Édouard Tézac serra si fort le volant que ses articulations devinrent blanches. Je fixais ses mains comme hypnotisée.
« Je l'entends encore hurler, murmura-t-il. Je ne pourrai jamais oublier. Jamais. »
Ce que je venais d'apprendre m'avait mise KO. Sarah Starzynski s'était échappée de Beaune-la-Rolande. Elle était revenue rue de Saintonge. Là, elle avait fait une terrible découverte.
J'étais incapable de dire le moindre mot. Je me contentais de regarder mon beau-père, qui se remit à parler de la même voix ténue et brisée.
« Il y eut un moment atroce, quand mon père s'est penché pour regarder dans le placard. J'ai essayé de voir moi aussi, mais il m'a repoussé. Je ne comprenais pas ce qui se passait. Il y avait cette odeur… Une odeur de pourriture. Puis mon père a lentement sorti le corps d'un petit garçon. Il ne devait pas avoir plus de trois ou quatre ans. Je n'avais jamais vu de cadavre de ma vie. Ce fut une vision déchirante. Le petit garçon avait des cheveux blonds et bouclés. Son corps était raide, recroquevillé. Son visage reposait sur ses mains. Il était d'une horrible couleur verdâtre. »
Les mots s'étranglaient dans sa gorge et il dut s'interrompre. Je crus qu'il allait vomir. Je posai ma main sur son bras, espérant lui transmettre ma compassion, ma chaleur. La situation était surréaliste. C'était moi qui consolais mon beau-père, cet homme fier et hautain, maintenant baigné de larmes et qui n'était plus qu'un vieil homme bouleversé et tremblant. Il s'essuya maladroitement les yeux et continua.
« Nous étions tous horrifiés. La fillette s'évanouit. Elle s'écroula littéralement sur le sol. Mon père la prit dans ses bras et la mit sur le lit. Elle revint à elle et en le voyant, eut un mouvement de recul et hurla. Je commençais à comprendre, en écoutant ce que disaient mon père et le couple qui accompagnait la fillette. L'enfant mort était son petit frère. Notre nouvel appartement avait été sa maison. Le garçonnet avait été caché dans le placard le 16 juillet, jour de la rafle du Vél d'Hiv. La fillette avait pensé qu'elle reviendrait vite le délivrer, mais elle avait été emmenée dans un camp, en dehors de Paris. »
Il fit de nouveau une pause, qui me parut interminable.
« Et alors ? Que s'est-il passé ? dis-je en retrouvant enfin la parole.
— Le couple habitait Orléans. La fillette s'était échappée d'un camp non loin de là et avait échoué chez eux. Ils avaient décidé de l'aider, de la ramener chez elle, à Paris. Mon père leur a expliqué que nous avions emménagé à la fin du mois de juillet. Il ignorait tout du placard dissimulé dans le mur de ma chambre. Personne ne savait. J'avais bien remarqué une odeur désagréable, mais mon père pensait que c'était un problème de tuyauterie et nous attendions la visite du plombier cette même semaine.
— Qu'a fait votre père du… du petit garçon ?
— Je ne sais pas. Je me rappelle qu'il voulait tout prendre en charge. Il était terriblement choqué et malheureux. Je pense que le couple a emporté le corps. Je ne suis pas sûr. Je ne me souviens plus.
— Et ensuite ? demandai-je dans un souffle.
— Et ensuite ? Et ensuite…! » Il eut un rire amer. « Julia, est-ce que vous pouvez imaginer dans quel état nous étions quand la petite fille est partie ? Elle nous a regardés d'une telle façon ! Elle nous détestait. Elle nous maudissait. Pour elle, nous étions responsables de la mort de son frère. Nous étions des criminels. Des criminels de la pire espèce. Nous avions emménagé dans sa maison. Nous avions laissé mourir son frère. Ses yeux… Tant de haine, tant de souffrance, tant de désespoir dans ses yeux ! Le regard d'une femme dans le visage d'une petite fille de dix ans. »
Je les voyais aussi, ces yeux. J'eus un frisson.
Édouard soupira et frotta son visage ravagé et fatigué de la paume de ses mains.
