Nous sommes entrés en cherchant à tâtons les interrupteurs. Pas de lumière. Antoine ouvrit une paire de volets. Le soleil pénétra dans l'appartement. Les pièces étaient nues et poussiéreuses. Sans un meuble, le salon paraissait immense. Les rayons dorés obliquaient par les hautes fenêtres crasseuses, dessinant des figures de lumière sur les lattes brunes du plancher.

Je regardai la pièce, les étagères vides, les traces rectangulaires sur les murs où de beaux tableaux étaient autrefois accrochés, la cheminée de marbre où je me rappelais avoir vu brûler de bons feux, l'hiver, contre lesquels Mamé venait réchauffer ses mains blanches et délicates.

Je m'approchai d'une des fenêtres et regardai dans la cour verte et tranquille. J'étais heureuse de savoir que Mamé était partie sans voir son appartement vide. Cela l'aurait bouleversée. Cela me bouleversait.

« Ça sent encore comme Mamé, dit Zoë. Shalimar.

— Ça sent aussi l'horrible Minette », dis-je en me pinçant le nez. Minette avait été le dernier animal de compagnie de Mamé. Une chatte siamoise incontinente.

Antoine me regarda, surpris.

« Le chat », expliquai-je. Je le dis en anglais.

Bien sûr je connaissais le féminin de chat, mais je connaissais aussi l'autre sens de chatte en français. Et entendre Antoine s'esclaffer à je ne sais quel double sens douteux était bien la dernière chose que je désirais à présent.

Antoine inspecta l'endroit d'un œil professionnel.

« L'électricité n'est plus aux normes, remarqua-t-il en pointant les vieux fusibles de porcelaine. Le chauffage aussi est une antiquité. »

Les énormes radiateurs étaient noirs de crasse et plus écaillés qu'une peau de serpent.

« Attends de voir la cuisine et les salles de bains, dis-je.

— La baignoire a des pattes en forme de griffes, dit Zoë. Elle va me manquer, si on l'enlève. »

Antoine inspecta les murs, en donnant de petits coups.

« Je suppose que Bertrand et toi voulez tout rénover ? », dit-il en me regardant.

Je haussai les épaules.

« Je ne sais pas ce qu'il veut faire exactement. C'est son idée, de reprendre cet endroit. Je n'étais pas très chaude. Je voulais quelque chose de plus… pratique. Quelque chose de neuf. »

Antoine sourit.

« Mais ce sera tout neuf quand nous aurons fini.

— Peut-être. Mais pour moi, ce sera toujours l'appartement de Mamé. »

Ici, l'empreinte de Mamé était partout, même si elle était partie en maison de retraite depuis neuf mois déjà. La grand-mère de mon mari avait vécu là des années. Je me souvenais de notre première rencontre, seize ans auparavant. J'avais été impressionnée par les tableaux anciens, la cheminée de marbre où trônaient des photos de famille dans des cadres d'argent, les meubles à l'élégante et discrète simplicité, les nombreux livres sur les étagères de la bibliothèque, le piano à queue recouvert d'un riche velours rouge. Ce salon lumineux donnait sur une cour intérieure paisible dont le mur d'en face était recouvert d'un épais tapis de lierre. C'était dans cette pièce que je l'avais vue pour la première fois, que je lui avais tendu la main maladroitement, pas encore à mon aise avec ce que ma sœur appelait « la manie française de s'embrasser ».

On ne serrait pas la main d'une Parisienne, même la première fois. On l'embrassait sur les deux joues.

Mais je ne le savais pas encore, à l'époque.

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