CHAPITRE IV

Je prends la route de Miami City dont on aperçoit les buildings blafards posés sur la ligne d’horizon. Une immense vapeur grise produite par leurs mille cheminées s’étire au-dessus de la ville comme un grand nuage vénéneux chargé de miasmes.

Le poste diffuse de la musique pop. Je vais en cahotant sur mon attelage. Ben Hur qui rapatrierait le char démantelé d’un collègue malheureux ! Je traverse une agglomération pouilleuse habitée par des noirs renfrognés. Personne ne m’accorde un regard, exceptés quelques marmots guenilleux qui me tirent la langue au passage.

Tout en pilotant la dépanneuse, je passe en revue les différentes phases de l’opération. Comme dans du beurre, les gars ! Je m’en faisais une montagne de cet enlèvement, et rarement mission ne fut plus aisée à exécuter. Il s’agit, à présent, de garder son nez propre. Naturellement notre signalement doit être diffusé à tout va. J’ai hâte d’atteindre la planque préparée à l’avance. Avec mon bolide et le chaudron accroché à sa queue, on ne peut guère enregistrer de performances. Seulement, à mon avis, notre lenteur est un gage de sécurité. Qui donc irait supposer que des kidnappeurs s’enfuiraient à une allure de tortue ?

Je chope le tube acoustique qui, discrètement, me relie au fourgon postal (vous le voyez, j’ai tout prévu).

— Alors, les artistes associés, j’interroge, ça se passe bien, oui ?

— Comme dans un four crématoire ! bougonne Béru. T’aurais pu nous fout’ l’air acclimaté dans c’te caisse. On suife des chandelles grosses comme le bras !

— Chiale pas des kilos, Gros, tu faisais de la surcharge. Quand on regagnera nos foyers t’auras la ligne play-boy. Et la demoiselle ?

— Elle joue « Ah ne m’éveille pas encore ». J’y ai octroyé la chouette reniflée, espère.

— Tant mieux. Quand elle reviendra à elle, grouillez-vous de la museler, une épave de fourgon postal qui appelle au secours, ça ne fait pas sérieux.

— Et de ton côté, pas d’accroc ? bêle la Vieillasse.

— R.A.S., j’ai idée que les gus de chez Farragus (tiens, la rime est riche) ont traversé une longue période d’indécision.

Je coupe le contact. À présent je déambule dans la banlieue, par des avenues mal pavées et torrides. Des gens de couleur sont assis sur le seuil des maisons lépreuses. Tout est calme, tout flotte dans cette louche torpeur d’un après-midi brûlant. La radio continue de mouliner sa zizique débridée. Exceptés les poulardins des carrefours, la police est absente.

Pourtant ça devrait remuer. Voilà près de quarante minutes qu’on a embarqué miss Farragus.

Généralement, aux U.S.A., lorsqu’un téméraire sucre une riche héritière, le patacaisse est instantané. Je gamberge à la chose et j’en arrive à la conclusion suivante : nous avons dû opérer notre coup de main alors que les effectifs de la maisonnée étaient réduits au minimum. Si ça se trouve, il n’y avait que ces trois bonshommes à la « Résidence » au moment du rodéo ? Et peut-être nos victimes sont-elles toujours dans le sirop ? Quand le « vase » se met de la partie, tout marche admirablement, avec une veine insolente. C’est aussi tenace que la cerise, la chance, mes amis. Elle est obstinée, inventive. Lorsque le destin coopère, vous pouvez lui laisser la bride sur le cou : il vous mènera à bon port.

Je contourne la ville cahin-caha. Dès qu’on s’éloigne de la mer, la chaleur devient infernale. Ils vont périr de déshydratation, les occupants du fourgon postal. Je mâchouille mon chewing-gum avec frénésie. Rien qui donne l’air plus intelligent à un individu que de mastiquer cette ignominie. Prenez n’importe quel brillant intellectuel, cloquez-lui une tablette de caoutchouc dans le museau et aussi sec il ressemblera à un ruminant dégénéré !

Pas la peine de faire des frais quand vous voulez vous déguiser en crétin, les gars. Inutile de vous forcer à loucher, de vous distordre la mâchoire, de vous fourrer des boulettes de mie dans les trous de nez ou de vous martyriser la bouille en grimaces oiseuses. Une tablette de gum et le tour (de con) est joué, je garantis !

