La chiasse, lorsqu’on se baguenaude en hélicoptère, c’est qu’il faut appliquer le pavillon (de banlieue) d’un porte-voix sur les portugaises du pilote si l’on veut se faire entendre de lui. Moi, de m’obstiner à faire un brin de causette à Jim, tandis que nous survolons Miami Beach, ça me rend aphone en moins de temps qu’il n’en faut à votre boucher pour majorer ses prix un jour de grève à la Villette.
Je lui mugis des questions dans le tiroir à sottises. Il hoche la tête (car ne travaillant pas dans la restauration il n’a aucune raison de branler le chef) et une fois sur deux m’hurle un « what » qui n’a rien de 69. Au bout du compte, sa converse doit avoisiner le kilo-what heure. Force m’est donc de répéter ma question en me distordant les ficelles jusqu’à les amener au point de rupture.
— Et cette demeure-là, à qui appartient-elle ?
Faut drôlement se récurer les trompes pour capter la réponse :
— John B. Kurtiss, des pétroles…
— Et la grande aux murs roses, sur la droite ?
— Lewis Stone, des produits chimiques…
Ceux qui ne connaissent pas Miami s’en font une idée absolument fausse, je cause d’expérience. Ils imaginent une espèce de Cannes gigantesque, américanisée pis que la nôtre, qui foiridonne au bord de l’Atlantique dans un fracas de juke-box. En réalité, Miami se divise en trois parties.
D’abord il y a la ville proprement dite, distante de la mer de quelques miles. Une grande cité banale et brûlante, avec des banques de marbre, des rues jonchées de papiers souillés, des magasins sans grâce et des palmiers étiques dont les palmes poussiéreuses pendent comme la zézette d’un académicien. Succède alors une morne étendue d’apparence marécageuse que traverse une route rectiligne nettement en surplomb et qui joue au pont en pointillé.
Cette voie imperturbable conduit à Miami Beach. Je vous raconte tout ce blaud pour bien vous camper le paysage où je te vais vous dérouler une action pas dégueu. Miami Beach est une interminable langue de terre qui suit le continent sur des bornes et des bornes. Les hôtels s’y succèdent à la queue leu leu ; gratte-ciel marmoréens flanqués de piscines tarabiscotées dont le mauvais goût atteint au sublime.
Il existe une poésie de l’outrance, un génie du paroxysme. L’inconscience devient un art lorsqu’elle est absolue. Les « palaces » de Miami sont à l’hôtellerie ce que la Tour Eiffel est à la cathédrale de Chartres. Là, la peluche, le verre filé, le formica, le métal doré trouvent leur apothéose et mystifient tout ce que la vieille Europe a hissé au rang de matériaux nobles. C’est un rêve hollywoodien pour bonniches en transe. Le paradis de l’aberration. Le Vatican du non-art. L’œil civilisé s’y meurtrit la rétine à la cadence de 24 images/seconde.
Seulement cette démence à grand spectacle possède une qualité primordiale : elle est fonctionnelle. Si bien qu’en très peu de temps on se laisse emporter par ce flot de pacotilles coûteuses. On s’y abandonne et on finit par se demander si, dans le fond, le style Louis Machin n’est pas simplement une masturbation prétentiarde.
La troisième partie de Miami annoncée plus haut ne situe sur la lagune bleue qui isole le cordon de truc du continent. C’est la plus belle, la plus secrète, la mieux protégée, car c’est là que crèchent les milliardaires. Pour y pénétrer il faut franchir des barrages et montrer patte blanche. On ne peut y circuler librement. Dès que vous vous présentez à l’orée de ce ghetto pour grossiums, des gardes à casquettes plates, aux biscotos format ballon de rugby, couverts de poils roux et bardés de pétoires, vous foncent sur le paletot comme la chtouille dans la braguette de Maupassant.
Même si vous causez l’anglais et un peu d’américain, il vous est impossible de comprendre leurs aboiements. Il n’importe : le verbe est superflu lorsqu’on trimbale des bouilles comme les leurs. Ils ont des expressions magiques, les bougres ! Des mimiques capables de guérir le hoquet d’un marteau-piqueur. Imaginez des lions souffrant d’hémorroïdes auxquels on aurait enfoncé des mégots de cigare incandescents dans le prose et vous aurez une faible idée du bon accueil que ces messieurs les garde-pèze réservent au touriste curieux.
