CHAPITRE II

Black quitte son service à six heures du soir. C’est le plus âgé des vigiles ; le plus dodu aussi. Il trimbale une brioche par-dessus son ceinturon de cuir susceptible de concourir avec celle de Béru pour le prix du plus bel ancien bébé in the world. Pas de cou ! Sa grosse tronche rousse parsemée de fils gris est directement posée sur ses musculeuses épaules.

J’ai pas besoin de l’approcher pour savoir son odeur. Il pue le rouquin, Black. Le gros rouquin suant, et ça se complique d’une odeur de vieux cuir. Les gus de son gabarit sentent tous plus ou moins l’écurie. C’est sur ce personnage aux petits yeux délavés, aux bajoues constellées de taches brunes, dont la chemise déboutonnée jusqu’au nombril laisse échapper d’énormes touffes de poils blancs que j’ai jeté mon dévolu.

C’est pas qu’il a l’air commode, Black. Oh, que non ! Il regarde ses contemporains avec des yeux de flic auquel on vient de faucher son bâton blanc en plein carrefour. C’est son poids qui m’a décidé. Les hommes, plus ils sont mahousses, plus ils sont vulnérables. Question de volume. Les énormes offrent une plus belle cible que les maigrichons. C’est mathématique, dans le fond, comme conception. Une citrouille est plus fastoche à flécher qu’un melon.

Quand il quitte son boulot de chien de garde, au paradis des milliardaires, il grimpe dans une vieille Oldsmobile en haillons dont la couleur n’est plus très discernable, et il rentre chez lui, loin derrière les palaces, dans une banlieue en forme de fête foraine, pleine de motels peinturlurés, de marchands de hot-dogs dans des roulottes climatisées et de stations d’essence bourrées d’oriflammes qui turbulent au vent du large.

Chaque soir, le gros rouquin arrête sa tire devant un bar tenu par un rital à tête de corbeau triste. Mia Napoli, ça s’appelle. En permanence, un pickup joue les classiques italiens, genre O sole mio. Des fiasques de chianti sarabandent au-dessus d’un vaste comptoir en fer à cheval. Le fond du rade est garni d’une immense glace mitée tout autour de laquelle on a collé des photos de boxeurs aux noms italoches, qui matent la clientèle avec des yeux farouches, pardessus leur garde haute.

Black entre d’une démarche lourde, le bide pointé comme le museau d’un canon de marine. Il se perche sur un tabouret en forme de selle, dépose sa casquette sur le zinc et torche son front en sueur d’un revers de coude. Sans un mot, le loufiat plaque une bouteille de bière devant le gravos qui la boit au goulot, à longs traits, en faisant danser dans son cou de taureau une glotte grosse comme une balle de tennis.

— Ça va mieux, hein ? lui lancé-je après qu’il a reposé la bouteille vide sur le rade.

Il me virgule un regard en tire-bouchon et ne répond rien. À priori, c’est pas un liant.

L’Italien lui annonce une seconde boutanche. Black l’empoigne, mais hésite à l’entonner. On dirait qu’il cherche à se rappeler quelque chose d’important avant d’écluser. Sa concentration lui facilite l’émission d’un rot phénoménal. C’était tout ce qu’il avait à dire. L’objet de sa méditation. Son message. Douze lions en furie qui rugiraient en même temps ne peuvent donner qu’une idée approximative du bruit produit par un rot de Black.

Béru qui fait le 22, dehors, pendant que Pinuche dégonfle les pneus du colosse, passe une tronche effarée par la porte ouverte. Il est battu, le Mastar, question borborygme. C’est le K.O. debout. Le gnon au bouc, imparable. La dévalade aux abîmes. Quand t’as entendu un rot de cette ampleur une fois dans ta vie, tu dois déclarer forfait. Inutile de vouloir compétitionner, ce serait la faillite. Tu peux avaler du bicarbonate, boire de la limonade, manger des radis, y a pas de recette, t’as touché le sol des deux épaules !

Le vigile engloutit sa seconde bière et jette une pièce sur le zinc. Pas un mot n’a été échangé entre lui et le louf. Rien qui fasse mieux économiser la salive que l’habitude. Le gros garde recoiffe sa bâchouze en descendant la visière bas sur son front de bouvillon.

Il lâche un chouette pet en descendant de son escabeau et sort, avec le gars mézigue sur ses talons (plats).

