C’est pas un loquace, Beulmann.
Pour pouvoir engager la conversation avec lui, faudrait un gros maillet de bois et mettre de la vaseline autour. Je contemple les deux passagers de l’arrière. Couple singulier…
Ann Farragus, grave, d’une distinction presque européenne, silencieuse. Réprouvant visiblement cette présence qui lui est imposée par son prudent mari.
Beulmann, énorme, dont les fringues semblent prêtes à craquer de toutes parts, respirant fort, suant beaucoup, puant de même. Il chlingue la chaussette inchangée, la transpiration de rouquin (bien qu’il soit plutôt brun). Il a l’air de penser qu’il devrait essayer de penser. Ça lui occasionne du souci sur la frite, autour des yeux. Y a du doute chez ce mec, à l’encontre de Béru qui, lui, flotte dans des plénitudes et des sérénités. Il appartient à la race préoccupante du con tourmenté.
— Vous êtes toujours flanqué d’un gorille, lorsque vous vous déplacez, chère madame Farragus ? je demande.
Elle ne répond rien, mais Beulmann pousse un léger barrissement et lève sa grosse pogne pour une mandale.
Sa patronne lui retient le bras. À mon côté, le chauffeur s’efforce de sourire avec discrétion. Seulement il est duraille à un Noir de camoufler ses rires. Dès qu’il découvre ses ratiches, tout de suite c’est l’éblouissement. On est obligé de chausser des lunettes de soleil.
— Un des inconvénients de la fortune, c’est qu’il faut la faire garder, ajouté-je. Cette perspective me console de ne pas être riche. Je vivrais difficilement avec des sentinelles et je suis tellement linotte que j’oublierais la combinaison de mes coffres…
— Je ne suis pas riche, rétorque Ann. C’est mon mari qui l’est. J’ai passé la plus grande partie de ma vie dans une aisance très relative…
Juste comme elle dit cela on stoppe à un feu rouge. Et c’est alors que l’incident se produit. Une voix joyeuse se met à égosiller des « hello Tony ». Je me détranche et qu’aperçois-je, à califourchon à l’arrière d’une énorme moto ? Julia, la polissonne fifille au gros Black. Elle tient ses deux bras noués à la taille d’un grand diable blond, dont la chevelure à ressort ressemble à une fourchetée de paille. Ils sont en jean, avec l’un et l’autre des tee-shirts noirs sur lesquels on a peint une chouette tête de mort. La moto fait je ne sais pas combien de cylindrée (c’est vous dire !) et comporte un immense guidon pareil aux cornes d’un mouflon.
— Salut, môme ! lancé-je gaiement. Vous voilà en vadrouille ?
— J’adore la moto, c’est excitant, m’assure la donzelle. Je fréquente Franky à cause de ça, uniquement à cause de ça, parce qu’autrement il fait l’amour comme un pasteur !
Elle me cligne de l’œil :
— Rien de commun avec qui vous savez, Tony !
— Et chez vos vieux, ça boume ? coupé-je promptement, avant que nous tombions dans le scabreux intégral.
— Au poil, P’pa est toujours aussi con, et ma belle-mère toujours aussi salope !
Le feu palpite, signifiant qu’il va changer.
— Il se portait bien, le gros Black, hier soir ? demandé-je avidement.
— Comme un goret repu, affirme l’irrévérencieuse fille. Pourquoi vous me demandez…
On est reparti. Le gars Franky doit pas apprécier le bagout de sa passagère car il déménage à bloc. Sa péteuse pousse un rugissement forcené et fonce en avant, nous semant un poivre noir. En un rien de temps elle a disparu.
— Vous avez de pittoresques relations, monsieur San-Antonio, murmure Mme Farragus en regardant ailleurs.
