Les yeux de la fillette ne se remettaient pas de horreurs de la nuit. Ils en avaient trop vu. Peu avant l'aube, la femme enceinte avait donné prématurément naissance à un enfant mort-né. La fillette avait été témoin des hurlements et des larmes. Elle avait vu apparaître la tête du bébé, maculée de sang, entre les jambes de sa mère. Elle savait qu'il aurait mieux valu détourner le regard mais cela avait été plus fort qu'elle, elle n'avait pu s'empêcher de fixer la scène, avec une fascination mêlée d'horreur. Elle avait vu le bébé mort, sa peau grise et cireuse, qui semblait une poupée racornie et qu'on s'était empressé de dissimuler sous un drap sale. La femme poussait d'insupportables gémissements que personne ne pouvait arrêter.

À l'aube, son père avait glissé sa main dans la poche de la fillette pour prendre la clef du placard. Puis il était allé parler à un policier. Il avait montré la clef. Expliqué la situation. Il avait tenté de garder son calme, cela n'avait pas échappé à sa fille, mais à présent il avait atteint ses limites. Il expliqua qu'il devait absolument aller chercher son fils, qui n'avait que quatre ans. Il fallait qu'il retourne à l'appartement. Il prendrait son fils et reviendrait immédiatement, promis. Le policier lui rit au nez en lui disant : « Et tu crois que je vais te faire confiance, mon pauvre gars ? » Le père insista, proposa au policier que celui-ci l'accompagne, répéta qu'il allait juste récupérer son enfant, qu'il reviendrait tout de suite après. Le policier lui demanda de dégager. Le père retourna s'asseoir à sa place, les épaules rentrées. En pleurant.

La fillette lui prit la clef et la remit dans sa poche. Elle se demanda combien de temps son petit frère tiendrait le coup. Il devait l'attendre. Il lui faisait confiance. Une confiance totale, absolue.

Elle ne supportait pas l'idée de savoir qu'il attendait, seul et dans l'obscurité. Il devait avoir faim, soif. Il n'avait probablement plus d'eau depuis longtemps. Plus de piles pour la lampe de poche. Mais tout valait mieux que d'être coincé ici, c'était ce qu'elle pensait. Rien ne pouvait être pire que cet enfer de puanteur, de chaleur suffocante, de poussière, de gens qui hurlaient ou mouraient.

Elle regarda sa mère qui, recroquevillée sur elle-même, n'avait pas ouvert la bouche depuis deux heures. Puis elle regarda son père, son visage hagard, ses yeux creusés. Puis autour d'elle. Elle vit Eva et ses pauvres enfants épuisés, pitoyables. Elle vit des familles, tous ces gens qu'elle ne connaissait pas, mais qui, comme elle, portaient une étoile jaune sur la poitrine. Elle vit ces milliers d'enfants, agités, surexcités, affamés, assoiffés, les plus petits qui ne comprenaient rien, qui trouvaient que ce jeu étrange avait trop duré et qui réclamaient de rentrer à la maison, pour retrouver leur lit et leur nounours.

Elle essaya de se reposer, en posant son menton sur ses genoux. La chaleur, qui s'était un peu atténuée, revint avec les premiers rayons du soleil. Elle ne voyait pas comment elle pourrait supporter une journée de plus dans cet endroit. Elle se sentait très affaiblie, très fatiguée. Sa gorge était sèche comme du parchemin. Son estomac était douloureux à force d'être vide.

Au bout d'un moment, elle piqua du nez. Elle rêva qu'elle retournait chez elle, qu'elle retrouvait sa petite chambre qui donnait sur la rue, qu'elle traversait le salon où le soleil entrait par les fenêtres et dessinait de jolis motifs lumineux sur le marbre de la cheminée et la photographie de sa grand-mère. Dans son rêve, elle entendait le professeur de violon qui jouait de l'autre côté de la cour verdoyante. « Sur le pont d'Avignon, on y danse, on y danse, sur le pont d'Avignon, on y danse tous en rond. » Sa mère préparait le dîner en chantonnant, « les beaux messieurs font comme ça, et puis encore comme ça ». Son petit frère jouait avec son train rouge dans le couloir, le faisant rouler le long des lattes du parquet, avec des bing et des bang. « Les belles dames font comme ça, et puis encore comme ça. » Elle pouvait sentir le parfum de sa maison, cette odeur réconfortante de cire et d'épices à laquelle se mêlaient les bons effluves des plats que cuisinait sa mère. Il y avait aussi la voix de son père, qui faisait la lecture à sa femme. Ils étaient en sécurité. Ils étaient heureux.

