Je n'avais jamais aimé le 15e arrondissement. Probablement à cause du monstrueux jaillissement d'immeubles modernes qui défiguraient les quais de la Seine, juste après la tour Eiffel, et auquel je n'avais jamais pu me faire, bien que tout cela ait été construit dans les années soixante-dix, avant que je n'arrive à Paris. Mais quand je m'engageai dans la rue Nélaton avec Bamber, là où se trouvait autrefois le vélodrome d'Hiver, je me dis que j'aimais encore moins ce quartier.
« Quelle rue sinistre ! », dit Bamber à voix basse. Puis il prit quelques photos.
La rue Nélaton était sombre et silencieuse. Le soleil y pénétrait à peine. D'un côté de la rue, se trouvaient des immeubles bourgeois de la fin du XIXe siècle. De l'autre, à l'emplacement du vélodrome d'Hiver, une construction marronnasse dans le style typique du début des années soixante s'élevait dans toute la laideur de sa couleur et de ses proportions. « Ministère de l'Intérieur », disait le panneau surplombant les portes vitrées automatiques.
« Étrange endroit pour construire un bâtiment officiel, tu ne trouves pas ? », remarqua Bamber.
Bamber n'avait réussi à trouver que deux photographies d'époque montrant l'ancien Vél d'Hiv. Je tenais l'une d'elles à la main. On y voyait une façade claire barrée de grosses lettres noires : « Vél d'Hiv » et une gigantesque porte, le long du trottoir une enfilade de bus et des gens vus de dessus. Le cliché avait probablement été pris depuis une fenêtre d'en face, le matin de la grande rafle.
Nous cherchâmes une plaque commémorative, quelque chose qui aurait indiqué ce qui avait eu lieu à cet endroit, mais en vain.
« Je ne peux pas croire qu'il n'y ait rien », dis-je. Ce fut boulevard de Grenelle, juste au coin de la rue, que nous tombâmes sur ce que nous cherchions. Un petit panneau, plutôt simple. Je me demandai si quelqu'un y avait déjà jeté un œil.
Les 16 et 17 juillet 1942, 13 152 Juifs furent arrêtés dans Paris et sa banlieue, déportés et assassinés à Auschwitz. Dans le Vélodrome d'Hiver qui s'élevait ici, 4 115 enfants, 2 916 femmes, 1 129 hommes furent parqués dans des conditions inhumaines par la police du gouvernement de Vichy par ordre des occupants Nazis. Que ceux qui ont tenté de leur venir en aide soient remerciés. Passant, souviens-toi !
« Intéressant, pensa tout haut Bamber. Pourquoi autant de femmes et d'enfants et si peu d'hommes ?
— Des rumeurs sur le fait qu'une grande rafle se préparait circulaient, expliquai-je. Il y en avait déjà eu quelques-unes auparavant, notamment en août 1941. Mais jusque-là, on n'arrêtait que les hommes. Ces rafles n'avaient été ni aussi vastes ni aussi minutieusement préparées que celle-ci. C'est pourquoi elle est si tristement célèbre. La nuit du 16 juillet, la plupart des hommes se sont cachés, ils pensaient qu'on laisserait les femmes et les enfants tranquilles. Ils avaient tort.
— Depuis combien de temps les autorités avaient-elles planifié cette rafle ?
— Depuis des mois, répondis-je. Le gouvernement français travaillait de lui-même sur le projet depuis avril 1942, établissant la liste de tous les Juifs à arrêter. Plus de six mille policiers parisiens furent affectés à cette tâche. Au début, on avait choisi la date du 14 juillet. Mais c'est le jour où la France célèbre sa fête nationale. C'est pourquoi la date a été repoussée. »
Nous nous dirigeâmes vers la station de métro. C'était une rue lugubre. Lugubre et triste.
« Et que se passa-t-il ensuite ? demanda Bamber. Où emmena-t-on toutes ces familles ?
— On les enferma dans le Vél d'Hiv pendant quelques jours. On accepta finalement de laisser rentrer un groupe de médecins et d'infirmières. Tous ont décrit à quel point le chaos et le désespoir régnaient dans ce lieu. Puis on emmena les familles à la gare d'Austerlitz, et de là, dans des camps autour de Paris. Enfin, tout droit en Pologne. »
Bamber haussa un sourcil.
« Des camps ? Tu veux dire qu'il y avait des camps de concentration en France ?
— Ces camps sont considérés comme les antichambres françaises d'Auschwitz. Le plus proche de Paris était Drancy. Il y avait aussi Pithiviers et Beaune-la-Rolande.
— Je me demande à quoi ressemblent ces endroits aujourd'hui, dit Bamber. On devrait aller voir.
