le train ?
— Et comment ! Où part-elle ?
— Elle a pris un ticket pour Marseille. Le train part dans dix minutes…
— Prends-le aussi.
— Seulement y a un hic : j’ai que deux cents francs sur moi ! Tu sais que Berthe n’aime pas me sentir du fric.
Je réfléchis en vitesse.
— Monte dans le dernier wagon, je vais téléphoner à la gare pour qu’on te remette un billet et de l’oseille.
— Comment qu’on me reconnaîtra ?
— Avec ton costard à carreaux et ta bouille d’abruti, ce ne sera pas compliqué.
Je raccroche sans attendre ses vitupérations. Aussitôt je demande au standard de me passer le Vieux. Lui, il est magique dans ces cas-là. Il a des combines inouïes. Si on avait besoin d’un éléphant blanc livrable à l’aéroport d’Amsterdam dans les quinze secondes, ou s’il fallait stopper l’enterrement d’une célébrité pour affecter le corbillard au transport du personnel, il réaliserait ces exploits. Vous verriez déhotter le pachyderme ou déposer la bière sur la voie publique…
Effectivement, il m’assure que le nécessaire va être fait.
Satisfait, je quitte le Royco’s Palace.
J’ai deux pions bien placés sur l’échiquier. L’un, Pinaud, à Courmois-sur-Lerable ; l’autre, dans le Paris-Marseille…
Peut-être m’aideront-ils à gagner la partie ?
Qui sait ?
En attendant je vais exécuter l’ordonnance du boss. Il a bien dit « Aux grands maux les grands remèdes », non ?
Alors, quoi, je cours à la pharmacie.