Je ne réponds pas. Je pense au gros Black, moi. V’là un bonhomme qui a vécu un épisode pas banal, hier, vous me l’accorderez ou vous irez vous faire foutre. Il a participé bon gré mal gré à un kidnapping. À été endormi au gaz Fédodo. Et puis il est rentré tout joyce à son domicile et n’a pas soufflé mot de cette aventure. À peine croyable, hein ? Dites, j’aurais pas rêvé tout ce bigntz, mine de rien ? Des fois qu’on m’aurait farci au L.S.D., en douce ? Pour me faire une blague ? Non, vous n’êtes pas de cet avis ? Vous pensez que tout ça procède d’une machination ? Alors expliquez, j’suis preneur. Comment ? Vous n’avez pas d’explications ? Eh ben alors, pourquoi vous me flanquez votre grain de sel, espèce de branques ! C’est tout vous ! Interrompre pour ne rien dire ! Me faites penser à un de mes condisciples, jadis. Quand y avait interro en classe, il était le premier à lever le doigt. Chaque fois le prof s’y laissait prendre. « Je vous écoute, Duniais, c’est quoi t’est-ce, les comptoirs de l’Inde ? » Et invariablement, l’autre truffe demandait la permission d’aller aux chiches.
Vous devez bien comprendre que je suis en plein cirage, bon Dieu de bois ! C’est pas le moment d’ajouter vos vents à mon trouble ! Fermez-la ! Tout ce que vous avez à dire, votre anus peut l’exprimer. Vous n’avez pas besoin d’un dictionnaire pour alimenter votre conversation, mais d’un plat de cassoulet.
Bon, Black n’a rien dit. Mieux : selon sa pétasse de fille, il semblait particulièrement heureux. Pourquoi ? Parce qu’on lui avait ciglé de la fraîche pour qu’il la ferme ! Ah cet enlèvement, on en reparlera ! D’ordinaire c’est la monstre chasse à l’homme. L’hallali contre le malfaisant kidnappeur. Les routes barrées, les gares et aérogares surveillées. L’effervescence dans le mitan. Tous les indics sur le pied de grue ; toutes les grues sur le pied de guerre.
Un tohu qui va jusqu’au bohu inclus. L’état de (saint) siège ; le siège de l’État. Les ministres qui pathétisent à la téloche. La une, la deux, la trois des baveux ! Le kidnappeur doit user de ruses diaboliques pour se faire carmer la rançon. Il se met la cervelle en quatre, histoire de trouver des astuces assurant sa sécurité. Mais San-A. pour son premier rapt, que fait-il, lui ? Il secoue les revers de papa-maman, leur jure que leur grande fille a bien été enlevée. Ne sait comment le leur prouver…
On roule.
La route est dégagée. La Rolls fonce à bonne allure.
Le chauffeur n’est pas un téméraire, d’ailleurs on ne lui permettrait sûrement pas, mais il sait piloter une bagnole de maître pour lui faire cracher la bonne moyenne.
Beulmann continue de me surveiller.
Ça me fait un drôle d’effet de retrouver la route fleurie de la « Résidence ».
On s’annonce à proximité de la barrière. Un garde se pointe. Je rêve que ce soit Black. Mais ce n’est pas lui. L’homme retapisse la Rolls et se grouille de lui donner le passage.
Il fait frais sous les ombrages. Y a des senteurs eucalyptines. On entend gazouiller des oiseaux rares et glouglouter des jets d’eau dans des vasques de marbre. L’homme a une notion de Paradis qui, Dieu merci, repose sur la nature. Pour lui, la vraie fortune c’est avant tout des végétaux, de l’eau courante et du soleil.
On tourne dans l’allée conduisant chez Farragus. Je suis reporté à hier tantôt… Je revois le portail blanc…
Le driveur arrête la tire et va s’expliquer au causophone. Les deux vantaux s’écartent. Je reconnais le portier dont Pinuche a farci les narines, hier, au gaz délétère. La Rolls s’avance comme s’est avancée ma voiture, la veille, lentement, sur un lit de petits cailloux roses. Là-bas, la terrasse avec ses meubles de jardin et ses parasols.