Oh ! la poire du monsieur lorsqu’il avise sa tire abaissée de vingt centimètres ! On a l’impression qu’elle s’est assise, l’Oldsmobile. Imaginez la table de votre salle à brifer dont on aurait scié les panards ! Black, c’est pas exactement un cérébral. Il pense à coups de pioche, comme on creuse une tranchée. Je l’aide à se défouler en entonnant une bramante. Vous me verriez égosiller dans le soleil, vous croiriez que je viens de décrocher un first prix du Conservatoire.

— Ah ! les voyous ! hurlé-je. Les petits salopards ! Regardez, mon pneu avant. Et les quatre vôtres, mon pauvre vieux ! À moi ils n’ont pas eu le temps. C’est de la graine d’assassin ! On devrait les foutre dans un pénitencier, ces sales mômes ! Leur faire casser des cailloux jusqu’à la majorité de leur arrière-petits-enfants ! Quelle époque !

J’ai tort d’escrimer, vu que ça ne lui stimule pas les cellotes pour autant. Il gamberge au ralenti, Black. Faut que la réalité se faufile jusqu’à son entendement, qu’elle l’investisse bien, prenne sa place, y trouve des points d’appui. Et alors seulement il barrit. On se croirait transporté dans le Livre de la Jungle ! En plein Kipling !

— BruIIIIIIIIit ! il fait, Black.

Textuel. BruIIIIIIit ! Je lui croyais pas un organe à ce point perçant. Comment peut-on être aussi perçant ? se demanderait Montesquieu. Mes tympans se recroquevillent comme les orteils d’un facteur rural par moins 20° !

Joignant le geste à la clameur, il se rue en avant, Black. Il voudrait casser quelque chose, ou plutôt quelqu’un. Le casser menu. En faire du petit bois, de la ouate, de la fibre. Il arrache sa casquette ! Il la mord ! Il piaffe ! Et ses coups de semelle font frémir l’écorce terrestre dans un rayon de dix miles. Des juke-box se déclenchent tout seuls. Des enseignes au néon éclatent. Des vitres se fendillent. V’là la grosse enflure qui se met à boxer le vide. Te fout K.O. dix mètres cubes d’air en dix secondes ! Le ceinturon lui en craque. Des boutons pleuvent de lui comme des pêches mûres dans la vallée du Rhône un jour de mistral.

Il lâche des giclées de bière en exclamant. Il a viré au violet sombre. Et puis à la fin, le souffle lui manque et il s’écroule contre sa chignole en bavant une mousse pareille à de la crème à raser après rasage.

— Ne vous mettez pas dans des états pareils, Vieux, lui dis-je d’une voix compatissante, après avoir feint d’inspecter nos boudins. Ces pneus ne sont pas crevés, mais seulement dégonflés. Aussi, voilà ce que nous allons faire : Vous m’aidez à changer ma roue à plat, après quoi je vous emmène chez votre garagiste d’abord, à votre domicile ensuite. J’ai tout mon temps et chez nous, en France, on a trop le culte des Américains pour que je ne leur vienne pas en aide quand l’occasion se présente.

À ces mots, le père Black sort de sa prostration et braque sur mon avenante personne un regard injecté de sang, mais où passent et repassent des lueurs d’espérance.

— Vous êtes un french boy ? il balbutie.

— Entièrement ciselé à la main, Vieux.

Mister Rouquinos me brandit une grappe de francforts trop pochées (car elles ont éclaté en moult endroits).

— J’ai fait le débarquement de Normandie ! me déclare-t-il en se passant d’ambages.

— Compliment, mon vieux, vous l’avez drôlement réussi, approuvé-je.

Une espèce de début de projet de brouillon de sourire semble vouloir éclaircir son front bas et chargé d’électricité. Il semblerait que je viens de planter un premier crampon dans le mur des milliardaires, non ?

À quand l’escalade ?

God seul le sait !


Charmante, Mme Black. On dirait une crémière qui aurait décidé de se faire passer pour une Vamp du cinématographe, style productions d’avant-guerre. Elle est un peu trop boulotte (parce qu’elle boulotte trop), avec des cheveux acajou, frisés serrés, des cils qui paraissent tressés, une bouche menue qu’elle a déguisée en coquelicot, de grands yeux clairs et bêtes et une belle poitrine de caissière.

Elle porte une charmante robe imprimée pardessus laquelle elle a noué un tablier gadget représentant un corps de fille nue.

Une fois chez lui, Black perd son côté bourru et un tantisoit belliqueux pour virer au mouton tondu.

