La voix de Charla résonnait dans mon oreille.

« Julia, tu es sérieuse ? Il n'a pas pu dire ça. Il ne peut pas te mettre dans une telle situation. Il n'a pas le droit. »

Elle avait sa voix d'avocate. L'avocate de Manhattan dure et arrogante, qui n'a peur de rien ni de personne.

« C'est pourtant ce qu'il a dit, répondis-je mollement. Il a ajouté que ce serait fini entre nous. Qu'il me quitterait si je gardais le bébé. Il dit qu'il se sent vieux, qu'il ne se sent pas la force d'avoir un autre enfant, qu'il ne veut pas être un vieux père. »

Charla ne répondit pas tout de suite.

« Est-ce que ça a à voir, d'une façon ou d'une autre, avec cette femme avec qui il a eu une aventure ? finit-elle par demander. Comment s'appelait-elle déjà ?

— Non. Bertrand n'en a pas parlé.

— Ne le laisse pas décider à ta place, Julia. C'est aussi ton enfant. N'oublie jamais ça, ma chérie. »

Toute la journée, les paroles de ma sœur envahirent mes pensées. « C'est aussi ton enfant. » J'avais vu mon médecin. Elle n'avait pas semblé surprise par la décision de Bertrand, suggérant qu'il s'agissait d'une crise assez classique de la cinquantaine, que la responsabilité d'un autre enfant était trop difficile pour lui. Elle ajouta qu'il était sans doute fragilisé et que cela arrivait souvent chez les hommes qui approchaient de cet âge.

Est-ce que Bertrand traversait vraiment ce genre de crise ? Si c'était le cas, je n'avais rien vu venir. Comment était-ce possible ? Ce que je pensais, c'était qu'il se montrait tout simplement égoïste, qu'il ne pensait qu'à lui, comme d'habitude. D'ailleurs, je le lui avais dit pendant notre discussion. Je lui avais dit tout ce qui me pesait. Comment pouvait-il me pousser à avorter après toutes les fausses couches que j'avais endurées, après la douleur, les rêves détruits, le désespoir ? Je lui avais même demandé s'il m'aimait, s'il m'aimait vraiment. Il m'avait regardée en secouant la tête. Bien sûr qu'il m'aimait. Comment pouvais-je être stupide au point de poser la question ? Il m'aimait, je ne devais pas en douter. Sa voix brisée me revenait, cette façon qu'il avait eue de m'avouer qu'il avait peur de vieillir. Crise de la cinquantaine… Le médecin avait peut-être raison, après tout. Et si je n'avais rien remarqué, c'est que j'étais moi-même trop préoccupée depuis des mois. J'étais perdue. Incapable de savoir que faire devant les angoisses de Bertrand.

Le médecin m'avait également mise en garde : il me restait peu de temps pour me décider. J'étais déjà enceinte de six semaines. Si je voulais avorter, ce serait avant quinze jours. Il faudrait faire des tests et trouver une clinique. Elle suggéra que nous en parlions, Bertrand et moi, avec un conseiller conjugal. C'était bien d'en discuter, de tout mettre à plat. « Si vous subissez un avortement contre votre volonté, insista mon médecin, vous ne le pardonnerez jamais à votre mari. Mais si vous n'avortez pas, il vous a prévenue que ce serait une situation intolérable pour lui. Alors, il faut vraiment que vous en reparliez tous les deux, et vite. »

Elle avait raison. Mais j'avais du mal à précipiter les choses. Chaque minute gagnée, c'était soixante secondes de plus pour cet enfant. Un enfant que j'aimais déjà. Il n'était pas plus gros qu'un petit pois, mais je le chérissais autant que je chérissais Zoë. Je décidai d'aller chez Isabelle. Elle vivait dans un petit duplex très gai, rue de Tolbiac. Je ne me sentais pas de rentrer directement du bureau à la maison, où il me resterait à attendre le retour de mon mari. J'en étais incapable. J'appelai Eisa, la baby-sitter et lui demandai de prendre le relais. Isabelle me fit des toasts au crottin de Chavignol, accompagnés d'une délicieuse salade. Son mari était absent pour cause de voyage d'affaires. « OK, cocotte », dit-elle, en prenant soin de ne pas m'envoyer la fumée de sa cigarette au visage, « essaie d'imaginer la vie sans Bertrand. Tu visualises ? Le divorce, les avocats, l'accouchement, ce que ça va être pour Zoë, à quoi vont ressembler vos vies, les deux maisons, les existences séparées, Zoë passant de l'une à l'autre, plus de véritable famille, plus de petits déjeuners, plus de Noël, de vacances ensemble… Tu te sens prête à ça ? Tu peux imaginer ta vie comme ça ? »