On devine une femme allongée dans un transat. Une femme en maillot de bain…
Je me dis très exactement ceci : « Et s’il s’agit de Pearl, San-A. ? Suppose que tu découvres bel et bien la môme kidnappée, au bord de cette piscine. Comment ferais-tu pour penser normalement après un coup semblable ?
Ne deviendrais-tu pas dingue alors ? En somme, la folie, ce ne serait pas la conséquence de phénomènes auxquels ne croit que la personne qui les a subis ? Un dingue est un individu dont la vérité n’est pas celle des autres. Ou alors il est un sage cerné par près de trois milliards de jobrés.
La Rolls stoppe en bordure de la terrasse. Le loufiat en veste blanche apparaît, poussant un plateau monté sur roulettes. La fille en maillot abaisse le journal qui nous la dissimule.
Ce n’est pas Pearl Farragus.
Ann va-t-elle prétendre le contraire ? Si oui, la maldonne viendrait de là. Machination ou erreur sur la personne, à ce point précis de l’aventure se situerait la faillite de ma vérité.
La môme en maillot est blonde, avec de longs cheveux, une constellation de taches de rousseur vraies ou fausses, un regard noisette.
— Oh, madame Farragus, quelle surprise ! s’écria-t-elle en se dressant.
— Bonjour, Maud, dit la femme de Neptuno !
Ouf !
— Pearl n’est pas là ? continue-t-elle.
— Elle est dans sa chambre, madame.
Pour le coup je « désoufe »[10].
Douche écossaise à répétition, mes darlinges.
— Qui est cette personne ? demandé-je à voix basse et à Mme Farragus ?
— L’infirmière de Pearl.
La nana est sublime, mes chers camarades de con bas. Et quand je dis sublime, j’arrive à peine aux genoux de la vérité ! Je ne lui aperçois même pas le pubis. Une gerce, il ne suffit pas qu’elle soit jolie. La beauté, c’est le coup de polish sur la carrosserie de votre voiture neuve. Du superflu. Un raffinement. La seule chose qui soit vraiment importante, chez la femelle de l’homme, c’est son charme. Elle peut être jeune ou vioque, épaisse ou maigre, uniquement compte le charme.
La prénommée Maud en possède à revendre. Ah ! ce que je voudrais l’entreprendre, cette bioutifoule mademoiselle ! Tiens : loquée en infirmière. Avec des bas blancs ! Sur ses jambes dorées, le bas blanc doit parler net à l’imagination. Ne rien lui cacher. Y en a qui prônent le bas noir. Oui, je veux bien, mais c’est classique. Ce qu’il y a, dans le bas blanc, c’est qu’il ne supporte pas la médiocrité. Sur une gonzesse passe-partout, il devient impitoyable. Il fait « maladie de peau ». Il écœure.
M’est survenu de culbuter une fifille, un soir, dans un hosto. Elle était de garde. Moi aussi. Pendant les lutineries, je m’étais pas gaffé de ses bas blancs. C’est seulement lorsqu’elle m’a fait le « V » de la défaite avec ses jambes que je les ai vus. La frangine était un peu tarte, soit avoué entre nous, mais vous savez ce qu’on dit ? « La nuit, tous les chats sont gris… » Arrive l’heure où l’homme le plus exigeant cesse de l’être pour se lancer dans des consommations courantes. V’là donc que je m’avise des bas blancs de la môme. Elle avait des gambettes maigrichonnes, genre chèvre des maquis corsicos. Avec des poils tirebouchonnés qu’on apercevait au travers des mailles. Tudieu, mes drôles, une nausée m’empare. Mon appétit s’en va de moi comme la rosée s’en va de l’herbe lorsque le soleil vient… Je l’imagine chetouillée, la pauvrette. Eczémateuse, vénérienne en diable ! Je crois lui déceler des plaques redoutables des plaies suintantes, des avaries sinistres. « Sapristi ! me suis-je exclamé ! Et moi qui allais oublier mon rendez-vous avec mon chef ! » Je me remballe, me rajuste. Je me barre… Honteux, certes. Mais délivré. La honte n’est rien lorsqu’elle représente la rançon de la délivrance.