C’t’inventerie-là, seuls les Ricains pouvaient l’assumer. Fallait un cerveau yankee, absolument, pour concevoir un truc pareil. Ils ont le génie de l’inutilité, ces mecs. Car enfin, pour inventer quèque chose qui ne sert à rien, faut des dons particuliers, non ? Je sais, y a des esportifs qui prétendront que ça décontracte de mastiquer à vide. Décontracte mes fesses, tiens donc ! Ça ne décontracte que ceux qui sont décontractés. Moi, ça m’horripile la prostate. J’enrage de boulotter pour de rire un truc pas consommable. Alors, m’objecterez-vous, pourquoi t’es-tu filé un chlorophyllicateur dans la pipe si t’as horreur, eh, pomme à l’eau ? Eh bien, pour l’excellente raison, mes infects gueux, qu’en cas d’interpellation, d’avoir la bouche pleine et remuante me permettrait de répondre par monosyllabes et de planquer mon accent français, you see ?

Eh puis merde, je suis trop bon de vous donner ces explications, j’ai pas de compte à vous rendre, si ? Mais enfin, mais enfin ! C’est de l’inquisition, ma parole ! Où qu’on va s’y faut se justifier le comportement à chaque instant !

Je roule encore une plombe sans que le poste ait encore mentionné notre petite « affaire ». Pour le coup, ça commence à me troubler. La police aurait-elle décidé de pas moufter et d’entreprendre la chasse à l’homme sans mettre l’information dans le circuit ?

Si je vous disais : j’en arrive presque à regretter de ne pas tomber sur un barrage.

Mon regret est de brève durée. Juste comme on approche d’un pont, j’avise quelques flicards de la routière en travers de la route. Quelles motos ! Vous materiez les engins de ces messieurs, mes petits potes, vous en rêveriez la nuit ! Des bolides fantastiques, avec des phares, des clignotants, des sirènes, des plaques, du cuir un peu partout. Monstrueusement beau comme mécanique. Le coursier moderne ! Le palefroi des temps nucléaires ! Et les cavaliers, donc ! Avec leurs lunettes de soleil carrées, à monture d’or ; leurs terrifiantes casquettes plates de l’arrière mais hautes du fronton ; leurs futals de cuir noir ; leurs ceinturons guerriers où tintinnabulent des armes et des sifflets, des matraques et des étuis de cartes routières : des héros !

Ils sont quatre, piqués au mitan de la chaussée, juste à l’entrée du bridge. Ils font signe de ralentir, mais ne stoppent pas le trafic.

Je choque le tubophone et lance à mes scouts :

— Ne bronchez pas, les gars, y a un congrès de matuches sur la route !

Là-dessus, je me défenestre à demi comme un brave type curieux qui a sa conscience pour soi.

Et de mâcher le chewing-gum, mes petites fleurs ! Miam miam ! Que ça fasse en plein couleur locale ! Que j’aie l’air d’un vrai camionneur amerloque, tonnerre de foutre ! À m’en démanteler le tiroir, je gloutonne leur saloperie ! Ça crisse comme un préservatif mal lubrifié ! Criiischttt !

— Que se passe-t-il ? je lance à l’un des flics, lequel me fait un geste énergique pour m’intimer de rouler au pas.

— Un camion a défoncé le garde-fou, traversez lentement !

Mince, c’est tout ?

Les poils de ma poitrine se défrisent. Un banal accident de circulation. Et la fifille à Neptuno Farragus, alors ?

Personne ne s’en préoccupe donc ?

Je traverse tout doucettement le pont. Vous parlez d’un valdingue qu’il s’est payé, le bahut ! Y a une brèche de dix mètres dans le parapet. On aperçoit le gros véhicule, tout ravagé, en bas, dans l’eau jaune de je ne sais quelle rivière.

Une fois le pont passé, j’appuie un peu plus sur le champignon. On a encore une bonne heure de route. D’ici qu’on parvienne à destination, notre balade d’agrément peut tourner au vinaigre. Faut pas roupiller sur d’illusoires lauriers, les amis, never ! La victoire appartient à celui qui sait rester sur le qui-vive !