— Barbara, dit-il à son brancard, je te présente Tony, un aimable Français qui vient de me donner un sacré coup de main.

Il raconte l’odyssée, mieux que ne le ferait Homère, et en usant d’un vocabulaire beaucoup plus varié. Son épouse écoute d’une oreille distraite car il semblerait que j’accapare d’emblée son attention, Elle me défrime comme Jeanne d’Arc devait mater saint Michel en habit de lumière, quand il venait à la relance pour lui inculquer l’anglophobie.

J’ose dire, sans me vanter, qu’elle paraît me trouver à son goût. Son extase (compréhensible d’ailleurs) est telle qu’un instant je crains que Black n’en prenne ombrage. Mais il appartient à la catégorie des époux aveugles. Barbara viendrait s’asseoir sur mes genoux, il ne tiquerait pas, le cher homme. Sa bobonne a une vingtaine d’années de moins que lui et il lui vote toutes les indulgences possibles ; les vieux maris se montrant soit très jaloux, soit très « compréhensifs ».

On est en train d’écluser deux bourbon-coca en parlant un peu du gay Paris, lorsque la porte s’ouvre sur une sirène à peine croyable. Figurez-vous une grande fille d’une vingtaine damnée, mince et plate, avec de longs cheveux roux qui lui tombent jusqu’à la ceinture et qu’elle n’a pas dû coiffer depuis la conquête de l’Ouest. Des taches de son parsèment sa frimousse aiguë.

Elle a cet air effronté que seules quelques garnementes de cette époque ont réussi à mettre parfaitement au point. Je ne sais pas si vous voyez très exactement ce que j’entends par-là, et d’ailleurs je m’en agite les roustes à deux mains, toujours est-elle que cette gentille garce émoustille la main de l’homme d’une manière très particulière : quand on la voit, on est en effet obligé de faire des nœuds à ses doigts pour se retenir de lui allonger des tartes. J’ai rarement eu en face de moi une tête à claques aussi parfaite. Dans le genre, la môme représente le fin des fins, l’aboutissement souverain, une espèce de perfection indéniable.

Ajoutez au descriptif que la poulette doit tirer sur la tige car elle a les yeux évasifs de quelqu’un qui s’est chargé jusqu’au ras des paupières.

En apercevant cette limande, le gars Black s’épanouit comme un paon.

— Ah ! voici Julia, ma fille ! il tonitrue.

On le sent fondant comme une plaque de chocolat au lait oubliée au Sahara. Papa-gâteux en pleine transe ! C’est fou ce que les bonshommes sont fiers de leurs chiares. Et Dieu sait qu’il n’y a pas de quoi, souvent ! J’en connais, des michetons bien célèbres, des supermen qui se sont affirmés avec brio dans l’art ou l’industrie mais qui pavanent plus pour leurs mouflets que pour leur œuvre. Ils ont procréé des minus rachos, faiblards du bulbe, amoindris de partout, navrants, vrais raclures de chiottes à balayer du pied, et ils en sont satisfaits à crever.

Ça les impressionne d’avoir enfanté ces vilains cancrelats à gueules de raie, ces éclaboussures de laboratoire, ces brimborions faisandés, torves et loupés de bas en haut et de gauche à droite. Ils sont éblouis d’avoir foutriqué ces foutriquets. Ils les voient bien sublimes, pimpants neufs, promis à des destins fabuleux qu’en comparaison çui de Napoléon ressemble à une histoire de lampiste. Et plus ils ont des frimes belettes, ces glorieux héritiers, plus papa les répute admirables. Plus ils sont teigneux, fouineurs, avec des moralités pareilles à des dents gâtées, plus le grand monsieur roucoule d’aise.

Les bonshommes, en vérité, c’est leurs chiares qui les rendent cocus pour de bon, qui les encornent magistralement, à titre définitif. Les femmes se remplacent, les enfants s’additionnent. Se multiplient ! Tu castores un fourmillement de lavedus, mon pote ! Il te dégouline des burnes des floconnements d’endofés irréparables !

Ta descendance est une dégringolade, souvent. Seulement, y a une conne loi de compensation qui fait que t’en es fiérot et que t’étends ta main bénisseuse sur ton troupeau de tozoïdes-gambadeurs en suppliant le ciel de les garder en cette grâce rayonnante jusqu’à la (société de) consommation des siècles et des siècles. Amen ! Ah ! merde ! C’est trop con à la fin de pavoiser pour sa viandasse, de mettre son orgueil dans un crachat de glande ! Enfin quoi, faut se faire une raison, se dire que c’est beau l’amour paternel. Continuer de dévotionner pour les produits de la ferme ! Les enrubanner de tendresse, manière de les rendre plus présentables.