La seule manière de se faire une idée de la « Résidence des milliardaires », c’est de la survoler. Y a un petit héliport aménagé dans les environs exprès pour ça. Moyennant dix dollars, le gars Jim (son blase est écrit sur sa combinaison bleue) vous fait faire du rase-tuiles au-dessus de l’archipel enchanté. Il incline son zinc pour vous permettre de mieux admirer les pelouses vertes, les opulentes maisons blanches ou roses, les mignons embarcadères dans le giron desquels somnolent des chriscrafts rutilants, pareils à des troupeaux d’alligators de pure race.
— Et celle-là, aux tuiles de couleur ? demandé-je, guidé par mon fabuleux instinct.
— La propriété de Neptuno Farragus, des avions…
Je fais tilt.
Mon objectif, les gars !
— Elle est chouette, hé ? glapis-je contre la tempe couverte de rouflaquettes blondes du pilote. On peut la revoir ?
— Facile !
Un virage sur la pale. Vue d’en haut, la demeure ne paraît pas très vaste. Elle a la forme d’un « L » majuscule. Des haies de palétuviers roses l’isolent de l’eau. Je distingue, dans l’angle du « L » dallé de pierres blondes, des meubles de jardin, un parasol bleu. Fissa je mitraille de mon Leica. Vu à travers le viseur, ça reste pas mal et enchanteur sur les bords.
— Il l’a fait venir de la Côte d’Azur, récite le pilote. Elle a été rebâtie pierre à pierre, tuile à tuile.
Jim est le chantre des grosses fortunes qui sont venues se mettre en essaim dans ce coin ensoleillé de la Floride. Il les célèbre fièrement, un peu comme s’il en était l’usufruitier.
— Formide, non ?
— Du tonnerre !
— Bougez pas, je vais vous montrer celle de Steve Borg, des potasses, elle est deux fois plus grande !
Je me tamponne le hangar à prostate de la tanière à Mister Borg. J’ai vu ce que je voulais voir. Néanmoins je tire quelques clichés d’une immense merderie aux tuiles mordorées comme des chaussures du soir. Pour donner le change…
Au bout de quelques minutes on regagne le terrain après un viron majestueux au-dessus de la mer. Ce faisant, nous survolons mon hôtel : le Dorade, un monstrueux machin en faux marbre noir qui étincelle au soleil de toutes ses immenses vitres teintées. J’aperçois la piscine, avec un tas de connards autour. Je reconnais même un gus sur le grand tremplin qui passe son temps à exécuter des effets de muscles pour impressionner des vieilles tartes gaufrées.
Puis déjà le terrain apparaît, biroute au vent. Un peu plus loin, sur le bord de mer, c’est l’aire d’envol des hydravions à destination des Bahamas.
La virouze en hélicoptère a duré un quart d’heure. C’est le taf. D’autres mecs attendent leur tour, à l’ombre sommaire d’un hangar de roseaux : des touristes ricains, en short kaki et chemise pop’ bardés d’appareils photographiques. Je cherche Béru et Pinuche des yeux[1]. Nobody.
D’instinct, je baisse la tronche pour sortir de l’appareil. Les grandes pales continuent de mouliner et l’air qu’elles déplacent ébouriffe mes crins. Sitôt sorti de cette zone ventilée, la chaleur m’alpague, sévère. Une bouffée torride qui, en un instant, détrempe ma limouille. Je mate l’étendue galeuse. C’est beau, la chaleur, mais en fin de compte c’est vite triste. Il existe une détresse caniculaire. Une agonie dans l’implacable lumière solaire.
Je rêve à l’Île-de-France et à ses verdoyantes humidités. On connaît pas son bonheur de crécher dans des climats tempérés. J’évoque notre jardin, avec son odeur de terre grasse et ses allées bordées de buis. La petite pièce d’eau à la margelle limoneuse où une rainette vient pousser sa bramante, les soirs d’été.
Des chandelles grosses comme ma cuisse me raisinent le long des tempes. Je vais d’un pas accablé jusqu’au burlingue préfabriqué où l’on prend ses tickets de croisière. Des appareils distributeurs s’alignent contre le mur. Coca, 7 up et toutim ! Je file un nickel dans la première fente venue. Un gobelet de carton choit dans une niche vitrée et un jet brun, dru et mousseux comme du lait frais, fouette les parois du gobelet. Miracle, le breuvage est glacé.