La radio virgule son bulletin d’informes, juste comme nous atteignons notre base. Je stoppe à l’ombre d’un couple de saules pleurnicheurs gigantesques et, avant de m’occuper des passagers du fourgon meurtri, j’écoute le speaker. Il a la voix enjouée pour raconter comme quoi le président Nixon a reçu le Tout-Hollywood à la Casa Bianca. C’est le papotage routinier sur le dollar qui branle au bout de sa branche, les Israéliens et les Égyptiens qui se paient du peigné-pur-laine, et encore des trucs susceptibles d’assurer le bœuf des journaux.

De « l’AFFAIRE Farragus » pas une broque.

Du coup ça devient franchement inquiétant. Je déteste la manière dont se présente l’enfant. Comprenant qu’on ne parlera pas de la jeune fille du fourgon, vu qu’ils en sont déjà à Cassius Clay, je coupe la sauce et je vais délourder mes compères.

Une flaque de sueur commence à sourdre du véhicule incliné. Puis une grosse loque pantelante sort en titubant. Le Gravos est à ce point d’apoplexie où le rubicond, à force d’intensité, finit par rejoindre la pâleur. Car toujours, dans la vie, les extrêmes se touchent. Les policiers se font parfois gangsters et les gangsters donneurs d’honneur ; les curés trop tourmentés par la charité chrétienne virent au communisme, et les putes finissent par présider des comptoirs de patronage. Un cycle ! Rond est le monde, et tout ce qui s’ensuit…

Sa Majesté ruisselle comme un rat noyé.

Il soulève avec effort un regard d’une tonne sur ma personne et bredouille :

— Ah, salaud, t’aurais pu planquer quelques litrons dans ton cercueil à roulettes. Dix bornes de plus et on crevait. D’ailleurs j’sais pas si César existe encore !

Je passe la tête à l’intérieur de la voiture. La Vieillasse semble avoir eu un malaise. Elle est toute verdâtre, cette bonne fripe. Avec des traits creusés à la gorge et des yeux pareils à de la bave d’escargot. Quant à la fille, elle dort toujours. Du moins veux-je croire que c’est du sommeil. J’extrais mes deux passagers clandestins de leur carcasse de fourgon pour les étaler à l’ombre des saules.

— On va les asperger de flotte, décidé-je.

Je tends ma gâpette de toile imperméabilisée au Mastar.

— Va puiser de la baille dans le lac, Alexandre-Benoît.

Il ronchonne :

— Et faut que ça soye moi que je fasse le ménage à l’arrivée. Tu crois pas que tu forces un peu trop à l’endroit de la soudure, Mec ?

— Je suis la tête et toi les pieds, riposté-je, magne-toi !

Il hausse les épaules et s’approche de l’eau inerte au grand soleil. Le lac est immense, bordé de joncs desséchés. Sans vie. De rares arbres font des taches d’ombre sur la rive désolée.

— C’est quoi, ce lac ? s’inquiète Béru.

— Le lac Okeechoobee, Monseigneur.

Le Dodu hoche ce qui lui sert de tronche.

— Jamais entendu causer, pourtant il fait grand dans son genre, non ?

— Quatre fois le Léman environ.

Mon ami a une goulée d’aigreur.

— Compare pas, je te prie, c’t’espèce d’égout dégueulasse av’c le lac de Genève dont tout autour on trouve du vin blanc frais et des filets de perche. Un lac comme çui-ci, si tu souhaiterais savoir mon avis, j’en voudrais même pas pour alimenter ma chasse d’eau. T’as maté la couleur de la tisane ? Un vrai jus de merde, mon pote ! Et c’est de c’te flotte pourrie que tu veux les ablutionner, nos petits amis ! Ils vont droit à la typhoïde, les malheureux !

Nonobstant cet avis autorisé, je fais couler l’eau sur la bouille de Pinuche et sur le minois de Pearl Farragus. Au bout d’un instant, le père la Breloque bat des cils et émet un soupir prometteur. Quant à la fille en maillot, elle continue d’en écraser. Sa respiration étant régulière, je cesse de m’inquiéter à son sujet et je vais fouiller dans le plantureux coffre à outils de ma dépanneuse. J’en extrais un fort talkie-walkie dont je développe l’antenne. Après quoi j’appuie sur le contacteur.

— Ici Pélican rouge ! Ici Pélican rouge ! articulé-je devant la grille de l’émetteur.

