Un policier auquel on passe les menottes, c’est aussi triste qu’un radiologue en train de développer son propre cancer.
Moi, si vous voudriez mon avis, comme dit Béru, il a dû être poulaga, Beulmann, dans un premier temps. La manière rapide qu’il vous assujettit le cabriolet ne trompe pas. Il a le coup de poignet du technicien. Seul un pro ou un ancien-pro peuvent dextériser de la sorte.
Lorsque je suis entravé, il me regarde en ricanant.
— Pas plus difficile que ça, petit malin !
Par plaisir, il me file un coup de genou dans le ventre. Sur le mode gâterie. J’efface de mon mieux.
— Je m’attendais pas à te trouver ici, dit-il. J’ai filé le gros « red face » (face rouge) en voyant qu’il suivait M. Farragus, mais franchement, toi, c’est la surprise, comment tu es venu ?
— Tapis volant, réponds-je brièvement, c’est ce qu’il y a de plus économique. Mais perds pas ton temps en blabla, Beulmann, sinon tu vas rater les jeux du cirque !
D’un coup de pouce je lui désigne l’intérieur du vivarium lequel, soit dit entre nous, est devenu un mortarium.
Tout en continuant de me braquer, Beulmann regarde. Sa contemplation dure peu. Au bout de quelques secondes il se détourne et se met à vomir comme s’il sortait d’une brasserie munichoise.
La lutte dut être ardente et dure.
Indécise, même, je gage.
Si le Gros fut vaincu, c’est sûrement parce que son antagoniste l’a attaqué à la surprise.
Lui aussi est menotté. En plus on l’a bâillonné et on lui a ligoté les jambes. Il est écroulé à l’arrière de l’auto de Farragus. Quant à la petite Julia, elle gît, inanimée, avec une plaie à l’arrière du crâne. On l’a calmée d’un coup de crosse trop nerveux.
Ces messieurs conciliabulent brièvement. Neptuno est d’une pâleur de yaourt. Son regard est désespérément vide. La nuit a été rude pour lui aussi. On sent qu’il doit concentrer toute son énergie pour ne pas craquer.
Il se tourne vers les deux Chinois et dit en leur désignant Julia :
— Vous allez soigner cette gosse et la questionner adroitement. Sans dommage, hein ? Elle doit dire tout ce qu’elle sait. Je pense qu’une petite piqûre… N’est-ce pas ?
— O.K. monsieur Farragus, nasille le plus jaune des deux (à moins que ce soit le contraire, ça n’a pas plus d’importance que le traité de Versailles).
Le roi de l’aéronautique (et du veuvage express) ajoute :
— Nous, nous regagnons la « Résidence » avec ces deux-là. Ils tombent à pic. Beulmann, je saurai vous récompenser pour cet exploit.
— C’est trop gentil à vous, m’sieur Farragus, roucoule le gros dindon (car il est mâtiné pigeon).
C’est trop gentil à vous… Comme si on lui proposait des petits fours devant une tasse de thé !
On prend place dans la grosse calèche du milliardaire, en adoptant la formation suivante : dans les buts…
Qu’est-ce que je déconne ? France-Espagne, c’était l’autre jour !
Au volant, veuillé-je dire : Beulmann. À ses côtés, le commissaire San-Antonio, menottes aux mains, liens aux pinceaux. À l’arrière : Béru, dûment entravé, comme j’ai eu la conscience professionnelle de vous le décrire. Puis Farragus. Et enfin la môme Maud.
Un peu joyce, malgré ses émotions, la poulette. Cette nuit dramatique, c’est SA nuit. L’aube qui se lèvera tout à l’heure risque de changer son destin. Elle le sait. Elle triomphe. N’est-ce pas elle qui a alerté Farragus ? Elle qui a compris les basses manœuvres de son odieuse épouse ?
— Tenez, m’sieur Farragus, dit Beulmann en passant un pétard long comme un pain de deux livres au milliardaire. Pour le cas où môssieur, là (il me désigne) voudrait jouer au malin.
Farragus prend l’arme et la tient couchée, comme un chaton, sur ses genoux.