— Nous irons », dis-je.
Nous fîmes une halte à l'angle de la rue Nélaton pour prendre un café. Je jetai un coup d'œil à ma montre. J'avais promis de rendre visite à Mamé aujourd'hui. Je savais que ce n'était plus possible. Trop tard. Je décidai de repousser à demain. Ce n'était jamais une corvée pour moi. Mamé était la grand-mère que je n'avais jamais eue. Les miennes étaient mortes quand je n'étais encore qu'une enfant. J'espérais juste que Bertrand daigne faire un effort, tant elle l'adorait.
Bamber ramena mes pensées vers le Vél d'Hiv.
« Avec tout ça, je me sens plutôt heureux de ne pas être français », dit-il.
Puis il se souvint.
« Oh, je suis désolé ! Tu es française, n'est-ce pas ?
— Oui, dis-je. Par alliance. J'ai la double nationalité.
— Je ne pensais pas ce que j'ai dit. » Il toussota. Il avait l'air embarrassé.
« C'est bon, ne t'en fais pas, dis-je en souriant. Tu sais, même après toutes ces années, ma belle-famille m'appelle toujours l'Américaine. »
Bamber sourit jusqu'aux oreilles.
« Et ça ne t'ennuie pas ? »
Je haussai les épaules.
« Parfois. J'ai passé plus de la moitié de ma vie en France. Je me sens vraiment d'ici à présent.
— Depuis combien de temps es-tu mariée ?
— Bientôt seize ans. Mais cela fait vingt-cinq ans que je suis ici.
— Tu as eu droit à un de ces mariages chic à la française ? »
J'éclatai de rire.
« Non, la cérémonie a été très simple. C'était en Bourgogne, dans la propriété de ma belle-famille, près de Sens. »
Ce jour me revint un court instant. Les parents des mariés – Sean et Heather Jarmond, Édouard et Colette Tézac – ne se dirent pas grand-chose. Comme si la branche française de la famille avait totalement oublié son anglais. Mais cela m'était égal. J'étais si heureuse. Le soleil brillait sur la petite église de campagne. Je portais une robe ivoire, toute simple, approuvée par ma belle-mère. Bertrand était éblouissant dans son habit gris. Magnifique aussi, le dîner dans la maison des Tézac. Du Champagne, des bougies et des pétales de roses. Charla fit un discours très drôle dans son français catastrophique, auquel je fus la seule à rire, tandis que Laure et Cécile prenaient un air affecté. Ma mère portait un tailleur rose pâle et me glissa à l'oreille : « J'espère que tu seras heureuse, mon ange. » Mon père valsait avec Colette, toujours raide comme un i. Il me semblait que ce souvenir avait des siècles.
« Est-ce que les États-Unis te manquent ? demanda Bamber.
— Non. Ce qui me manque, c'est ma sœur. Pas l'Amérique. »
Un jeune serveur nous apporta des cafés. Il jeta un coup d'œil aux cheveux couleur de feu de Bamber et eut un sourire niais. Puis il aperçut le nombre impressionnant d'appareils photo et d'objectifs.
« Touristes ? demanda-t-il. Vous prenez de jolies photos de Paris ?
— Non, pas touristes. Nous prenons juste de jolies photos de ce qui reste du Vél d'Hiv », dit Bamber dans son français où traînait un relent d'accent britannique.
Le serveur semblait surpris.
« Personne ne nous demande jamais pour le Vél d'Hiv, dit-il. Par contre, la tour Eiffel… Mais le Vél d'Hiv, ça…
— Nous sommes journalistes, dis-je. Nous travaillons pour un magazine américain.
— De temps en temps, je vois des familles juives, réfléchit le jeune homme. Surtout aux dates anniversaires, après le discours au Mémorial des bords de Seine. »
J'eus une idée.
« Vous ne connaîtriez pas quelqu'un, un voisin, qui pourrait nous parler de la rafle ? » demandai-je. Nous avions déjà interviewé plusieurs survivants. La plupart avaient écrit des livres pour raconter leur expérience, mais nous manquions de témoins. Nous voulions des Parisiens qui avaient assisté à la scène.
Je me sentis bête soudain. Ce jeune homme avait à peine vingt ans. Son propre père n'était probablement même pas encore né en 1942.
« Oui, j'en connais, répondit-il, à ma grande surprise. Si vous remontez la rue, vous allez croiser un marchand de journaux sur votre gauche. Demandez à l'homme qui le tient, il vous dira. Sa mère a vécu ici toute sa vie, elle doit savoir des choses. »
Il eut droit à un gros pourboire.