Puis je relâche le bitougnot. Une voix caverneuse fait écho à la mienne.

— Ici Pélican jaune, je vous reçois cinq sur cinq.

— Vous pouvez intervenir, nous sommes parés.

— Affirmatif, je me présenterai dans une dizaine de minutes, ralliez le point O. Pas d’accrocs ?

— Pas le moindre.

On cesse d’émettre.

— Viens m’aider, la Gonfle ! enjoins-je au Mastar.

Je gagne les joncs couleur de paille. Une barcasse à fond plat gît parmi les roseaux.

— On va la pousser à l’eau, Gros. Ensuite tu amèneras la gonzesse.

— Qu’est-ce c’est le point O ? s’informe Grasdube, impressionné par la technicité de l’opération.

— En réalité, il s’agit plus exactement du point « eau ». On va à la pêche.

La barque glisse sur les roseaux craquants. Il suffit de pousser légèrement et de guider. Sa mise au bouillon est une rigolade. Un instant plus tard, Pearl est étendue dans le fond de l’embarcation et Pinaud, assis à l’avant, laisse traîner ses bras malingres dans l’eau brune pour achever de se requinquer.

— Œuf corse, c’est moi que je rame ? ricane Bérurier.

— Tu sais que tu as des dons divinatoires, Gars ? Y a des moments je me demande pourquoi tu n’ouvrirais pas un cabinet de voyante extralucide.

Il rame.

Droit sur le large.

J’espère ardemment qu’aucun poulardin n’interviendra pendant les quelques minutes qui vont suivre, car nous nous trouvons impitoyablement exposés.

Sa Majesté me considère sournoisement en tirant sur ses bouts de bois.

— Tu sais que t’as vachement organisé ce circus ? m’hommage-t-il d’un ton pénétré. T’es ce que t’es, San-A., mais quand tu mets au point un pique-nique à grand spectac’ t’oublies ni l’ouvre-boîtes ni le sel pour les œufs durs.

Il fait la moue et ajoute :

— Simplement, tu tiens pas compte de la soif à tes aminches.

Ses mécaniques puissantes, à chacun de leur mouvement, nous propulsent de dix mètres sur le lac immobile. Pas un souffle de vent. Pas un chant d’oiseau. Y a que ce bon Dieu de soleil, et puis l’âcre odeur de l’eau fétide qui pue la mort végétale.

— Ça s’est rudement bien passé, hé ? reprend l’intarissable au bout d’un instant.

— Trop bien, glaviote Pinaud.

Ses premières paroles.

— Ça cache quelque chose, assure Baderne-baderne.

— C’est aussi mon avis, souligné-je. On dirait que cet enlèvement n’a pas eu lieu.

On se tait, because un ronron de moteur qui naît dans le ciel immobile et se fait de plus en plus présent. Bientôt on voit poindre dans l’éblouissement de la lumière une tache jaune.

— V’là ton autobus. Mec ! clame Pépère. Tiens, c’est le 81 : Gare du Luxembourg, Porte de Saint-Ouen ! Vivement la grande décarade, vous commencez à me filer le traczir avec vos pronostics de mauvaise inauguration. J’ai horreur qu’on pressentimente dans les tons sombres, ça porte la pistouille.

Il lâche une rame pour nous montrer la paume de sa main où se dilate une wonder grosse commak.

— Notez bien que je touche du bois pour conjurer le mauvais essor, rigole cet optimiste chevronné.

La fin de sa phrase se perd dans le vrombissement de l’hydravion en train d’aborder son plan d’eau.

Les flotteurs soulèvent une montagne de flotte. Le lac dérangé dans son inertie se met à ronchonner et notre barque tangue bougrement. L’appareil jaune décrit un arc de cercle et revient sur nous à petite allure. Ses deux hélices déclenchent une tornade jaune sur l’Okeechoobee. Faut se cramponner.

C’est le moment que choisit miss Farragus pour se réveiller. Ça débute par une série d’éternuements. Enfin elle ouvre les yeux et contemple longuement le ciel chauffé à blanc. Puis son regard limpide se pose sur nous. Elle nous défrime tous alternativement, posément, comme quelqu’un cherchant à se rappeler dans quelles circonstances il a rencontré des compagnons de voyage. Bien entendu elle ne trouve pas, alors son expression tendue se relâche et la ravissante môme nous sourit.