Elle sentit une main fraîche se poser sur son front. Elle leva les yeux et vit une jeune femme coiffée d'un voile bleu marqué d'une croix.

La jeune femme lui sourit en lui tendant un verre d'eau froide qu'elle but avidement. Puis l'infirmière lui donna un biscuit sec et des sardines en boîte.

« Il faut être courageuse », murmura la jeune femme.

Mais la fillette vit qu'elle aussi, comme son père, disait cela avec des larmes dans les yeux.

« Je veux partir d'ici », murmura la fillette. Elle voulait retourner dans son rêve, dans ce havre de paix et de sécurité.

L'infirmière hocha la tête. Elle tenta un autre sourire, mais c'était un petit sourire triste.

« Je comprends. Je ne peux rien faire. Je suis désolée. »

Elle se releva et se dirigea vers une autre famille. La fillette la retint par la manche.

« S'il vous plaît, dites-moi quand nous allons partir d'ici. »

L'infirmière secoua la tête et caressa doucement la joue de la fillette. Puis elle s'éloigna.

La fillette crut devenir folle. Elle avait envie de hurler, de donner des coups de pied, elle voulait quitter cet endroit hideux et terrible. Elle voulait rentrer chez elle, retourner à sa vie d'avant, à sa vie d'avant l'étoile jaune, d'avant les coups de poing des policiers contre la porte.

Pourquoi cela lui arrivait-il, à elle ? Qu'avait-elle fait, qu'avaient fait ses parents, pour mériter ça ? Pourquoi était-il si grave d'être juif ? Pourquoi traitait-on les Juifs de cette façon ?

Elle se rappelait le premier jour où elle avait dû porter l'étoile à l'école. Le moment où elle était entrée en classe et où tous les yeux s'étaient braqués sur elle. Une grande étoile jaune, large comme la paume de la main de son père, sur sa poitrine menue, Puis elle avait vu qu'elle n'était pas la seule, que d'autres filles de sa classe en portaient une aussi.

C'était le cas d'Armelle. Elle en avait éprouvé du soulagement.

Pendant la récré, toutes les filles à étoile jaune s'étaient regroupées. Les autres élèves, celles auparavant étaient leurs amies, les montraient du doigt. Mlle Dixsaut avait pourtant bien insisté sur le fait que cette histoire d'étoile ne devait rien changer Toutes les élèves continueraient d'être traitées à égalité, comme avant, avec ou sans étoile.

Mais le beau discours de Mlle Dixsaut n'avait rien arrangé. À partir de ce jour, la plupart des filles n'adressèrent plus la parole à celles qui portaient une étoile jaune ou, pis, les fixaient avec dédain. Cela, elle ne pouvait le supporter. Puis il y avait eu ce garçon, Daniel, qui leur avait murmuré, à Armelle et à elle, dans la rue, devant l'école, d'une bouche déformée par la cruauté : « Vos parents sont de sales Juifs, vous êtes de sales Juives ! » Comment ça, sales ? Pourquoi être juif serait-il être sale ? Cela la rendait triste, honteuse, lui donnait envie de pleurer. Armelle n'avait pas répondu au garçon, elle s'était juste mordu les lèvres jusqu'au sang. C'était la première fois qu'elle avait vu son amie avoir peur.

La fillette avait voulu arracher son étoile. Elle avait dit à ses parents qu'elle refusait de retourner à l'école comme ça. Mais sa mère avait dit non, qu'elle devait au contraire en être fière, fière de son étoile. Et son frère avait fait un caprice parce que lui aussi en voulait une. Mais il avait moins de six ans, avait expliqué la mère doucement. Il fallait qu'il attende encore deux ans. Alors il avait boudé tout l'après-midi.

Elle pensait encore et encore à son petit frère, seul dans son placard noir et profond. Elle aurait voulu prendre son petit corps chaud entre ses bras, embrasser ses boucles blondes, son petit cou dodu. Elle glissa la main dans sa poche et serra la clef de toutes ses forces.

« Je me moque de ce qu'on me dit, se murmura-t-elle à elle-même. Je vais trouver un moyen de sortir d'ici pour aller le sauver. Je suis sûre que je vais trouver un moyen. »

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