« Après leur départ, mon père s'est assis, la tête basse. Il a pleuré. Longtemps. Je ne l'avais jamais vu pleurer. Ce fut la première et la dernière fois. Mon père était un type fort et costaud. On me disait toujours qu'un Tézac ne pleure jamais, ne montre jamais ses émotions. C'était une vision terrible. Il a dit que quelque chose de monstrueux était arrivé. Quelque chose dont lui et moi nous rappellerions toute notre vie. Puis il se mit à m'expliquer certaines choses dont il ne m'avait jamais parlé. Il disait que j'étais assez grand pour comprendre. Il n'avait pas demandé à Mme Royer qui habitait dans l'appartement avant, parce qu'il le savait. Il savait que c'était une famille juive qui avait été arrêtée pendant la rafle. Mais il avait fermé les yeux, comme beaucoup de Parisiens, pendant la terrible année 1942. Il avait fermé les yeux le jour de la rafle, quand il avait vu tous ces gens qu'on entassait dans des bus pour les conduire Dieu sait où. Il n'avait pas cherché à savoir pourquoi l'appartement était vide et où étaient passées les affaires des locataires précédents. Il avait agi comme bon nombre d'autres familles parisiennes, impatientes de trouver un logement plus grand et de meilleure qualité. Oui, il avait fermé les yeux. Et il s'est passé ce qui s'est passé. La fillette est revenue et le petit garçon était mort. Il devait déjà être mort quand nous sommes arrivés dans l'appartement. Mon père a dit que nous ne pourrions jamais oublier. Jamais. Et il avait raison, Julia. C'est là, en nous. En moi. Depuis soixante ans. »
Il s'arrêta et laissa tomber son menton sur sa poitrine. J'essayais d'imaginer ce que ça devait avoir été pour lui de porter un tel secret si longtemps.
« Et Mamé ? » demandai-je, déterminée à tout savoir de cette histoire.
Il eut un lent mouvement de tête.
« Mamé n'était pas à la maison cet après-midi-là. Mon père ne voulait pas qu'elle sache ce qui s'était passé. Il était rongé de culpabilité, pensait que tout était sa faute, même ce qui, bien sûr, ne l'était pas. Il ne supportait pas l'idée qu'elle soit au courant. Il avait sans doute peur qu'elle le juge. Il m'a dit que j'étais assez grand pour garder un secret. Elle ne doit jamais savoir, m'a-t-il dit. Il avait l'air tellement désespéré, si triste. Alors je lui ai promis de garder son secret.
— Et elle l'ignore encore ? » murmurai-je.
Il soupira profondément.
« Je ne sais pas, Julia. Elle est au courant pour la rafle. Nous étions tous au courant. Tout s'est passé sous nos yeux. Quand elle est rentrée ce soir-là, mon père et moi étions bizarres, différents. Elle a bien senti qu'il s'était passé quelque chose. Cette nuit-là, et tant d'autres nuits, j'ai vu le petit garçon mort. Je faisais des cauchemars. Cela a duré jusqu'à mes vingt ans. Ce fut un soulagement pour moi de quitter cet appartement. Je crois que ma mère savait, au fond. Je pense qu'elle avait compris l'épreuve que mon père avait traversée, ce qu'il avait ressenti. Peut-être avait-il fini par tout lui dire, parce que c'était trop lourd à porter pour un seul homme. Mais elle ne m'en a jamais parlé.
— Et Bertrand ? Et les filles ? Et Colette ?
— Ils ne savent rien.
— Comment ça ? » demandai-je.
Il me prit le poignet. Sa main était gelée. Je sentais un froid de glace se glisser sous ma peau.
« J'avais promis à mon père, sur son lit de mort, que je ne dirais rien à mes enfants et à ma femme. La culpabilité n'a jamais cessé de le ronger pendant toute sa vie. Il n'avait pas été capable de s'en ouvrir à quelqu'un. Il n'en a jamais parlé. J'ai respecté son silence. Vous comprenez ?
— Bien sûr. »
Je m'interrompis un instant.
« Édouard, qu'est-il arrivé à Sarah ?