Vous avez bien lu ? Elle nous sourit ! Une gonzesse qu’on vient de kidnapper à la force du flingue hypnotique et qu’on s’apprête à embarquer à bord d’un hydravion. Y a de quoi se l’extraire et s’en faire un abat-jour, non ?


Faut attendre un chouïe avant d’opérer le transbordement. Mais sur un lac, la flotte redevient vite sage. Au bout de deux minutes, v’là le zinc à peu près immobile. On l’approche à la rame. La porte de la carlingue s’ouvre et le pilote nous virgule une échelle de corde. Pas très longue, du reste car on n’a besoin que d’une demi-douzaine d’échelons pour gagner le bord. Pinuche escalade le premier. Après quoi c’est au tour de Gros Derche. On aide la fille qui ne regimbe pas, et je ferme la marche non sans avoir filé un coup de tatane dans l’embarcation afin de l’éloigner des flotteurs.

— Tout est O. K., non ? demande le pilote, un grand garçon maigre aux cheveux taillés en brosse.

Il porte une combinaison kaki. Il a le nez cassé et les portugaises en chou-fleur, stigmates éloquents d’une période boxeuse.

C’est le style mercenaire, Walton. Le type même de l’homme à vendre pour qui accepte d’y mettre le prix. Il figurait, parmi beaucoup d’autres, sur la liste fournie par le Vieux, au rayon : « hommes de main ». Il n’est pas au courant de ce qui se passe. Tout ce qu’il sait, c’est qu’on a la flicaille au panier et qu’il doit nous débarquer clandestinement aux Bahamas. Coût de l’opération : vingt mille dollars. Ça met chérot la croisière, d’autant qu’il n’y a pas cent miles de la Floride à l’archipel britannique, mais, comme le dit je ne sais plus quelle chanson intellectuelle engagée : « la santé ça n’a pas de prix ».

On s’installe dans le coucou. Il pue l’essence et le vieux cuir, l’huile rance, la ferraille. C’est pas de l’aéronef surchoix, croyez-le. Néanmoins, l’essentiel est qu’il nous emporte loin de cette pépinière à fédés.

— Vous avez attaché vos ceintures, les gars ? demande Walton.

Lui aussi bouffe du chewing-gum. Professionnellement en quelque sorte. Ça me fait penser que je peux cracher le mien à présent. Je l’extrais de ma bouche et je le colle sous mon siège, parmi la myriade d’autres boules de gum mastiquées qui s’y trouvent déjà.

Pearl Farragus est assise près de moi. Elle a agrafé sa sangle de toile avant tout le monde, d’un geste automatique. Elle ne parle pas, se contentant de me mater à la dérobée de temps à autre. Voilà une kidnappée de bonne composition, vous l’admettrez !

Les deux moteurs s’emballent. On se met à glisser sur le lac Okeechoobee. L’eau s’élève comme pour une trombe et noie nos hublots. On a l’impression qu’au lieu de décoller, l’hydravion va s’engloutir dans la flotte. Il paraît piquer du pif. Et puis non, il s’arrache mollement et décrit un large viron au-dessus de l’immensité brunâtre. J’ai tout à coup une vue panoramique du paysage. Je découvre une grande partie du lac qui mijote dans sa ceinture de roseaux blonds. Ses rives sont croûteuses. Au loin on aperçoit des gisements de phosphates en exploitation. Sur les routes blanches, des camions processionnent. Nulle part je ne découvre d’effervescence flicardière. La Floride fonctionne gentiment, en se moquant éperdument du rapt de la fille Farragus.

À peine avons-nous atteint notre altitude de croisière que Béru se déficelle pour aller parlementer avec notre pilote.

Je l’entends hurler, manière de dominer le boucan des moulins :

— Escusez-me, if je vous demande pardon, Mec ; but auriez-vous un drink fort me, please ? I have the meule plus sèche que le dargeot de Jeanne d’Arc quand elle est passée au grille-rome.

Éloquence du geste accompagnateur !

Walton sort un flacon de bourbon de sa combinaison et le présente au Gros. Béru en larmoie d’attendrissement.

— Saint-Cloud very moche, Mec ! balbutie le cher homme. Between nous deux, maintenant, it is à la life à la dead. Si one day vous auriez besoin de something, askez-le-moi sans hésiter, je le ferai de good heart.