Pendant que je l’écluse, une immense Buick décapotable, blanche comme un yaourt, stoppe à ma hauteur en soulevant un immense nuage de poussière jaune. Béru et Pinuche occupent le somptueux véhicule pour P.D.G. fraîchement promu. Description des intéressés, please, car elle en vaut la peine.
Le Gros est vêtu d’un bermuda blanc à fleurettes mauves et d’une chemise peinte dont le motif représente la destruction par l’aviation japonaise de la flotte américaine basée à Pearl Harbor, le 7 décembre 1941. Il porte des chaussettes aussi montantes que dépareillées et ses souliers de ville. Il est coiffé d’une casquette verte à longue, très longue, visière et a chaussé la patate qui lui tient lieu de nez de lunettes de soleil assez extravagantes, puisqu’elles sont en forme de cœur et que leur monture est à damier.
Quant au père Pinuche, parodiant (mais dans la sobriété) son ami, il arbore un short de tennisman, une limace blanche à rayures noires et des lunettes à monture de bois. Français moyen dans l’âme, il a conservé son bada de feutre gris au bord gondolé. Les fameux duettistes déboulent de leur tombereau et s’avancent sur moi comme une bonbonne de picrate et une baguette de pain qui seraient de sortie. Les cannes à Pinuche sont d’une maigreur en comparaison de laquelle le squelette de Valentin le Désossé ferait songer à Orson Welles. On dirait une fourchette à escargot, le fossile ; les deux fiches d’une prise électrique.
— Pendant qu’on se rôtit les meules sur not’ banquette brûlante, môssieur le commissaire se goberge, rouscaille l’Enflure. J’ai la menteuse plus sèche qu’une pierre à briquet, moi !
Il passe en revue les appareils aux chromes étincelants.
— Y aurait pas le rayon Muscadet-village dans ton super-maquette à la gomme ?
— Ça m’étonnerait, Gros.
Béru continue son inspection maugréante. Puis il murmure en tapotant l’un des engins :
— Je vas toujours me respirer une petite bière, histoire de me refoutre du liant dans le clapoir.
Il y va de sa piécette. Vase alors une abominable pisse d’âne que Sa Majesté cramponne d’une main indécise.
— Moi qui l’aime sans faux col, grommelle-t-il, je sus servi. Quand j’aurai gobé toutes ces bulles je verrai déjà le fond de mon godet.
Il boit goulûment et recrache comme éclate une grenade.
— Qu’est-ce c’est c’te vérolerie ! beugle l’homme au gosier en forme de chasse d’eau. Ils l’achètent à la pharmacie du coin, leur bière, ces enfoirés !
— Assez souvent, admets-je, seulement ce que tu viens de goûter n’est pas de la bière.
— Et mes fesses ? objecte agressivement le gros teigneux, c’est pas écrit dessus, comme sur le port salubre, des fois ? Beer ! Si ça voudrait pas dire bière, beer. ça signifierait quoi t’est-ce que ?
— Rectification, Votre Honneur. Il y a écrit Root-beer, ce qui veut dire « bière de racine ».
— Racine de chicorée amère, bougonne Pépère. C’est de l’abuse-confiance ! Root, moi je croyais que c’était la marque.
Furax, il file un shoot mammouthien dans le flanc du distributeur, lequel, sous l’impact, devient d’une folle prodigalité et se met à pisser comme trente-six vaches à la fois. Le root-beer jaillit telle l’eau d’une canalisation crevée. Il ruisselle et fume dans le soleil. S’étale, pareil à de la lave en infusion, creuse son lit dans la pelade du champ. Un nouveau fleuve côtier est né aux States, les gars : the Root-beer river. M’est avis que c’est le moment de les mettre avant qu’il grimpe en crue !
On investit la tire dont je prends le manche, et on décare en soulevant des poussières.
— Alors ? Le résultat de vos travaux, mes bons messieurs ? lancé-je lorsque nous avons rejoint la route.
Pinuche crache la feuille de laurier qu’il mâchouillait et soupire :
— Les postiers et certains livreurs seuls ont le droit d’entrer…
— Voilà qui est réconfortant.
