CHAPITRE VII

Vous aimez le style colonial ?

Moi non plus.

D’accord, ça flatte. De loin c’est romantique. Seulement, quand on l’approche, qu’on pénètre dedans, ça devient froid et inaccueillant comme un palais de justice (je me ferai jamais à ce terme : palais de justice).

Le célèbre Neptuno Farragus habite donc un palais de justice, tout blanc, tout marbreux, avec des colonnes qu’un ivrogne serait seulement incapable de se cramponner après, des volées de marches sur lesquelles on pourrait remaker la grande scène du cuirassé Potemkine, des portes larges comme le cul de Berthe Bérurier, et, tout autour, une pelouse en comparaison de laquelle celle de Longchamp ressemble à une piste de 421[5].

Une soixantaine de jardiniers, tous pauv’ nègres de pères en fils, s’activent sous un ciel orageux.

Ils tondent, sarclent et ratissent comme tous les croupiers de France et de Monaco réunis. Aucun d’eux ne m’accorde le moindre regard.

— Attends-moi dans la pompe, recommandé-je au Mastar qui m’a accompagné.

Sa Majesté hausse les épaules.

— Je me gaffais que je resterais sur la touche, dit-elle. Quand t’est-ce il s’agit de castagne, on me cloque en premières lignes, seulement, pour les turbins mondains, je fais le pied de pute devant la lourde du château. Si j’eusse écouté mon oncle Ambroise, j’aurais poursuivi mes études, poussé au moins jusqu’au certificat. On vit une époque où si t’as pas l’instruction on te considère comme manar à vie.

Je l’abandonne à ses rancœurs pour aller carillonner au pont-levis (en Amérique, on dit le pont Lewis) de Farragus.

Un valet de chambre prêté par les studios de Hollywood, où le chômage sévit, vient m’ouvrir. Ce mec, j’ai dû le retapisser dans deux ou trois superproducs en cramoisis-colours sur la guerre de Sécession. Grand, maigre, la gueule allongée comme un autobus anglais vu de face, des favoris raisonnablement longs, l’œil embourbé dans de fausses servilités, la bouche en retrait, le menton aussi fuyant que le regard, vous mordez le sujet ?

Il parvient à me demander ce que je désire, simplement en soulevant sa paupière droite. J’ai rarement vu une telle économie de paroles et de gestes.

— Je dois rencontrer d’urgence M. Farragus, déclaré-je sans ambages, pour une affaire de la plus haute importance.

Ça ne lancebroque pas loin comme argument, hein ? C’est le genre d’affirmation que balance le premier placier d’assurances venu, le dernier représentant en vins, le plus râpé des marchands de brosses-confectionnées-par-aveugles. Mais enfin, quoi, je ne peux tout de même pas déclarer à l’escogriffe que je me pointe pour discutailler la rançon de la fille.

Ça ne ferait pas sérieux…

— Monsieur Farragus est terriblement occupé, répond le maître d’hôtel. Pour avoir audience avec lui, il convient de téléphoner ou d’écrire très longtemps à l’avance. De toute façon, il n’est point ici en ce moment.

Déconfiture !

De coings (si je m’en réfère au teint d’hépatique du larbin-chef).

— Où se trouve-t-il ? insisté-je.

L’autre est choqué.

— Je l’ignore, ça n’est pas mon affaire ! riposte-t-il grincheusement.

Et il exécute un début de mouvement pour me repousser la lourde dans le pif. Machinalement je fais un pas en arrière. La porte en fait un en avant si je puis m’exprimer de la sorte (et je le puis du moment que je vous asperge le fondement d’un liquide organique clair et ambré, limpide, odorant qui s’est formé dans mon rein, a séjourné dans ma vessie et vous est transmis par mon urètre consécutivement à un relâchement de mes sphincters).

— Écoutez ! glapis-je désespérément, c’est une question de vie ou de mort ! Je dois joindre coûte que coûte Farragus.

— Il aurait de quoi impressionner l’archevêque de Canterbury, non ? D’autant que j’y ai mis l’intonation.

Eh ben, cézigue n’a rien de commun avec l’archevêque de Canterbury car il se contente de crisper ses mâchoires et de repousser la porte en plein.

Me v’là congédié comme un malpropre. Charmant, non ? Elle est mal emmanchée, la mission du plénipotentiaire. Il trouve même pas le moyen d’obtenir une audience. M’est avis que ça risque de durer plus longtemps que la conférence de Paris sur la guerre du Viêt-Nam. La pauvre Pearl sera morte de sa vilaine mort lorsque enfin j’obtiendrai le numéro de téléphone private de son dabuche.