Là-dessus, il dévisse la capsule de la boutanche plate et en trois coups de glotte écluse le contenu d’icelle.

— Paré, annonce-t-il alors à la cantonade, après s’être fait claquer la menteuse comme un cow-boy de cirque fait claquer son fouet avant de déchiqueter la cigarette placée entre les lèvres de sa partenaire. Je sens que je récupère mon teint de jeune fille.

Je lui colle un regard méprisant. Ma compagne paraît s’amuser du personnage. On hydravionne paisiblement dans un ciel sans tache. Bientôt nous survolons la mer qu’on voit danser dans le golfe du Mexique. Joli travail, somme toute. On ne va pas se plaindre que la fille à marier est trop belle, hein ?


L’appareil perd de l’altitude rapidement. Je mate par le hublot et j’avise une île toute en longueur, droit devant nous. Mais ça n’est pas vers la terre que nous nous dirigeons. Walton oblique à l’ouest en continuant de descendre. À force de fixer le miroitement de l’eau, je finis par repérer une embarcation entre deux vagues : Il s’agit d’un rafiot ventru, destiné à la pêche probablement. Il se laisse chahuter par la houle comme un gros poisson crevé.

Notre pilote décrit un large tour au-dessus du barlu. Sans doute doit-on nous guetter depuis l’embarcation car je vois un type agiter un drapeau blanc sur le pont. Walton descend au ras du flot et se pose durement sur les vagues pourtant modestes. Même par une mer d’huile, ça secoue le paletot, un amerrissage au large. On dirait que le coucou va se disloquer. On est bouté de droite à gauche, ballotté comme une biroute dans la bourrasque. Ça chahute si mochement que le père Pinaud réclame toute affaire cessante la salle de bains. Comme il n’y en a pas, le brave embryon adopte le dispositif d’urgence et s’abandonne au mal de mer sur les genoux de Béru qui se met à le traiter de vieux furoncle. Charmante arrivée, hé ?

— Débarquez, les gars ! nous ordonne Walton.

En ce qui le concerne, sa mission est achevée et il a hâte de nous voir déguerpir. Avant toute chose il me tend la main, non pour un shake hand, mais pour palper des espèces. Je lui remets une liasse verdâtre qu’il compte posément, ensuite de quoi il ouvre la porte de la carlingue.

— Passez les gilets que voici, et sautez au jus, les gars ! Le copain du bateau vous repêchera. D’ailleurs, vous le voyez, il a déjà préparé des bouées et des cordes. Allons, pressons, je n’ai pas envie de me faire repérer.

Les mercenaires payés, c’est comme les radeuses ayant épongé leur micheton : ça n’a plus de temps à perdre.


J’sais pas si vous avez déjà vu le bon Dieu dessiné par Jean Effel ? Il est chauve avec une grande barbe blanche déployée en éventail. Il a un gros pif et de grands yeux clairs à la fois candides et malicieux. Eh bien, le zig qui nous hale à bord de son contre-torpilleur à harengs ressemble pile à ce personnage du délicieux humoriste. C’est grand-papa bon Dieu en chair et en os, ridé, tanné, boucané, mais radieux. Toute sa physionomie rigole. Il est hilare en permanence. C’est un masque. Il doit vadrouiller autour de ses soixante-quinze ans, mais il a conservé une force de jeune taureau. Faut voir la manière qu’il nous arrache de la flotte. D’une seule main. Ainsi le maçon pêche-t-il sa bouteille qu’il a mise à rafraîchir dans la fontaine. Vzzoum ! Par ici la bonne soupe ! À peine s’il s’arc-boute un peu pour tirer Béru.

En pas trois minutes nous sommes à son bord. Il rassemble ses bouées, détache les cordes.

— Je vois que la petite demoiselle avait pris ses précautions ! jubile-t-il en désignant Pearl, sublime dans son maillot orangé.

Il a parlé français, avec une espèce d’accent bourguignon un peu guttural.

— Mince, exclame le Gros, vous seriez pas compatriote du même pays, par hasard, pépère ?

— Je suis de Québec ! déclare le vieillard.

— C’t’en Vendée si jeune ma buse, émet Bérurier, entre La Roche-sur-Foron et Tulle si mes souvenirs seraient exaguetes ?