Pour vous en revenir, cette petite Maud m’inspire farouchement, comme ça, d’autor. Question de contact. Faut pas longtemps pour donner la lumière. Suffit de titiller un commutateur. Je la mate intensément. Elle reçoit la décharge. On se comprend. On s’admet. On se fait l’amour avec les yeux !
— Montons voir Pearl, me dit Ann Farragus.
Je la suis. Maud nous suit !
L’intérieur de la villa ? Un rêve… D’abord un vaste livinge au sol carrelé en provençal vieilli. Des meubles comme j’aime. Des couleurs qui vous gazouillent dans la rétine… Des senteurs de fleurs fraîchement cueillies. Bref, tout ce qui peut emballer le bonheur est réuni dans cette maison ensoleillée.
À l’autre bout de la vaste pièce s’amorce un couloir crépi d’un enduit blanc. Deux aimables Wlaminck s’y font face. À l’extrémité du bref couloir, il y a une porte ancienne, de style espagnol, à petits caissons. Je vous précise la chose parce que je suis amoureux de certains styles et qu’il m’est impossible de les passer outre quand j’ai le bonheur de les croiser sur ma route.
De l’autre côté de la porte, on entend de la musique. Fortissimo. Lionel Hampton, je crois bien. Y a du xylophone à tout va.
Ann Farragus toque à la lourde.
Personne ne répond, la musique continue. Elle me regarde. Pour la toute première fois, je devine de l’indécision chez cette femme énergique. C’est très confus, à peine décelable, pourtant, un doute l’effleure.
— Pearl ! appelle-t-elle en réitérant ses toc toc(s).
Toujours rien.
Elle tourne le loquet.
En vain : c’est bouclé depuis l’intérieur.
À présent, l’anxiété sans fard transparaît sur le beau visage de Madame Farragus bis. Elle secoue la poignée avec une frénésie qui va brioche[11].
À la fin, elle quête de l’aide du côté de Beulmann.
— Je suis inquiète, dit-elle simplement.
— Permettez, mâme, rétorque l’autre en s’arcboutant.
Je ne voudrais pas être à la place de cette porte, moi je vous le dis. Tu parles d’un missile, maman ! Un dominissil, oui ! Si je puis ajouter sans porter atteinte à la mémoire du regretté Charlemagne. Une masse pareille, lancée à toute vibure, ça devrait percer la coque d’un porte-avions, du moins la cabosser !
Vous verriez la gravité de ce mâle visage, au moment du rush, vous ne pourriez qu’admirer la vigueur des traits, le déterminisme de l’expression, la farouche concentration de l’athlète, la force convaincante de tout l’individu aux muscles bandés. Il se jette sur ce panneau de bois comme un taureau sur une vache en chaleur.
« Vrrraaaaoum ! » crie la porte en s’émiettant.
Sur sa lancée, le gorille a franchi trois mètres dans la chambre de Pearl.
Et soudain c’est Pearl à rebours.
Une fusillade éclate. Tellement nourrie que le gros Beulmann en a une indigestion d’existence. Il rend son âme sur le tapis corail qui se met à foncer sous les flots de raisiné.
Ce qui se passe est indescriptible, mes pauvres biquettes. Hallucinant !
Quatre mecs en cagoule surgissent, armés de pétards fumants comme des étrons frais émoulus dans la froidure hivernale. Ils se jettent sur nous. Nous matraquent sauvagement, à grands coups de crosses. J’essaie de lutter. Je tire quelques marrons, à la volée, mais ma stupeur est trop forte pour que je puisse assurer mes crochets. Je morfle une grêle de gnons un peu partout. J’ai illico un goût de sang dans la bouche et des cloches plein mon crâne. Ces carnes utilisent leurs panards également. Je bloque une ruade dans les aumônières qui me fait remonter mon foie, mon estomac et mon cœur dans la bouche, la douleur est intolérable.
Tellement que je la tolère plus et que je m’évanouis sans prendre le temps de me foutre aux abonnés absents.