Je la regardais fixement. Non, cela semblait impensable, impossible. Pourtant, ça arrivait tous les jours. Zoë était pratiquement la seule de sa classe dont les parents étaient encore mariés après quinze ans. Je dis à Isabelle que je ne me sentais pas la force d'en parler davantage. Elle m'offrit de la mousse au chocolat, puis nous nous installâmes devant le DVD des Demoiselles de Rochefort. En rentrant chez moi, je trouvai Bertrand sous la douche et Zoë dans les bras de Morphée. Je me glissai dans mon lit tandis que Bertrand se posait dans le salon, devant la télé. Quand il vint se coucher, je dormais profondément.

Aujourd'hui, c'était le jour de la visite à Mamé. Pour la première fois, j'avais failli appeler pour annuler. J'étais épuisée. Je ne désirais qu'une chose, rester au lit et dormir toute la matinée. Mais je savais qu'elle m'attendrait, dans sa plus jolie robe, la lavande et rose, qu'elle aurait pris la peine de mettre du rouge à lèvres et de se parfumer au Shalimar. Je ne pouvais pas lui faire faux bond. J'arrivai à la maison de retraite peu avant midi et remarquai que la Mercedes grise de mon beau-père était garée dans la cour. Ce n'était pas normal.

Il était venu pour me voir. D'habitude, il ne rendait jamais visite à sa mère le même jour que moi. Nous nous étions réparti le calendrier. Laure et Cécile venaient le week-end, Colette le lundi après-midi, Édouard le jeudi et le vendredi et moi, le mercredi avec Zoë et le jeudi midi. Nous nous en tenions scrupuleusement à cette répartition.

Il était là, assis bien droit, en train d'écouter sa mère. Elle venait de finir de déjeuner. On servait toujours les vieux ridiculement tôt. Je me sentis soudain angoissée comme une écolière qui a fait une bêtise. Que me voulait-il ? Pourquoi ne m'appelait-il pas s'il tenait à me voir ? Pourquoi maintenant ?

Dissimulant ma colère et mon inquiétude derrière un sourire chaleureux, je l'embrassai sur les deux joues et vins m'asseoir près de Mamé en lui prenant la main, comme je le faisais toujours. J'avais le secret espoir qu'il s'en irait, mais non, il resta là à nous regarder avec une expression avenante. C'était très inconfortable. Comme si on envahissait mon intimité comme si on espionnait et jugeait chaque mot que, je disais à Mamé.

Après une demi-heure, il se leva en regardant sa montre, puis me lança un sourire étrange.

« Je dois vous parler, Julia, s'il vous plaît », murmura-t-il pour que Mamé ne puisse pas entendre. Il avait l'air crispé tout à coup, il remuait les pieds et son regard était impatient. J'embrassai Mamé et suivis mon beau-père jusqu'à sa voiture. Il me fit signe de monter. Il s'assit au volant, tripota les clefs mais ne mit pas le contact. J'étais surprise des mouvements nerveux de ses doigts. Le silence pesait lourd. Je m'en échappai en jetant un coup d'œil dehors, en fixant les pavés de la cour puis en suivant le ballet des infirmières qui poussaient les chaises roulantes de vieillards impotents.

Il se décida à parler.

« Comment allez-vous ? me demanda-t-il avec un sourire toujours forcé.

— Très bien. Et vous ?

— Je vais bien. Colette aussi. »

Le silence revint.

« J'ai parlé à Zoë hier. Vous étiez sortie », dit-il sans me regarder.

Je ne voyais que son profil, son nez impérial, son menton aristocratique.

« Et alors ? dis-je prudemment.

— Elle m'a dit que vous faisiez des recherches… »

Il s'arrêta. Les clefs faisaient un bruit métallique entre ses doigts.

« Des recherches sur l'appartement, dit-il en se tournant finalement vers moi.

— Oui, je connais maintenant le nom de la famille qui y vivait avant vous. Zoë vous l'a probablement dit. »

Il soupira, le menton sur la poitrine, sa peau se plissant sur son col.