— De 1942 à sa mort, mon père n'a plus jamais prononcé son nom. Sarah faisait partie du secret. Un secret auquel je n'ai jamais cessé de penser. Je ne crois pas que mon père se doutait que je pensais à ce point à elle. Et combien son silence à ce sujet me faisait souffrir. Je voulais absolument savoir comment elle allait, où elle était, ce qui lui était arrivé. Mais chaque fois que j'essayais de le questionner, il me faisait taire. Je ne supportais pas l'idée qu'il ne s'en soucie plus, qu'il ait tourné la page, qu'elle ne signifie plus rien pour lui. On aurait dit qu'il avait décidé d'enterrer le passé.
— Vous lui en vouliez.
— Oui, dit-il en hochant la tête, je lui en voulais. Cela avait même terni l'admiration que je lui portais, et pour toujours. Mais je ne pouvais pas le lui dire. Je ne l'ai jamais fait. »
Nous restâmes en silence pendant un moment. Les infirmières devaient se demander ce que M. Tézac et sa belle-fille faisaient dans cette voiture.
« Édouard, n'aimeriez-vous pas savoir ce qu'est devenue Sarah Starzynski ? »
Il sourit, pour la première fois depuis le début de notre conversation.
« Mais je ne saurais pas par où commencer », dit-il.
C'était à mon tour de sourire.
« Ça, c'est mon travail. Je sais comment faire. »
Son visage retrouvait des couleurs. Ses yeux s'éclairaient soudain d'une lumière nouvelle.
« Julia, juste une dernière chose. Quand mon père est mort, il y a presque trente ans, son notaire m'a confié que des papiers confidentiels étaient conservés dans un coffre.
— Les avez-vous lus ? » demandai-je. Mon pouls s'accéléra.
Il baissa le regard.
« Je les ai parcourus rapidement, juste après la mort de mon père.
— Alors ? dis-je, le souffle court.
— Cela concernait le magasin, des paperasses à propos des tableaux, des meubles et de l'argenterie.
— C'est tout ? »
Ma déception évidente le fît sourire.
« Je crois.
— C'est-à-dire ? demandai-je, perplexe.
— Je ne les ai plus jamais regardés. J'avais été très vite, j'étais furieux parce qu'il n'y avait rien à propos de Sarah. Cela augmenta encore ma colère contre mon père. »
Je me mordis les lèvres.
« Vous voulez dire que vous croyez qu'il n'y a rien mais que vous n'êtes pas sûr ?
— C'est cela. Je n'ai jamais cherché à vérifier depuis.
— Pourquoi ? »
Il se pinça les lèvres.
« Parce que j'avais peur de constater qu'il n'y avait effectivement rien.
— Et d'en vouloir encore plus à votre père.
— Oui, admit-il.
— Alors, vous n'êtes sûr de rien à propos de ces papiers. Depuis trente ans ?
— Oui », dit-il.
Nos regards se croisèrent. Nous avions eu la même idée.
Il démarra et fonça à tombeau ouvert dans ce que je supposais être la direction de la banque. Je ne l'avais jamais vu conduire aussi vite. Les autres automobilistes brandissaient des poings furieux. Les piétons s'écartaient, effrayés. Nous ne parlions plus, mais ce silence était chaleureux et enthousiaste. C'était un moment partagé. La première fois que nous partagions quelque chose. Nous nous regardions sans arrêt en souriant.
Le temps que nous trouvions une place avenue Bosquet et courrions jusqu'à la banque, nous trouvâmes porte close. Pause déjeuner, une autre tradition typiquement française qui m'exaspérait, tout particulièrement aujourd'hui. J'en aurais pleuré de déception.
Édouard m'embrassa sur les deux joues en m'entraînant plus loin.
« Rentrez, Julia. Je reviendrai à deux heures, pour l'ouverture. Je vous appelle si je trouve quelque chose. »
Je descendis l'avenue vers l'arrêt du 92 qui me ramenait directement au bureau, rive droite.
Tandis que le bus s'éloignait, je me retournai pour voir Édouard. Il attendait devant la banque, silhouette raide et solitaire dans son manteau vert sombre.
Je me demandais comment il le prendrait s'il n'y avait rien sur Sarah dans le coffre, mais juste un vieux tas de papiers concernant des tableaux et de la porcelaine.
Mon cœur l'accompagnait.