Accablé, je redescends le large perron du palais de justice résidentiel. Mais voualatilpa que la voix du larbin me retentit dans le dossard.

— S’il vous plaît, monsieur !

Je me retourne.

Vous noterez que les portes, plus elles sont lourdes, épaisses et somptueuses, moins elles font de bruit en s’ouvrant. Tenez, une lourde de coffre-fort, je vous défie de percevoir le moindre chuchotement. Ça pivote dans la crème fraîche, mes biens chers frères. Le riche, il baigne dans l’huile de paraffine. Il se défend contre tout, et principalement contre le bruit. Ce qu’il a de plus fragile, après son foie, c’est ses trompes d’Eustache. S’il pouvait, il les emmitouflerait, les enfermerait dans un écrin.

— Voulez-vous venir, dit-il, Madame souhaiterait vous parler.

Je noue les extrémités d’une ficelle à chaque bout de ma stupeur et je passe celle-ci en bandoulière afin qu’elle me laisse ma liberté d’action.

Je demitoure en trombe et pénètre dans un hall où d’autres colonnes de marbre donnent à cette entrée qui se voudrait majestueuse l’aspect d’une salle des pas perdus.

Une femme extrêmement quinquagénaire pour son âge est là, vêtue d’un pantalon de velours noir et d’un chemisier rouge, qui m’attend. Un peu cognée si on trouve la petite bête, mais séduisante si on ne la cherche pas. Comme la choucroute, elle a de beaux restes. Ses cheveux sont blond vénitien, son maquillage léger mais efficace et elle possède le plus beau regard du world. Des yeux, mes amis, qui foutraient le feu à de la paille d’emballage humide ! D’un noir intense, scintillant, profond.

Elle porte sur son épaule un chat persan bleu qui joue à l’étole pendant qu’elle le caresse d’une main fine, un peu desséchée, à l’annulaire de laquelle un solitaire éclabousse. Vous parlez d’un caillou ! Quand on est gros commak, on peut se permettre d’être solitaire.

Je m’incline.

— Mes hommages, madame. Mon nom est San-Antonio.

— Vous êtes Texan ?

— Non, Français !

Elle m’accorde un sourire qui lui va bien.

— Je traversais le hall à la poursuite de mon chat de Perse, ce qui m’a permis d’entendre, dit-elle. Venez par ici…

Elle contourne la trente-quatrième colonne de droite et pousse une porte capitonnée de cuir de Corfou (il n’en restait plus de Cordoue lorsque le décorateur a voulu garnir les panneaux de celle-ci). Nous déboulons dans un charmant boudoir meublé en Louis XV signé, contresigné, avalisé, authentifié, classé, répertorié et dont le moindre barreau de chaise coûte une fortune et demie.

Mme Farragus me désigne un canapé tendu de velours vieux rose.

— Asseyez-vous.

— Merci…

Le gros greffier roupille toujours sur l’épaule de sa maîtresse. Je comprends le remariage de Neptuno. Une femme comme voilà Madame, on ne l’oublie pas. Dans son état actuel, je serais partant pour qu’elle me donne des leçons de violon.

— Ainsi vous voudriez voir mon mari pour une question de vie ou de mort, avez-vous prétendu ?

— Et je le prétends toujours, madame.

— Malheureusement il est en voyage…

— Il est certainement resté à portée d’un aéroport, déclaré-je en l’enveloppant d’une œillade cajoleuse. Où qu’il se trouve, je puis aller le voir, croyez-le.

— Faudrait-il encore savoir ce que vous lui voulez ?

Je vais répondre, mais elle ajoute vivement (si vivement que le chat ouvre un œil et secoue l’oreille) :

— Surtout ne me dites pas que c’est personnel…

— J’allais vous le dire, madame.

— Oh, non, je vous en prie… Comment pourrais-je vous obtenir un rendez-vous avec Neptuno s’il ne m’est pas possible de lui donner une idée de ce que vous lui voulez !

Ayant affirmé ça, la chère personne continue de me darder de son merveilleux regard.

San-Antonio, vous le savez, mes madames et sieurs, est capable de prendre ses responsabilités lorsque le temps le permet.

— Il s’agit de sa fille, madame.

Elle fronce les sourcils :

— Pearl ?

— Oui, madame.

— Vous la connaissez ?

— Heu… très indirectement. Mais il est indispensable que j’aie un entretien à son sujet avec votre mari.

— De quel ordre ?

Si je lui réponds « d’ordre privé » elle va m’envoyer aux bains turcs, Mrs. Farragus. C’est le genre de personne gentiment autoritaire qui ne souffre pas qu’on lui fasse des cachotteries. Le plus sage est de s’en confectionner une alliée puisqu’elle m’a somme toute tendu la perche en me recevant. Et puis elle est intelligente. L’intelligence, chez un interlocuteur, ça n’a pas de prix.

