Rachel l'avait convaincue. Elles allaient s'échapper. Elles allaient quitter cet endroit. C'était ça ou mourir. Elle le savait. Elle savait que si elle restait ici avec les autres enfants, ce serait la fin. Beaucoup étaient malades. Une demi-douzaine étaient déjà morts. Une fois, elle avait vu une infirmière, comme la femme du stade avec son voile bleu. Une seule infirmière pour tant d'enfants malades et affamés.

Cette fuite était un secret entre elles. Elles n'en avaient parlé à aucun autre enfant. Personne ne s'en douterait. Elles s'échapperaient en plein jour parce qu'elles avaient remarqué que la plupart du temps, les policiers ne faisaient pas attention à eux dans la journée. Ce serait facile et rapide. Derrière les baraquements, non loin du château d'eau, là où les femmes du village avaient tenté de faire passer de la nourriture, elles avaient repéré un petit espace dans la clôture de barbelés, suffisamment large pour qu'un enfant puisse passer de l'autre côté en rampant.

Des enfants avaient déjà quitté le camp, escortés par des policiers. Elle les avait suivis du regard, frêles créatures en haillons au crâne lisse. Où les emmenait-on ? Était-ce loin ? Allaient-ils rejoindre les mères et les pères ? Elle en doutait. Rachel aussi en doutait. Si tout le monde devait aller au même endroit, pourquoi la police avait-elle séparé les parents des enfants ? Pourquoi tant de souffrance, tant de douleur ? « C'est parce qu'ils nous haïssent, lui avait dit Rachel de sa drôle de voix éraillée. Ils détestent les Juifs. » Pourquoi toute cette haine ? Elle n'avait jamais haï personne dans sa vie, à l'exception d'une institutrice. Cette maîtresse l'avait sévèrement punie parce qu'elle ne savait pas sa leçon. Elle essaya de se rappeler si elle avait été jusqu'à souhaiter sa mort. Oui, elle avait été jusque-là. Alors, c'était peut-être ainsi que tout était arrivé. À force de détester des gens au point de vouloir leur mort. De les détester parce qu'ils portaient une étoile jaune. Cela lui donna des frissons. Elle avait la sensation que toute la haine du monde, tout le mal du monde se concentraient ici, les encerclaient et se lisaient dans les visages fermés des policiers, dans leur indifférence, dans leur mépris. Et en dehors du camp, était-ce la même chose, le reste du monde détestait-il aussi les Juifs ? Était-ce ce à quoi toute sa vie allait ressembler ?

Elle se souvenait avoir entendu une conversation entre voisins en remontant chez elle après l'école. C'était en juin. Des femmes parlaient tout bas. Elle s'était arrêtée dans l'escalier pour écouter, les oreilles à l'affût comme un jeune chiot. « Et vous savez quoi, sa veste s'est ouverte, et dessous, il y avait l'étoile. Je n'aurais jamais pensé qu'il était juif » Elle entendit l'autre femme reprendre sa respiration pour dire « Lui, un Juif ! Il avait l'air d'un monsieur très bien. Quelle surprise ! »

Elle avait demandé à sa mère pourquoi certains voisins n'aimaient pas les Juifs. Celle-ci avait haussé les épaules puis soupiré en baissant les yeux sur son repassage. Sans répondre à la question de sa fille qui, alors, était allée voir son père. Qu'est-ce qu'il y avait de si terrible à être juif ? Pourquoi certaines personnes détestaient les Juifs ? Son père s'était gratté la tête et penché vers elle avec un sourire énigmatique. Puis lui avait dit en hésitant : « Parce qu'ils pensent que nous sommes différents et cela leur fait peur. » Mais qu'avaient-ils de différent, se demanda-t-elle, de si différent ?

Sa mère. Son père. Son frère. Ils lui manquaient tellement qu'elle en était physiquement malade. Elle se sentait tomber dans un puits sans fond. L'espoir de s'échapper était la seule chose qui lui permettait de s'accrocher encore à la vie, à cette vie nouvelle qui lui restait incompréhensible. Peut-être ses parents avaient-ils réussi à s'échapper eux aussi ? Peut-être avaient-ils pu regagner la maison ? Peut-être. Tant de peut-être…

Elle pensa à l'appartement vide, aux lits défaits, à la nourriture qui pourrissait lentement dans la cuisine. Et à son frère, seul dans tout ce silence. Dans ce silence de mort qui s'était abattu sur ce qui avait été un foyer gai et chaleureux.

Rachel la fit sursauter.

