Le lendemain matin, j'eus de nouveau mal au ventre. Une douleur légère, mais qui ne me quittait pas. Je décidai de l'ignorer. Si j'avais toujours mal après le déjeuner, je demanderais à Giovanna d'appeler un docteur. Sur le chemin du café, je réfléchissais à la manière dont j'amènerais le sujet avec William. Je ne m'en étais pas préoccupée et j'avais eu tort. J'allais réveiller des souvenirs tristes et douloureux. Peut-être ne voulait-il pas du tout parler de sa mère. Peut-être avait-il tiré un trait. N'avait-il pas refait sa vie ici, loin de Roxbury et de la rue de Saintonge ? Une vie paisible, provinciale. Et voilà que j'allais ramener le passé. Et ses morts.

Zoë et moi avions découvert qu'on pouvait marcher au sommet des remparts qui entouraient la vieille ville. Ils possédaient un large chemin de ronde, planté d'une allée de châtaigniers. Nous avancions en nous faufilant entre les vagues incessantes de joggers, de promeneurs, de cyclistes, de rollers, de mères avec leurs enfants, de vieillards qui parlaient fort, d'adolescents en trottinette, de touristes.

Le café se trouvait un peu plus loin, à l'ombre des arbres. Plus nous approchions, plus ma tête devenait légère, presque vide. Il n'y avait personne en terrasse, à l'exception d'un couple d'une cinquantaine d'années qui mangeait une glace et de touristes allemands, plongés dans une carte. Je baissai mon chapeau sur mes yeux et lissai ma jupe froissée.

Quand il prononça mon nom, j'étais en train de lire le menu à Zoë.

« Julia Jarmond ? »

Je levai les yeux et découvris un homme grand et bien bâti, d'une quarantaine d'années. Il s'assit en face de nous.

« Bonjour », dit Zoë.

Je n'arrivais pas à ouvrir la bouche. Je le fixais, muette. Dans ses cheveux blond foncé couraient quelques cheveux gris. Son front commençait à se dégarnir. Sa mâchoire était carrée. Son nez, fort et beau.

« Bonjour, dit-il à Zoë. Tu devrais essayer le tiramisu. Tu vas adorer. »

Puis il retira ses lunettes de soleil et les posa sur sa tête. Il avait les yeux de sa mère. Turquoise et en amande. Il sourit.

« Alors, vous êtes journaliste ? À Paris, d'après ce que j'ai vu sur Internet ? »

Je me mis à tousser nerveusement en tripotant ma montre.

« Moi aussi, j'ai regardé. Votre dernier livre a l'air fabuleux, Festins toscans. »

William Rainsferd soupira en se tapotant le ventre.

« Ah ! Ce livre m'a valu cinq kilos de trop que je n'ai jamais réussi à perdre. »

J'eus un grand sourire. Passer de ce sujet agréable et léger à ce qui me préoccupait ne serait pas facile. Zoë me regarda fixement comme pour me rappeler à l'ordre.

« Merci beaucoup d'être venu… J'apprécie vraiment… »

Ma voix sonnait faux.

« Je vous en prie », dit-il avec un sourire, puis il claqua des doigts pour appeler le garçon.

Nous commandâmes un tiramisu et un Coca pour Zoë, et deux cappuccinos.

« C'est la première fois que vous venez à Lucca ? » demanda-t-il.

Je hochai la tête. Le garçon se pencha vers nous. William Rainsferd lui donna la commande dans un italien rapide et coulant. Ils se mirent à rire tous les deux.

« Je viens souvent dans ce café, expliqua-t-il. J'aime bien y traîner. Même quand il fait chaud comme aujourd'hui. »

Zoë se lança dans la dégustation de son tiramisu en faisant claquer sa cuillère contre les bords de son ramequin dans le silence qui s'était installé entre nous.

« Que puis-je faire pour vous ? demanda-t-il gaiement. Mara m'a dit qu'il s'agissait de ma mère. »

Je remerciai intérieurement Mara. Elle me facilitait les choses.

« J'ignorais que votre mère était morte, dis-je. Je suis désolée.

— C'est bon », dit-il en haussant les épaules. Il mit du sucre dans son café. « Cela fait longtemps maintenant. J'étais encore un enfant. Vous la connaissiez ? Vous m'avez l'air un peu jeune pour ça.