— Mon Dieu, madame, vous m’embarrassez, la chose étant d’une extrême délicatesse.

Elle attend, sans répondre, en grattant le crâne du persan.

— Je crois savoir, poursuis-je, que Mlle Farragus a présentement grand besoin d’assistance. Peut-être serais-je à même de… d’apporter une certaine aide…

Dans mes apartés personnels je me tiens le courageux langage ci-dessous :

« San-Antonio, mon chéri, me dis-je, cette fois t’as entamé le processus. Après ce que tu viens de lâcher, tu peux fort bien dormir, ce soir, à la prison d’Etat, ou dans une autre, puisque tu n’es pas sectaire. »

La dame au chat prend une mine affligée.

— En effet, convient-elle, cette pauvre petite vit un drame terrible. Dans quelle mesure pensez-vous pouvoir l’aider ? Vous êtes médecin ou guérisseur ?

— Oh ! il ne s’agit pas de sa maladie ! m’écrié-je.

— De quoi est-il question, en ce cas ? s’étonne-t-elle.

Pour le coup, je suspends le vol du temps, histoire de me confectionner un petit raisonnement point trop charançonné. « Cher et merveilleux San-A., me dis-je, tu n’es pas au bout de tes surprises. Selon toute apparence, la propre femme de Farragus ignore l’enlèvement de sa belle-fille. Y a de quoi se la peindre en vert, se la signer Picasso et se la mettre en vente à Galliera. Que conclure d’une pareille constatation ? Que la dame me mène en barlu ou bien que son bonhomme lui tait les faits les plus capitaux de son existence ?

Je sonde ce beau visage un peu fatigué. Y a de la détresse sur les traits d’une jolie femme vieillissante. Elle sait le lent naufrage de ses charmes. Elle comprend que le temps la vainc. Dix fois par jour son miroir lui confirme l’affreuse réalité. Elle essaie d’enrayer le sinistre, de le colmater. Mais c’est du bricolage. Au fur et à mesure, elle s’habitue à cette nouvelle gueule qui lui vient. Elle a beau tirer sur les plis, obstruer les rides, peindre, modeler, rectifier, le grand ravage se poursuit. Elle ne lutte que contre la figure du jour, elle se soumet à celle de la veille, ce qui revient à dire qu’elle regimbe sur une courte distance. Qu’elle accepte avec un mince décalage l’irréfutable.

— Écoutez, récité-je, comme si j’étais un élève du conservatoire en train de passer une audition, je crois savoir que Mlle Pearl Farragus aurait disparu.

Elle bondit.

— Comment !

— Sous toutes réserves, ment l’effronté faquin que je suis dans cette occurrence.

— C’est insensé. Depuis quand aurait-elle disparu ?

— Depuis hier après-midi, madame.

Du coup elle part d’un rire encore cristallin.

— Vous m’avez fait peur. Je crois que vous avez été mal informé, monsieur San-Antonio, hier au soir j’ai eu une communication téléphonique avec ma belle-fille !

Et allez donc !

Vous servez chaud, avec de la purée de marrons et de la confiture de groseilles.

J’ai la mâchoire inférieure qui pend comme un tiroir de commode après un cambriolage. Si je réagis pas prompto, dans pas vingt secondes je vais me mettre à baver, et dans moins de trente à compisser le tapis, ce qui serait dommage pour le Chiraz.

— L’avez-vous eue personnellement à l’appareil, madame ?

— Mais naturellement ! Chaque soir je prends de ses nouvelles.

Une démangeaison me taquine le rectum, que je ne puis décemment apaiser d’un énergique grattement, n’étant pas (Dieu m’en préserve) Bérurier.

— Vous… Heu… Vous êtes bien sûre que c’était la voix de Pearl ?

— Quelle question ! La voix de quelqu’un qui vous est familier n’est pas contrefaisable…

« Attends, San-A., m’exhorté-je, t’affole pas, mon lapin. Vas-y molo sur la pelouse. Bats le rappel de tes facultés. Sois rationaliste. Dis-toi bien que si des gens ont « vu » des soucoupes volantes, personne jamais n’est monté dans l’une d’elles. »

— Permettez, fais-je brusquement en tirant de mon larfeuille la photo de Pearl qui me fut remise à Paris.

Elle est un peu gondolée, pâlie aussi par mon plongeon de la veille dans l’eau de mer au déboulé de l’hydravion.

— Il n’y a pas confusion, n’est-ce pas, chère madame ? C’est bien mademoiselle Farragus qui figure sur ce cliché ?

Elle acquiesce.