« Maintenant, murmura-t-elle. Essayons maintenant. »

Le camp était silencieux, presque désert. Depuis qu'on avait emporté les parents, les filles avaient remarqué qu'il y avait moins de policiers. Et ceux-ci ne s'occupaient que rarement des enfants. Ils les laissaient livrés à eux-mêmes.

La chaleur accablait les baraquements. C'était insupportable. À l'intérieur, des enfants affaiblis et malades gisaient sur la paille humide. Les deux fillettes entendaient des voix d'hommes et des rires lointains. Les policiers devaient s'être mis à l'abri du soleil dans un des bâtiments.

Le seul en vue était assis à l'ombre, son fusil posé à ses pieds. Sa tête dodelinait contre le mur et il avait la bouche ouverte. Il devait être assoupi. Elles rampèrent vers les clôtures comme de petits animaux agiles. Devant elles s'étendaient des prairies et des champs.

Il n'y avait toujours aucun bruit. Juste de la chaleur et du silence. Quelqu'un les avait-il vues ? Elles se tapirent dans l'herbe, le cœur battant, puis jetèrent un coup d'œil par-dessus leur épaule. Toujours aucun mouvement. Aucun bruit. C'était donc si facile, pensa la fillette. Non, c'était impossible. Rien n'était jamais facile, en tout cas, plus maintenant.

Rachel tenait quelques vêtements serrés sous son bras. Elle demanda à la fillette de se dépêcher de les enfiler. Ces couches supplémentaires les protégeraient des barbelés, lui expliqua-t-elle. La fillette ne put retenir un frisson de dégoût en enfilant difficilement un vieux pull sale et un pantalon étroit et élimé. Elle se demandait à qui avaient appartenu ces vêtements. Sans doute à un pauvre enfant mort, tout seul, loin de sa mère.

Toujours en rampant, elles atteignirent la petite ouverture dans les fils barbelés. Un policier se tenait non loin. De là où elles étaient, elles ne distinguaient pas les traits de son visage, seule la silhouette de son képi se détachait nettement. Rachel pointa le doigt en direction du trou. Il fallait se dépêcher maintenant. Il n'y avait pas un instant à perdre. Elles se mirent à plat ventre et ondulèrent comme des serpents pour passer de l'autre côté. Cela paraissait si étroit à la fillette. Comment réussiraient-elles à passer sans se déchirer la peau contre les barbelés, malgré leurs vêtements supplémentaires ? Comment avaient-elles pu imaginer que c'était possible ? Que personne ne les surprendrait ? Qu'elles réussiraient ? Elle se dit qu'elles étaient folles. Folles à lier.

L'herbe lui chatouillait le nez et sentait bon. Elle aurait voulu y enfouir son visage et respirer à pleins poumons ce parfum vert et puissant. Elle vit que Rachel passait déjà la tête par l'ouverture, en prenant garde de ne pas se blesser.

Soudain, la fillette entendit des pas lourds résonner dans l'herbe. Son cœur s'arrêta net. Elle leva les yeux. Une ombre immense se plaça au-dessus d'elle. Un policier. Il la souleva par le col élimé de son chemisier et la secoua. Elle se sentit défaillir de terreur.

« Vous vous croyez où ? »

La voix sifflait à ses oreilles.

Rachel était déjà à moitié engagée. L'homme, tout en tenant la fillette par la peau du cou, saisit Rachel par la cheville. Elle se débattit, donna des coups de pied, mais l'homme était le plus fort. Il la tira vers lui sans égard à travers les barbelés. Le visage et les mains de Rachel étaient en sang.

Elles étaient maintenant toutes les deux face à lui. Rachel sanglotait. La fillette, elle, se tenait très droite, le menton relevé, dans une attitude de défi. À l'intérieur, elle était morte de peur mais elle avait décidé de ne pas le montrer. Ou, du moins, d'essayer.

Quand elle regarda enfin le visage du policier, elle ne put retenir un cri.

C'était le rouquin. Lui aussi la reconnut instantanément. Elle vit sauter sa pomme d'Adam et sentit sa grosse main, qui la tenait toujours par le cou, tressaillir.

« Vous ne vous échapperez pas, dit-il d'une voix rude. Vous restez ici, c'est clair ? »

Il était jeune, sans doute à peine plus de vingt ans, massif, la peau rose. La fillette remarqua qu'il transpirait sous son épais uniforme sombre. La sueur perlait sur son front et au-dessus de sa lèvre supérieure. Il clignait sans cesse des yeux et se balançait nerveusement d'un pied sur l'autre.