— Seulement, bêle l’ovidé, j’ai l’impression que ces gens sont familiers aux gardiens. Si l’on se déguisait en fournisseurs, on nous demanderait des justificatifs… D’ailleurs ton accent te trahirait, je ne parle pas de Béru et de moi-même qui effleurons l’anglais sans le parler vraiment.
— Cause pour ton compte, la Cerise ! jette le Mastar. J’ai pas l’habitude de me vanter, c’est pas mon genre, mais pour ce qu’est de jacter le britiche j’en remontrerais à la Princesse Margaret soi-même !
Rire frileux de Baderne-Baderne exprimant toute l’incrédulité disponible en ce monde.
Je réfléchis, passant en revue dans ma tête bourrée d’intelligence les détails de la propriété de Neptuno Farragus. J’ai hâte de développer mes photos et de les agrandir, mais d’ores et déjà j’ai retapissé certains éléments qui ne me laissent rien présager de bon. Le Vieux nous a cloqué une de ces besognes hors série qui compte dans la carrière d’un matuche, espérez du peu !
On œuvre dans le style « Mission Impossible », vous voyez ce que je veux dire. De quoi finir nos jours à Tsing-Tsing en cas d’échec. On sera pas repêchables, never ! Pestiférés définitifs, radiés des tablettes de la rousse ! Les gens cracheront après avoir prononcé nos noms. On leur lavera le cerveau chaque fois qu’ils penseront à nous. Réussir ou s’engloutir dans des flots d’opprobre, tel est notre sort. D’ailleurs, le Big Boss ne nous a pas forcé la main ! Du moins pas ouvertement. Elle nous a eu par la bande, c’te vieille seringue. Au trémolo tricolore, comme toujours. Merde, avoir des idées aussi hardies que les miennes et céder à de pareils arguments, j’en ai les poils des bras qui m’en tombent.
Et les bras aussi.
Je pantèle du caberlot !
« Vous n’êtes pas obligé d’accepter une telle mission, mes amis, gargarisait Pépère. Je sais qu’elle heurte les garçons francs et loyaux que vous êtes. Elle fait saigner votre conscience. Oh, oui : je sais, je sais… Seulement les intérêts supérieurs de notre pays sont en cause. Nous avons été bernés de la manière la plus répugnante qui soit.
« Voilà pourquoi, moi, homme d’honneur, je vous dis : « Dans certains cas, tous les moyens, je répète : tous les moyens, sont bons pour laver l’outrage et gagner la deuxième manche et la belle. Vous courrez les plus grands dangers et je ne pourrai rien pour vous ! Dites-vous qu’au cas où vous accepteriez, mon désaveu vous accompagnerait (en même temps que mes vœux). Je ne puis que vous garantir les moyens financiers les plus étendus. Côté trésorerie, c’est du sans-limite et savez-vous pourquoi ? PARCE QU’IL FAUT REUSSIR, messieurs ! »
Je me souviens que c’est le Gros qui a réagi le premier.
— Fectivement, m’sieur le directeur, ce que vous nous demandez est un peu plus que dégueulasse, mais si ce serait un effet de vot’ bonté, j’aimerais savoir ce dont il nous a bricolé comme arnaque, vot’ Farragus.
Théâtral, le Dirlo est allé entrouvrir sa porte capitonnée comme pour s’assurer qu’aucune oreille téméraire n’y était collée. Puis il est revenu à notre trio et a murmuré :
— Vous connaissez bien sûr la Société Aéronautique Blum-Dattaque.
— C’te connerie, Boss ! C’est la plus importante de France.
— Il y a un an, un groupe d’ingénieurs de cette société a fait une découverte susceptible de bouleverser l’aéronautique internationale.
— De quoi s’agite-t-il, m’sieur le directeur ? a piaffé l’impatient Béru.
— Secret d’État, et à vrai dire, je n’en ai qu’une idée très évasive. Mais là n’est pas la question, du moins en ce qui nous concerne. La mise en étude de ce projet nécessitait des moyens que la France hélas est loin de posséder. Chez Blum-Dattaque, avec l’accord du gouvernement, on s’est tourné du côté de l’Amérique et, après de tortueux pourparlers, un contrat d’association a été signé avec la puissante firme Neptuno Farragus. Contrat à la suite duquel l’équipe d’ingénieurs français est partie pour la Floride où sont implantées les formidables installations de Farragus. En arrivant là-bas, notre groupe de chercheurs a fusionné avec un groupe d’ingénieurs américains et ces messieurs se sont mis au travail. Pendant quelques mois, ç’a été le black-out. Et puis la semaine passée, drame !