— Naturellement.

Bon, alors que je le veuille ou pas, y a comme un brin de sortilège dans tout ça, les aminches. Si c’est bien Pearl que j’ai kidnappée, Mme Farragus n’a pu lui parler au fil hier soir en appelant Miami Beach, vu que la môme se trouvait aux Bahamas.

Vous me suivez ? Conclusion, la deuxième épouse du roi de l’aéronautique me chambre quand elle m’assure avoir parlé à sa belle-fille la veille. Pourtant elle a l’air sincère…

— Écoutez, chère madame, déclaré-je, je suis de plus en plus convaincu qu’une conversation avec votre mari s’impose, pouvez-vous me l’obtenir ?

Elle marque un léger temps, puis se lève et dépose le greffier-roupilleur sur le canapé.

— Je vais l’appeler, dit-elle.

— Vous avez donc la possibilité de le joindre ?

Elle me décoche un petit sourire fripon.

— En fait, Neptuno n’est pas en voyage mais à son bureau, nous prenons toujours la précaution de dire qu’il est parti lorsque quelqu’un désire le rencontrer, il est tellement harcelé, le pauvre. Il lui faudrait des journées de quarante-huit heures. Ah, monsieur, pour un businessman, la vie de famille est un rêve irréalisable. Je vous demande quelques minutes…

Elle sort.

J’hésite à allumer un cigare. Il y en a plein un coffret de palissandre, à couvercle de verre, devant moi. Des barreaux de chaise plus mastars que des bâtons d’agent. Ces habanas me fascinent. Tout de même ce ne serait pas très diplomate de taper dans le tas. On me prendrait pour un voltigeur[6].

J’attends en regardant pioncer le matou. De la bestiole de luxe. Vous trouvez pas dégueulasse, vous z’autres, que la richesse s’étale jusqu’à des signes vivants ? Qu’on fabrique des animaux pour des gens pleins aux as ? Qu’on bricole la nature de manière à modifier des espèces ? Qu’on bute les dernières panthères de Somalie ; qu’on massacre les gentils crocodiles ; qu’on estropie des clébards, les croise et les décroise afin d’obtenir d’aimables monstres sans pattes ou presque et sans museau ! Moi, j’ai honte.

Ils plongent dans la terre pour en extirper les cailloux rares. Ils éventrent les esturgeons pour leur prélever les œufs. Ils gavent les oies. J’ai honte. Honte de nous tous éperdus de jouissance. Sales connards avides de ce que ne peuvent avoir les autres. Y a des moments, je nous maudis.

Mme Farragus tarde à revenir.

C’est bon ou mauvais ?

Mon pauvre San-A., va ! Te voilà embringué dans une drôle de béchamel ! Dites, sérieusement, pendant qu’on est seuls, répondez-moi ; vous avez déjà eu vent d’une affaire pareille, vous autres ? Tu kidnappes une frangine pour faire rendre gorge à son vieux. Premier temps. T’apprends que la pauvrette est positivement mourante, alors tu précipites la demande de rançon. Deuxième temps. Tu carillonnes chez les dabes et, au lieu de découvrir des gens prostrés, on t’assure que tout va bien merci ! Sur quel panard tu gambilles, dans ce cas, San-A. ? Faudrait lui demander, au vieux malin qui tire les ficelles, tout là-bas depuis son burlingue parisien. Des fois que, mine de rien, il prépare ton inscription au festival de la magie, chez Coquatriste ?

La madame réapparaît enfin. Elle s’est changée et porte un délicat tailleur de toile, dans les tons saumon.

— Pardonnez-moi de vous avoir fait attendre. Venez, mon mari nous attend.

Je me passerais volontiers de son convoyage, vu que les discussions entre hommes sont les plus positives, mais enfin l’essentiel est de rencontrer Neptuno, vous êtes parfaitement d’accord ?

On sort dans l’éblouissante lumière. Des jets d’eau tournicotent au-dessus de la pelouse[7]. Une Rolls blanche, décapotable, nous attend devant le perron. Un chauffeur noir en livrée blanche à col bleu (j’oubliais de vous préciser que la garniture intérieure de la tomobile est faite de cuir bleu) nous tient la porte ouverte.

— C’est que j’ai ma voiture, objecté-je, je vais vous suivre, si vous le permettez.

— Mais non, je vous ramènerai ! dit Mme Farragus d’un ton sans réplique.

Elle prend place dans son carrosse. Je l’y rejoins. La Rolls démarre. Ses gros boudins chuchotent sur l’asphalte rose des allées.

Nous passons devant ma bagnole. Je suis surpris de ne pas apercevoir Béru à l’intérieur.

Mais il fait tellement soif dans ce pays !

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