— Allons-y, Beulmann ! ordonne-t-il. Et roulez à bonne allure, j’ai hâte de discuter sérieusement avec ces deux hommes. J’ai préféré pour cela que nous soyons en petit comité. Et puis il faut que les autres mettent tout en ordre au zoo pour tout à l’heure. C’est fête demain, il y aura du monde.
Il soupire.
Rien de plus communicatif qu’un soupir, hormis un bâillement. Je soupire également. Maintenant, je sais ce dont Farragus est capable, aussi mes illusions s’envolent à tire d’ailes. Ah ! mes pauvres amis, nous voilà loin des plans d’avion à récupérer ! En plein dérapage incontrôlé. On va glisser jusqu’où, commak ? Et se fracasser le museau à l’arrivée, vous pensez ? À force de butiner l’imprévisible ça devait arriver.
— Neptuno, chuchote Maud en se blottissant contre le milliardaire…
Les filles adorent se blottir contre l’épaule des milliardaires. Ils leur tiennent chaud partout. Et quand le grossium a le physique de cinoche de Farragus, alors c’est le bonheur majuscule…
On roule.
Un silence épais nous enveloppe, à peine souligné par le savant ronron de la tire. Au bout d’un moment, Béru qui a retrouvé ses esprits grogne noir derrière son bâillon. Je me retourne et lui décoche un sourire fataliste.
— Ainsi, tu t’es laissé enviander, mon pauvre lapin ?
Des yeux il m’explique sa détresse…
Il est venu, il a vu, il a été vaincu. C’est le choix du sort.
On a rejoint une grand-route noire et déserte qui semble grimper vers les étoiles. Des panneaux recommandent « Speed limit 90 », mais Beulmann n’en a cure (comme disait un prêtre qu’on venait de congédier à son retour de voyage de noces). Il roule à fond de bidule, ainsi que le lui a demandé son patron. Quand on est Neptuno Farragus, les règlements, on se les introduit dans le baigneur. Les procès-verbaux on ne sait même plus que ça existe. On est salué par les flics. On est craint, donc adulé. On fait trembler. Faire trembler représente la réussite suprême d’un individu. Les plus grands noms de l’Histoire sont ceux des mecs qui ont foutu les jetons à leurs contemporains.
Neptuno Farragus ne pipe mot. Il doit penser à sa bergère. Sa vengeance ne le satisfait pas. Elle ne guérira jamais cette plaie de son orgueil. Il a tout obtenu par sa volonté âpre, y compris la femme d’un autre, à laquelle il rêvait depuis longtemps. Mais il s’est fait pigeonner. Il a foutu sa main de fer dans un engrenage qui a bien failli le broyer… Une telle faillite sentimentale est cruelle pour un homme de sa trempe.
Un grand bruit sourd !
On tressaille, tous, se demandant si l’on ne vient pas d’écraser un type dont la carcasse aurait voltigé sur le toit de la voiture.
— Qu’est-ce que c’est ? s’inquiète Maud.
Beulmann ralentit et se range sur le bas-côté de la route.
— Le couvercle de la malle arrière s’est ouvert, dit-il.
Je repense à mon rafistolage de fortune pour permettre de fermer le coffre. Les trépidations auront chassé le tournevis qui le bloquait. Beulmann descend et se porte à l’arrière du véhicule.
Vous avez déjà vu les Cléran’s, au cirque ? Cette maestria, dites, quand ils font leur double saut périlleux entre deux trapèzes, se rattrapent sans bavure et retournent à leur perchoir de départ dans une magistrale envolée.
On dirait qu’ils fonctionnent à l’ordinateur. Chaque geste de l’un est le complément du geste de l’autre. Ils n’ont qu’une pensée commune, qu’une même volonté, qu’un seul œil ! Ben, il est des instants où Béru et Bibi c’est du kif. On est pile sur la même longueur d’ondes. Nous existons à l’unisson. Tenez, prenons le cas présent, par exemple. Nous n’avons besoin d’aucun signal. On ne s’est même pas coulé un début de bout de regard. Ça part simultanément, mieux que si on avait répété ce numéro pendant trente-deux ans.