— Je sais ! me suis-je égosillé : l’accident d’avion de Tampa. Un zinc particulier s’est écrasé au décollage ? Huit morts, parmi lesquels cinq ingénieurs français ?
— Exact, San-Antonio. Tous nos garçons de la société Blum-Dattaque y sont passés.
— Aucun ingénieur de chez Farragus ?
— Aucun. Le pilote, le radio et un public-relations de la Compagnie Neptuno Farragus furent les seules victimes américaines de la catastrophe. L’avion se rendait à San Antonio, Texas.
— San Antonio ! a exclamé Béru, j’savais pas que t’avais cloqué ton blaze à une ville !
Le vieux a toussoté.
— Ce voyage avait été organisé par Neptuno Farragus soi-même. Il emmenait tous ses chercheurs à San Antonio pour un week-end dit de relaxation. L’ennui c’est que seuls les Français sont restés sur le carreau. L’avion de l’équipe américaine, lui, est arrivé à bon port. Naturellement, les dirigeants de la société Blum-Dattaque sont immédiatement partis pour la Floride. Ils n’en ont ramené que les cadavres. Lorsqu’il a été question des travaux, on leur a répondu que ceux-ci étaient nuls et non avenus, alors que par des courriers privés, les ingénieurs français faisaient étalage d’un vif enthousiasme et annonçaient des résultats fracassants.
— C’est ce qui s’appelle se le faire introduire dans le recteur jusqu’au trognon ! a tonné Béru. Je mords le topo d’ici, Patron. Quand le fruit a été mûr, ces vaches l’ont cueilli et ont scié la branche !
— Pour être pittoresque votre résumé n’en est pas moins valable, Bérurier. Vous comprenez bien, messieurs, que devant une telle abomination, nous ne devons pas faire la fine bouche quant aux moyens de rétorsion ?
Un silence a pesé.
Empesé.
Et puis c’est Pinuche, dit le Fossile, dit la Brindille, dit Pépère, dit la Vieillasse, dit le Détritus qui, étant le plus âgé de nous trois, a, sans seulement se donner la peine de nous consulter, engagé nos avenirs :
— Nous comprenons parfaitement, monsieur le directeur, aussi partirons-nous là-bas et nous conformerons-nous à vos instructions après avoir muselé nos consciences !
Poignées de main. Larme à l’œil. Mentons à la Saint-Cyrienne…
Parfois, chez messieurs les hommes, la vilenie est une forme de l’héroïsme !
On occupe un appartement somptueux au 24e étage du Dorade. Deux chambres, deux salles de bains, un grand salon avec TV. Les meubles sont en formica authentique, les tentures en véritable matière plastique ouvragée et le réfrigérateur est rempli de Coca-Cola millésimé.
Je sors de la salle de bains en agitant un cliché luisant comme un mammifère qui vient de naître.
— Bon ! Au charbon, mes amis ! déclaré-je.
Les Laurel et Hardy de la police parisienne visionnent un dessin animé à la téloche. Leur vice c’est d’appuyer sur les boutons logés dans l’accoudoir du grand canapé. À chaque pression, une nouvelle chaîne saute dans l’écran. Béru déguste un bordeaux tiède made in California, breuvage louche qui a un goût de vinaigre additionné de miel. Pinaud, plus réaliste, se contente de bourbon.
J’étale mon épreuve sur la table, fixe les coins de l’image à l’aide de petits objets pesants, et étudie la vue aérienne d’un œil sagace. Professionnels endurcis et endoctrinés, mes sbires éteignent la télé et font (arc de) cercle autour de moi.
— Bon, v’là donc la crèche à Neptuno ? murmure le Gros. Pas mal, si j’aurais c’te masure à Chatou ou à Neuilly-Plaisance, j’en ferais mes choux-raves pour les ouique-andes. Tiens, j’imagine Berthy dans la piscine haricot, avec un maillot deux pièces qui lui soulignerait les bas-reliefs !
