La gare d'Orléans était agitée et bruyante. Une vraie fourmilière, grouillante d'uniformes gris. Sarah se rapprocha du vieux couple. Elle ne voulait pas montrer qu'elle avait peur. Si elle avait pu s'en tirer jusque-là, cela devait vouloir dire qu'il y avait encore de l'espoir. De l'espoir à Paris. Il fallait qu'elle soit courageuse, et forte.
« Si on te demande quelque chose », murmura Jules, tandis qu'ils faisaient la queue pour les billets, « tu es notre petite-fille et tu t'appelles Stéphanie Dufaure. Tes cheveux sont tondus parce que tu as attrapé des poux à l'école. »
Geneviève rajusta le col de la fillette. « Et voilà, dit-elle en souriant. Tu es propre et nette. Et jolie comme un cœur ! Comme notre petite-fille. »
« Vous avez une petite-fille en vrai ? demanda Sarah. Est-ce que ce sont ses vêtements ? » Geneviève rit.
« Nous n'avons que des petits-fils turbulents, Gaspard et Nicolas. Et un fils, Alain. Il a la quarantaine. Il vit à Orléans avec sa femme Henriette. Tu portes les vêtements de Nicolas. Il est un peu plus âgé que toi. Et plutôt joli garçon ! »
Sarah admirait la façon dont le vieux couple faisait semblant de rien. Ils souriaient, agissaient comme si c'était un matin comme les autres, un voyage à Paris anodin. Cependant, elle remarqua le mouvement furtif de leurs yeux qui restaient sur le qui-vive. Sa nervosité augmenta quand elle vit que les soldats contrôlaient tous les passagers montant dans les trains. Elle tendit le cou pour mieux voir. Allemands ? Non, français. Des soldats français. Elle n'avait pas de papiers sur elle. Rien que la clef et l'argent. Elle tendit discrètement et silencieusement la liasse de billets à Jules. Il eut l'air surpris. Elle fit un signe du menton en direction des soldats qui barraient l'accès aux trains.
« Que veux-tu que j'en fasse, Sarah ? murmura-t-il, intrigué.
— Ils vont vous demander mes papiers. Je n'en ai pas. Cela aidera peut-être. »
Jules observa la rangée d'hommes devant le train. Il se troubla de plus en plus. Geneviève lui donna un petit coup de coude.
« Jules ! Ça va marcher. On doit tenter le coup. Il n'y a pas d'autre choix. »
Le vieil homme se ressaisit. Il fit un signe de la tête à sa femme. Il sembla retrouver son calme. Ils achetèrent leurs billets et se dirigèrent vers le train.
Le quai était bondé. Ils étaient coincés entre des passagers venant de tous côtés, des femmes avec des bébés geignards, des vieillards aux visages sévères, des hommes d'affaires impatients et en costume. Sarah savait ce qu'elle devait faire. Elle se souvenait du petit garçon qui s'était échappé du vélodrome en profitant de la confusion. Elle avait retenu la leçon. Profiter du brouhaha, du désordre, des soldats qui criaient, de l'agitation de la foule.
Elle lâcha la main de Jules et s'accroupit. Elle avança ainsi, avec la sensation d'être sous l'eau, dans la masse compacte des jupes et des pantalons, des chaussures et des chevilles. Elle progressa péniblement, jouant des coudes, puis elle vit apparaître le train, juste devant elle.
Tandis qu'elle montait, une main l'attrapa par l'épaule. Elle prit immédiatement l'expression qui convenait, forçant sa bouche à un sourire insouciant. Le sourire d'une petite fille normale. D'une petite fille normale prenant le train pour Paris. Aussi normale que la petite fille dans sa robe lilas, celle qu'elle avait vue sur le quai d'en face quand on les avait emmenés au camp ce jour-là, qui lui paraissait déjà si lointain.
« Je suis avec ma grand-mère », dit-elle, tout sourire, en indiquant l'intérieur de la voiture. Le soldat hocha la tête et la laissa passer. Le souffle court, elle se faufila dans le couloir en cherchant Jules et Geneviève derrière les vitres des compartiments. Son cœur battait la chamade. Enfin, elle les aperçut. Ils la regardèrent, interdits. Elle leur fit un coucou triomphal. Elle se sentait si fière. Elle avait réussi à monter dans le train toute seule et les soldats ne l'avaient même pas arrêtée.
Son beau sourire s'évanouit quand elle se rendit compte du nombre de soldats allemands qui montaient aussi. Leurs voix sonores et brutales résonnaient dans le couloir encombré. Les gens détournaient le visage, regardaient leurs pieds, se faisaient aussi petits que possible.
