J'occupais mon temps au maximum. Je n'avais pas une minute à moi. Il y avait Zoë, sa sœur, Neil, mes parents, mes neveux, mon boulot et la succession sans fin des fêtes auxquelles Charla et son mari m'invitaient et où je me rendais sans savoir si j'en avais envie. J'avais rencontré plus de monde en deux ans dans ce milieu cosmopolite si plaisant que pendant tout mon séjour parisien.
J'avais quitté Paris pour de bon, mais à chaque fois que j'y retournais, à cause de mon travail ou pour rendre visite à mes amis ou à Édouard, je me retrouvais toujours dans le Marais, c'était plus fort que moi. Rue des Rosiers, rue du Roi-de-Sicile, rue des Écouffes, rue de Saintonge, rue de Bretagne, je me promenais avec des yeux différents, des yeux pleins de la mémoire des lieux, des événements de 1942, même si tout cela avait largement précédé ma naissance.
J'aurais voulu savoir qui habitait rue de Saintonge à présent, qui regardait par la fenêtre donnant sur la cour envahie de verdure, qui caressait le marbre de la cheminée. Je me demandais si les nouveaux propriétaires pouvaient imaginer qu'un petit garçon y était mort dans un placard et que la vie d'une petite fille avait changé pour toujours ce jour-là.
Mes rêves aussi me ramenaient dans le Marais. Vers les atrocités du passé, dont je n'avais pas été témoin mais que je vivais avec tant de réalité qu'il me fallait rallumer la lumière pour que le cauchemar s'évanouisse.
C'était pendant ces nuits sans sommeil, seule dans mon lit, lassée des conversations mondaines, la bouche sèche à cause de ce verre de trop que je n'aurais jamais dû boire, que l'ancienne douleur revenait me hanter.
Ses yeux. Son visage quand je lui avais lu la lettre de Sarah. Tout revenait, me pénétrait et me privait de repos.
La voix de Zoë me ramena dans Central Park, dans ce magnifique printemps où la main de Neil était posée sur mon genou.
« Maman, le petit monstre veut une glace.
— Pas question, dis-je. Pas de glace. »
À ces mots, la petite se jeta la tête la première sur la pelouse et se mit à hurler.
« Ça promet ! » lança Neil d'un air songeur.