— Non, je n'ai jamais rencontré votre mère. Il se trouve que je vais emménager dans l'appartement où elle vivait pendant la guerre. Rue de Saintonge, à Paris. Et je connais des gens qui ont été proches d'elle. C'est pour ça que je suis ici et que je voulais vous voir. »

Il posa sa tasse de café et me regarda tranquillement. Ses yeux étaient calmes et pensifs.

Sous la table, Zoë posa une main moite sur mon genou nu. Je suivis du regard un couple de cyclistes. La chaleur était écrasante. J'inspirai un bon coup.

« Je ne sais pas par où commencer, bégayai-je. Je me doute que remuer tout cela est sans doute douloureux pour vous, mais je dois le faire. Ma belle-famille, les Tézac, ont fait la connaissance de votre mère, rue de Saintonge, en 1942. »

Je pensais que le nom « Tézac » lui dirait quelque chose, mais il ne parut pas tiquer. La rue de Saintonge n'avait pas eu plus d'effet.

« Après ce qui s'est passé, je veux parler des événements tragiques de juillet 1942, de la mort de votre oncle, je tenais à vous dire que la famille Tézac n'a jamais oublié votre mère. Particulièrement mon beau-père, qui y pense chaque jour de sa vie. »

Il y eut un silence. Les yeux de William Rainsferd se plissèrent.

« Je suis désolée, ajoutai-je précipitamment, je savais que ce serait pénible pour vous, excusez-moi. »

Quand il se mit finalement à parler, il le fit d'une voix étrange, presque étouffée.

« Que voulez-vous dire par « événements tragiques » ?

— Eh bien, la rafle du Vél d'Hiv… balbutiai-je. Les familles juives regroupées à Paris en juillet 42…

— Continuez.

— Et les camps… Les familles envoyées de Drancy à Auschwitz… »

William Rainsferd déploya ses mains et secoua la tête.

« Je suis désolé, je ne vois pas ce que ça a à voir avec ma mère. »

Zoë et moi échangeâmes un regard gêné.

Une minute passa, sans un mot. Je me sentais très mal à l'aise.

« Vous avez parlé de la mort de mon oncle ? dit-il enfin.

— Oui… Michel. Le petit frère de votre mère. Ça s'est passé rue de Saintonge. »

Encore un silence.

« Michel ? Ma mère n'a jamais eu un frère du nom de Michel. Et je n'ai jamais entendu parler de la rue de Saintonge. Je pense que nous ne parlons pas de la même personne.

— Le prénom de votre mère est bien Sarah ? balbutiai-je, troublée.

— Oui, c'est exact. Sarah Dufaure.

— Oui, Sarah Dufaure, c'est bien elle, dis-je avec empressement. Ou plutôt, Sarah Starzynski. »

J'avais espéré que ses yeux s'éclaireraient.

« Pardon ? dit-il, le sourcil relevé. Sarah qui ?

— Starzynski. Le nom de jeune fille de votre mère. »

William Rainsferd me regarda en relevant le menton.

« Le nom de jeune fille de ma mère était Dufaure. »

Il y eut comme un signal d'alarme qui résonna dans ma tête. Quelque chose n'allait pas. Il ne savait rien.

Il était encore temps de partir, de se sauver avant de mettre en pièces la vie tranquille de cet homme.

J'affichai un sourire allègre, murmurai quelque chose à propos d'une erreur et donnai le signal du départ en demandant à Zoë de laisser là son dessert. Je prétextai que je ne voulais pas lui faire davantage perdre son temps, que j'étais navrée. Puis je me levai. Il fit de même.

« Je crois que vous vous êtes trompée de Sarah, dit-il en souriant. Ne vous en faites pas pour moi, passez un bon séjour à Lucca. J'ai été ravi de vous rencontrer, quoi qu'il en soit. »

Avant que j'aie pu dire un mot, Zoë mit la main dans mon sac et en sortit quelque chose qu'elle posa sur la table.

William Rainsferd regarda la photographie de la petite fille à l'étoile jaune.

« Est-ce votre mère ? » demanda Zoë de sa petite voix.

C'était comme si tout s'était tu autour de nous. Plus un bruit sur le chemin de ronde. Même les oiseaux semblaient avoir cessé leurs gazouillis. Ne restait que la chaleur. Et le silence.

« Mon Dieu ! » dit-il.

Il retomba lourdement sur sa chaise.

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