Sarah se tenait dans un coin du compartiment, à moitié cachée par Jules et Geneviève. On ne pouvait voir que son visage qui dépassait entre les épaules du vieux couple. Elle regarda s'approcher les Allemands. Ses yeux se fixaient sur eux avec fascination. Elle ne pouvait détacher son regard. Jules lui murmura de tourner la tête. Mais c'était plus fort qu'elle, elle ne le pouvait pas.
Un homme la repoussait particulièrement. Il était grand, mince, avec un visage pâle et anguleux. Ses yeux étaient d'un bleu tellement clair qu'ils avaient l'air transparents sous les lourdes paupières roses. Tandis que le groupe d'officiers les dépassait, cet homme étendit un bras gris interminable et tira l'oreille de Sarah. Elle frémit.
« Eh bien, mon garçon, lâcha l'officier, il ne faut pas avoir peur de moi. Un jour, toi aussi, tu deviendras soldat, n'est-ce pas ? »
Jules et Geneviève arboraient un sourire de statue et ne bougeaient pas d'un cil. Ils tenaient Sarah comme si de rien n'était, mais elle sentait bien que leurs mains tremblaient.
« Un beau petit garçon que vous avez là », sourit l'officier en passant sa main immense sur les cheveux en brosse de Sarah. « Des yeux bleus, des cheveux blonds, comme chez nous, non ? »
Il cligna des yeux d'un air complice, puis s'en retourna avec son groupe. Il a cru que j'étais un garçon, pensa Sarah. Il n'a pas vu que j'étais juive. Est-ce qu'être juif se voyait au premier coup d'œil ? Elle n'en était pas sûre. Elle avait posé la question à Armelle un jour. Elle lui avait dit qu'elle n'avait pas l'air juive à cause de ses yeux bleus et de ses cheveux blonds. Elle pensa que cela venait de lui sauver la vie. Elle passa presque tout le voyage lovée dans la chaleur et la douceur du vieux couple. Personne ne leur adressa la parole. On ne leur posa aucune question. Elle regardait par la fenêtre en pensant que minute après minute, Paris se rapprochait, qu'à chaque instant passé, elle était un peu plus proche de Michel. Les nuages gris s'amoncelaient et les premières gouttes de pluie vinrent frapper le carreau avant d'être chassées par le vent.
Le train était arrivé à son terminus, gare d'Austerlitz, d'où elle avait quitté Paris avec ses parents par une chaude journée poussiéreuse. La fillette suivit le vieux couple vers le métro.
Jules vacilla. Devant eux se tenaient des policiers en uniforme bleu marine. Ils arrêtaient les voyageurs et vérifiaient leurs papiers. Geneviève ne dit rien et les poussa doucement vers l'avant. Elle s'avança d'un pas ferme, son menton rond bien relevé. Jules suivait le pas, agrippé à la main de Sarah.
Pendant qu'ils faisaient la queue, Sarah dévisageait le policier. C'était un homme d'une quarantaine d'années. Il portait une grosse alliance en or. Il avait l'air indifférent, cependant elle remarqua que ses yeux se posaient alternativement sur les papiers qu'il tenait dans les mains et sur les personnes qu'il avait devant lui. Il faisait son travail, consciencieusement.
Sarah resta dans le vague. Elle ne voulait surtout pas penser à ce qui risquait de se passer. Elle ne se sentait pas assez de force pour l'imaginer. Elle laissa errer ses pensées. Pensa au chat qu'ils avaient eu, ce chat qui la faisait éternuer. C'était quoi déjà, son nom ? Elle ne s'en souvenait plus. Un nom un peu idiot, Bonbon ou Réglisse. La famille avait dû s'en séparer parce qu'à cause de lui, la fillette avait le nez qui coulait et les yeux tout rouges et gonflés. Elle avait été triste ce jour-là. Michel aussi. Il avait pleuré la journée entière. Il avait dit que c'était sa faute à elle.
L'homme tendit la main, d'un geste blasé. Jules lui donna les papiers d'identité qu'il avait rangés dans une enveloppe. L'homme baissa les yeux, fit tourner les pages en regardant le visage de Jules, puis de Geneviève. Puis il dit :
« Et l'enfant ? »
Jules pointa l'enveloppe en disant :
« Ceux de l'enfant sont là, monsieur. Avec les nôtres. »
L'homme ouvrit l'enveloppe plus largement d'un coup de pouce adroit. Un grand billet de banque plié en trois apparut tout au fond. L'homme ne cilla pas.
Il baissa encore une fois les yeux sur le billet, puis vers Sarah. Elle le fixa d'un regard qui n'était ni effrayé ni suppliant. Elle le regarda simplement.
Le moment s'étirait, interminable, semblable à cette minute qui n'en finissait pas, au camp, quand le policier l'avait finalement laissée s'enfuir.
L'homme hocha sèchement la tête. Il tendit les papiers à Jules et empocha l'enveloppe prestement. Puis il s'écarta pour les laisser passer.
« Merci, monsieur », termina-t-il avant de passer à la personne suivante.