Le pêcheur part d’un éclat de rire qui se répercute sur la mer jusqu’aux côtes mexicaines.

— Il est marrant, ce gros bougre, fait-il en claquant les endosses de notre camarade. Je sens qu’on va s’entendre, j’adore les gens optimistes : ils sont plus près de Dieu que les autres.

Il nous tend une main puissante, aux doigts larges et brefs.

— Je suis le père Léveillé, déclare-t-il. Oblat.

On mate avec stupeur son short délavé, son maillot dépenaillé, son mégot de cigare. On éberlue à bloc, les amis. Où sommes-nous tombés ? Y a maldonne ! Ça veut dire quoi, ce t’ecclésiastique-marin en haillons ? Qu’est-ce qu’il vient fiche dans notre affaire de kidnappinge, le saint tome ? M’est idée que le camarade Walton s’est payé notre poire. « Un homme de toute confiance, m’avait-il promis. Capable de vous planquer le temps nécessaire. »

Le père Léveillé réalise et admet notre surprise car il murmure avec un sourire bon enfant :

— Vous voyez bien que l’habit ne fait pas le moine. Faut dire que moine, je le suis davantage d’instinct que de vocation. On m’a trouvé trop turbulent chez mes supérieurs. À la fin je leur ai dit bonsoir et je suis venu m’installer à Bimini. J’ai réparé une masure et une barque abandonnée et je vis le plus près possible du Seigneur. Le salut par la solitude. Une prière gueulée en pleine mer, c’est plus tonifiant qu’une prière chuchotée dans les relents d’encens d’une chapelle. Dieu en a marre de toujours devoir tendre l’oreille. Faut lui parler comme à un homme, que diantre.

Il lève la tête vers les nues et les interpelle :

— Pas vrai. Seigneur ? beugle le vieillard. Ils Te prient de la même voix qu’ils prennent pour raconter leurs cochonneries, ces sagouins. Ce ne sont pas des interlocuteurs mais des chuchoteurs d’oraisons.

— Comment se fait-il que vous soyez l’ami de Walton ? questionné-je.

Il cesse de sourire et change son mégot de côté.

— La guerre de Corée ! me dit-il. Qu’est-ce que j’étais allé foutre mon grain de sel là-bas, me demanderez-vous ? Impossible de vous donner une réponse valable. Je suis un impulsif. Disons que j’ai voulu faire du zèle. M’épater tout simplement. On a toujours l’orgueil qui vous démange. Mal m’en a pris. J’ai failli rester sur le carreau. Sans Walton… En v’là un qui n’a pas froid aux yeux. Pour me sauver la vie, il a ramassé quatre balles dans la viande, ce grand follingue. Mais il m’a sauvé, la preuve ! Vous comprendrez qu’après ça je me sente son débiteur.

« Je ne sais pas ce qu’il manigance à présent, et je ne veux pas le savoir. De temps à autre il me parachute des gens qui paraissent en butte à des tracasseries. Je les héberge quelque temps. Je ne leur demande rien ; ni explications ni argent. Je vous dis ça pour votre gouverne : pas de confidences, pas de fric. Je ne réclame que de la bonne humeur. C’est une denrée si rare. Rire et prier constituent les deux mamelles de ma vie. D’ailleurs ce sont deux actions complémentaires.

Tout en parlant, le père Léveillé est parvenu à remettre le teuf-teuf épuisé de son barlu en marche. Ça pétouille lamentablement. On se croirait transporté à l’âge d’or du moteur à explosion. Dans un vieux seau de plastique, quelques poissecailles argentés convulsent en paumant leurs écailles.

— J’ai péché ça en vous attendant, nous dit le bonhomme. On les fera au feu de bois.

Il tient d’une main ferme le gouvernail vermoulu de son rafiot et pique droit sur l’île que nous avons brièvement aperçue avant d’amerrir.

— Va falloir vous planquer sous cette bâche, déclare-t-il. Les douaniers sont des gens de couleur, et ils sont peu nombreux, mais ils sont anglais.

Là-dessus, le v’là qui entonne un cantique par lequel il affirme sa foi en la religion catholique et déclare à Dieu qu’il Lui fait confiance pour ce qui est d’assurer son futur.

In petto je me joins à lui.

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