« Julia, je vous avais prévenue, vous vous souvenez ? »

Mon sang se mit à battre plus fort.

« Vous m'avez demandé de ne plus poser de questions à Mamé, dis-je d'une voix blanche. C'est ce que j'ai fait.

— Alors pourquoi avez-vous continué de farfouiller dans le passé ? »

Il était livide et peinait à respirer.

Tout était clair à présent. Je savais enfin pourquoi il avait souhaité me parler aujourd'hui.

« J'ai trouvé qui habitait cet appartement, continuai-je en m'emportant, c'est tout. J'avais besoin de savoir qui étaient ces gens. Je ne sais rien d'autre. Je ne sais pas ce que votre famille a à voir là-dedans…

— Rien ! m'interrompit-il en criant presque. Nous ne sommes pour rien dans leur arrestation. »

Je le fixai en silence. Il tremblait, mais je ne savais dire si c'était de colère ou autre chose.

« Nous ne sommes pour rien dans leur arrestation, répéta-t-il avec insistance. Ils ont été emmenés pendant la rafle du Vél d'Hiv. Nous ne les avons pas dénoncés, nous n'avons rien fait de ce genre. Vous comprenez ? »

J'étais choquée.

« Édouard, je n'ai jamais imaginé une chose pareille. Jamais ! »

Il tentait de retrouver son calme en passant une main nerveuse sur son front.

« Vous avez posé beaucoup de questions, Julia. Vous vous êtes montrée très curieuse. Laissez-moi vous dire comment tout s'est passé. Écoutez-moi bien. Il y avait cette concierge, Mme Royer. Elle connaissait la nôtre, celle de la rue de Turenne, pas très loin de la rue de Saintonge. Mme Royer aimait beaucoup Mamé. Mamé était gentille avec elle. C'est elle qui a prévenu mes parents que l'appartement était libre. Le loyer était bon marché et c'était plus grand que là où nous habitions rue de Turenne. Voilà comment ça s'est passé. C'est de cette façon que nous avons déménagé. Voilà tout ! »

Je le fixais toujours. Il continuait à trembler. Je ne l'avais jamais vu si égaré, si perdu. Je posai timidement la main sur sa manche.

« Êtes-vous sûr que ça va, Édouard ? »

Je sentais son corps frémir sous mes doigts. Il était peut-être malade.

« Oui, ça va », répondit-il. Mais sa voix se brisait. Je ne comprenais pas pourquoi il était si agité et si blême.

« Mamé ne sait pas, poursuivit-il en baissant la voix. Personne ne sait. Vous comprenez ? Elle ne doit pas savoir. Elle ne doit jamais savoir. »

J'étais très intriguée.

« Savoir quoi ? demandai-je. De quoi parlez-vous Édouard ?

— Julia, dit-il en plongeant son regard dans le mien, vous savez qu'elle était cette famille, vous avez vu leur nom.

— Je ne comprends pas, murmurai-je.

— Vous avez vu leur nom, oui ou non ? aboya-t-il, ce qui me fit sursauter. Vous savez ce qui est arrivé, c'est ça ? »

Je devais avoir l'air totalement abasourdie car il soupira en se cachant le visage dans les mains.

Je restais assise sans rien dire. De quoi diable voulait-il parler ? Qu'est-ce qui était arrivé et à qui ?

« La petite fille… » dit-il enfin en relevant la tête. Il parlait si bas que j'entendais à peine. « Que savez-vous sur la petite fille ?

— C'est-à-dire ? » demandai-je, pétrifiée. Quelque chose dans ses yeux et dans sa voix me glaçait d'effroi.

« La petite fille, répéta-t-il, d'une voix étrange et étouffée, elle est revenue. Quelques semaines après notre emménagement. Elle est revenue rue de Saintonge. J'avais douze ans. Je n'oublierai jamais. Je n'oublierai jamais Sarah Starzynski. »

Je le regardai se décomposer, avec horreur. Des larmes se mirent à couler sur ses joues. J'étais incapable de parler. Je ne pouvais qu'attendre et l'écouter. Le beau-père arrogant avait disparu.

J'avais quelqu'un d'autre devant moi. Quelqu'un qui portait un secret depuis bien des années. Depuis soixante ans.

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