— Si tu possédais cette demeure, Alexandre-Benoît, coupé-je, tu ne serais pas obligé de l’équiper façon camp de concentration, toi. Sous son aspect enchanteur, c’est une véritable forteresse moderne. Quelle chienlit que d’être milliardaire ! Le principal avantage qu’offre l’argent, c’est qu’il permet de résoudre une partie des problèmes que pose l’argent.
— Quoi, une forteresse ? s’étonne l’Enflure.
Je biche un crayon pour désigner des points de détail mal discernables sur l’épreuve.
— Regardez ces fils qui courent dans le gazon, le long des barrières, je vous parie l’appeau de mes quenouilles qu’ils sont électrifiés, la nuit. Et ces espèces de pustules sur la façade de la maison ? Des cellules photo-électriques, mes très chers. Notez la situation particulière de la guitoune de gardiens, nettement surélevée par rapport à la demeure de maître. Depuis sa terrasse on couvre toute la propriété.
« D’ailleurs, c’est net : il y a des projecteurs braqués dans toutes les directions, de manière à couvrir la totalité du territoire de notre ami Neptuno. Côté embarcadère, les moyens de protection sont encore plus renforcés, si possible. Voyez, cette masse sombre, immergée, au ras des marches. Il s’agit, je suppose, d’une herse qui doit sortir de l’eau, la nuit, ses pics acérés dardés sur l’extérieur. Mais il y a pire encore que tout cela…
Je retourne à la salle de bains où un second cliché est en train de sécher. Je le soumets à mes bonshommes. La photo est celle d’un chenil bourré de danois. L’un d’eux a la tête dressée vers mon hélicoptère dont le ronron devait l’agacer. Cette frime, mes enfants ! J’ai jamais vu une bouille plus patibulaire, sauf chez certains hommes.
Bérurier fait la grimace.
— Drôles de médors, convient-il. Ça, c’est du toutou qui n’doit bouffer que de la fesse d’homme. Les gars qu’ont essayé de les caresser doivent être manchots à l’heure actuelle.
Pinuche achève son godet de bourbon. Il se laisse tomber dans un fauteuil face au climatiseur et murmure :
— On ne peut rien tenter ouvertement. Il va falloir biaiser…
— T’entends le père la Colique ? murmure Alexandre-Benoît. Il a envie de biaiser, le chéri. C’t’idée lui a escaladé la coiffe toute seule. En v’là un qui doit élever des hannetons dans sa cervelle. Et comment t’est-ce que tu biaiseras, dis, figure de fifre ?
Faut voir ! dit Pinuche sans se formaliser.
— Eh ben voye, mon pote, voye !
Le Fossile gratouille sa moustache en pinceau usagé.
— Savez-vous comment fut assassiné Trotsky ? nous demande-t-il à brûle-pourpoint.
La question nous déconcerte. Je réponds que j’ai oublié, quant à Béru, il demande qui est Trotsky. La Relique se verse un nouveau goduche et déclare.
— Trotsky s’était réfugié dans la banlieue de Mexico. Sachant que Staline voulait le faire assassiner, il se terrait dans une maison transformée en forteresse et pleine de gardes du corps. Une nuit, un commando de tueurs est arrivé, a neutralisé ses gardiens, et a tiré plus de deux cents balles de mitraillette dans la chambre de Trotsky.
— Tu parles qu’il devait être déguisé en hamburger, ton trotte-ski, ricane le Gros.
Pinuche sourit :
— Pas une égratignure ! L’attentat a été un fiasco complet. Seulement, quelques mois plus tard, un de ses familiers lui a fracassé le crâne d’un coup de piolet, dans son bureau. Comme ça, calmement, à tête reposée, si je puis dire. Comme quoi, dans ces cas-là la ruse est payante, et non la force.
J’opine.
— Je suis parfaitement ton auguste pensée, César. Mais le moyen de devenir le familier d’une maisonnée pareille, dis voir ?
— Tu ne m’as pas compris, maussade-t-il.
— Alors fais-moi un dessin, noble vieillard démantelé.
— Ne pourrait-on s’allier à un familier ?
— L’argument d’une telle alliance, please ?
Le cher débris branle son chef de sous-chef de gare en retraite.
— L’argument, San-Antonio ? L’argument ? N’avons-nous pas des dollars à revendre ? Donc, à donner ?