Que je vous décompose… Béru a ramené ses deux mains bloquées par les menottes complètement sur sa gauche. Lorsqu’il a achevé ce premier mouvement.
Beulmann se trouve à la hauteur de la portière arrière. Alexandre-Benoît exécute alors un mouvement de rotation pareil à celui du lanceur de marteau. En l’occurrence, le marteau c’est ses mains chargées de chaînes. Farragus déguste les cartilages et les bracelets d’acier sur la tempe. Il pousse un cri étouffé et bascule contre cette pétasse de Maud, qui reste coite pendant une pincée de dixièmes de seconde. Beulmann pendant ce… coup de main est venu se placer derrière l’auto. Il a empoigné le rebord du coffiot et l’a rabattu. Surprise : le couvercle ne tient pas fermé. Il se penche pour voir ce qui ne va pas. Reprenons les choses une seconde et demie plus tôt. Bibi n’est pas resté inactif. Il a soulevé ses longues jambes d’adolescent devenu homme et les a coulées de l’autre côté du bloc de commande gainé de cuir fauve séparant le conducteur du passager. Un coup de reins, je suis assis à la place de Beulmann.
Ce dernier a commis une sottise impardonnable : il a laissé tourner le moteur. Cette tuture, comme toutes les grosses ricaines, est à embrayage automatique. Beulmann s’est contenté de placer la fiche de commande à la position Parking. Maud, folle de terreur, se met alors à gueuler. Elle tâtonne pour bicher la poignée d’ouverture de sa lourde. Le corps inerte de Farragus, jouant les Président Kennedy à Dallas, la gêne.
Beulmann qui a perçu ses cris se relève et commence de radiner de l’arrière, au pas de course. Moi, malgré mes mains menottées qui ne peuvent s’écarter de plus de trente centimètres l’une de l’autre, j’ai mis le petit levier de la boîte sur le « D ». De mes deux pinceaux ligotés, j’appuie sur la pédale d’accélération.
Dans ces cas-là on ne contrôle pas l’intensité de sa pression. Impossible ! Gavé de jus de derrick, l’auto décarre comme un boulet. À l’instant précis où la môme vient d’ouvrir sa lourde. La secousse du démarrage fait basculer Maud sur la route. Elle tiendra compagnie à Beulmann. Ce dernier n’ose pas défourailler, à cause de l’illustrissime boss qui se trouve dans le carrosse. Je bombe tant que je peux. Pas commode de conduire une bagnole dont : le couvercle de malle, la portière avant gauche et la portière arrière droite sont ouverts. Et de la piloter en ayant les mains et les jambes entravées. Mais il est des circonstances où l’on se fout des recommandations de la Sécurité Routière.
Je me farcis trois ou quatre kilomètres ainsi, me réjouissant de ne rencontrer aucune autre guindé. Enfin, avisant un chemin très secondaire, à droite, je m’y lance sans hésiter. Je parcours deux ou trois cents mètres, coupe le moteur et les phares et me retourne.
Béru est épanoui.
— Bien joué, Gros, applaudis-je. Je crois que nous continuons de former un beau tandem, toi et moi. Avance ton groin que je te débâillonne.
Dont acte.
— Comment va Monsieur ? m’enquiers-je en désignant Neptuno, toujours inanimé.
— Y s’fout du fléchissement de la Bourse, répond sobrement le Gravos après l’avoir rapidement ausculté.
— Il doit avoir un revolver, non ?
— Il avait ! répond mon laconique camarade en brandissant l’arme.
— O.K. ! Comme les clés de nos poucettes sont restées dans la poche de l’autre pomme, va falloir opérer en catastrophe.
J’élève mes poignets.
— Vise bien la serrure, Gros, et veille à ce que le canon respecte un bon angle, j’ai pas envie de dire adieu à mes mains.
— Fais-toi z’en pas, rassure mon ami. La serrurerie, c’est comme qui dirait mon violon d’Indre-et-Loire.