Elle s'aperçut qu'elle n'avait pas peur de lui et même, qu'elle ressentait une étrange pitié pour ce jeune homme. Ce sentiment la troublait. Elle posa une main sur son bras. Il fut surpris et embarrassé. Puis elle lui dit :

« Tu te souviens de moi, n'est-ce pas ? » Ce n'était pas une question, c'était un fait. Il hocha la tête, en tamponnant la sueur qui perlait sous son nez. Elle sortit la clef de sa poche et la lui montra. Sa main ne tremblait pas.

« Tu te souviens sans doute aussi de mon petit frère, dit-elle. Le petit blond tout bouclé ? » Il hocha la tête encore une fois. « Il faut me laisser partir, monsieur. C'est mon petit frère, monsieur. Il est à Paris. Tout seul. Je l'ai enfermé dans le placard parce que je croyais… » Sa voix se brisa. « Je pensais qu'il serait à l'abri comme ça ! Je dois y retourner ! Laisse-moi passer par ce trou. Tu n'auras qu'à dire que tu n'as rien vu, monsieur. »

Le jeune policier jeta un coup d'œil par-dessus son épaule, vers les baraquements, comme s'il avait peur que quelqu'un arrive, les voie ou les entende.

Il posa un doigt sur ses lèvres et se retourna vers la fillette. Son visage se crispa et il secoua la tête.

« Je ne peux pas faire ça, dit-il à voix basse. J'ai des ordres. »

Elle posa la main contre sa poitrine.

« S'il te plaît, monsieur », dit-elle doucement.

Rachel reniflait à ses côtés, le visage barbouillé de sang et de larmes. L'homme regarda encore une fois par-dessus son épaule. Il avait l'air profondément troublé. Elle remarqua qu'il avait la même expression étrange que le jour de la rafle. Un mélange de pitié, de honte et de colère.

Chaque minute qui s'écoulait pesait comme du plomb. L'attente était interminable. Les sanglots et les larmes, elle les sentait remonter en elle. La panique revenait. Que ferait-elle s'il les ramenait dans le camp ? Comment tiendrait-elle le coup ? Comment ? Elle essaierait de s'enfuir encore, pensait-elle farouchement, et encore et encore. Elle ne ferait que ça.

Soudain, il prononça son nom. Et lui prit la main. La sienne était chaude et moite.

« Vas-y, dit-il, les dents serrées. Vas-y maintenant ! Vite ! » La sueur ruisselait sur ses joues rebondies.

Elle regarda les yeux dorés. Elle n'était pas sûre de comprendre. Il la bouscula vers l'ouverture dans le grillage, la plaquant contre le sol avec la main. Il souleva le barbelé et la poussa violemment. Elle sentit le métal lui égratigner le front. C'était fait. Elle se redressa maladroitement. Elle était libre. Elle était passée de l'autre côté.

Rachel n'en croyait pas ses yeux, figée de stupeur.

« Je veux y aller aussi », dit-elle.

Le policier l'attrapa fermement par le col.

« Non, toi tu restes. »

Rachel gémit.

« Ce n'est pas juste ! Pourquoi elle et pas moi ? Pourquoi ? »

Il la fit taire d'un geste menaçant. Derrière le grillage, la fillette ne bougeait pas, pétrifiée. Pourquoi Rachel ne pouvait-elle pas venir avec elle ? Pourquoi devait-elle rester dans le camp ?

« Je t'en prie, laisse-la partir. Monsieur, je t'en prie. »

Sa voix était douce et calme. Presque une voix de jeune femme.

Le policier était mal à l'aise, embarrassé. Mais il n'hésita pas longtemps.

« Allez, vas-y. » Et il poussa Rachel devant lui. « Dépêche-toi. »

Il tint de nouveau le barbelé tandis que Rachel rampait. Elle arriva bientôt près de la fillette, le souffle court.

Le jeune homme fouilla dans ses poches et en retira quelque chose qu'il tendit à la fillette à travers le grillage.

« Prends ça. » C'était un ordre.

La fillette regarda la liasse de billets qu'elle tenait désormais dans sa main, puis l'engouffra dans la poche où se trouvait la clef.

L'homme se retourna vers les baraquements en fronçant les sourcils.

« Pour l'amour de Dieu, courez ! Mais courez donc ! Vite. S'ils vous voient… Arrachez vos étoiles. Cherchez de l'aide. Et surtout, soyez prudentes ! Bonne chance ! »

La fillette aurait voulu le remercier pour son aide, Pour l'argent, lui dire au revoir, mais Rachel l'avait déjà attrapée par le bras et l'entraînait dans sa course. Elles coururent à perdre haleine parmi les blés, droit devant elles, les poumons brûlants, les bras et les jambes volant en tous sens. S'éloigner du camp. Aller loin, loin ! Le plus loin possible.

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