— Votre fille ! roucoulé-je, mes compliments, Vieux !

— D’un premier mariage, ajoute le vigile.

— Tony l’avait remarqué, j’espère ! grince sa bonne femme.

L’arrivante se laisse tomber dans un fauteuil et croise les jambes avec une telle inconvenance qu’on lui découvre l’intime jusqu’au tréfonds et ce d’autant plus facilement qu’elle a oublié son slip sur la banquette arrière d’une chignole. Elle pointe dans ma direction un index impudent et questionne :

— Qui c’est, c’con-là ?

Black toussote, gêné, puis me déclare avec un sourire pas très convaincant :

— Julia adore plaisanter.

— Ça se voit au premier coup d’œil, assuré-je.

La souris continue de me parcourir d’un œil blasé.

Elle écoute les explications de son Vioque en fredonnant un truc syncopé, car mams’elle Pimbêche doit lire les Rolling Stone dans le texte.

— Il est pas mal, ajoute-t-elle. Il fait un peu représentant en apéritifs avec son complet de soie sauvage, mais à poil ça doit être payant. Je me goure. Barbara ?

La seconde Mme Black hausse les épaules et me mimique un truc éloquent, genre « Faut se la faire ». Après quoi elle m’annonce qu’elle a des steaks épais comme ça dans son frigo et me propose de bouffer avec eux, ce que je m’hâte d’accepter comme bien vous pensez !

— Parfait, parfait ! dit alors le vigile. Vous allez m’excuser, Tony, mais je vais aller prendre ma douche et passer des fringues civiles.

Il vide son verre et se barre. Sa bonne femme bis l’imite comme quoi elle va ouvrir une boîte de haricots noirs (made in Brazil) pour accompagner la bidoche. Je me retrouve donc en tête-à-tête avec la princesse Tête-à-claque. On s’entr’examine sans se faire de cadeau et sans dissimuler l’antipathie qu’on se porte.

— Je parie que vous devez avoir un sexe terrible ? me virgule brusquement la donzelle.

Commak, à brûle pourpoint. Y a des bergères qu’ont de l’audace, non ? Moi c’est la first fois qu’on m’entreprend aussi abruptement.

— Ça dépend du point de vue auquel on se place, je réponds, non sans avoir pris la précaution d’avaler ma salive et de me garnir les soufflets d’oxygène neuf. Si c’est pour offrir à une dame normale, c’est un cadeau qui produira sûrement son petit effet ; mais si c’est pour votre usage personnel, ça risque de faire pauvret dans le hangar à sous-marins que je vous suppose.

C’est tourné, hein ? Du madrigal surchoix, style San-A. La pouf au père Black en reste indécise durant un laps d’étang qui ferait son tour de cadran sur la trotteuse de votre chrono. Et puis elle rit, d’un large rire ammoniaqué, silencieux et acerbe.

— J’ai rarement envie d’un homme, me dit-elle après un instant de réflexion. Je trouve « ça » barbant dans quatre-vingt-dix-neuf pour cent des cas. Il me semble au début que je vais y prendre plaisir, mais il ne se passe rien. Pourtant, avec vous, ça m’amuserait d’essayer…

— Moi, ça ne m’amuserait pas, assuré-je.

Elle fronce les sourcils.

— Ah non ?

— Non.

— Je vous dégoûte ?

— Pas précisément, mais quand je veux faire joujou je me sers de cartes plutôt que de mon sexe. En France, on a une foutue marotte : on prend l’amour au sérieux, même lorsqu’il s’agit d’une expérience en passant.

Là elle cligne des yeux à plusieurs reprises, comme le fait André Malraux lorsqu’il oraison-funèbre devant les caméras de la téloche.

Et puis elle se dresse d’un bond et vient à mon fauteuil. La môme Julia a un geste fulgurant. J’ai pas le temps de réagir que déjà elle m’a empoigné le métronome à tête chercheuse. Le héron qui fond sur une tanche, mes gamines ! O, la prestesse de cette prêtresse ! Moi, sombre pomme, je me débats. Pas que je sois d’un naturel farouche, vous me connaissez ? Seulement se faire violer dans la salle à manger d’une honnête famille ricaine par la grande fille de la maison, c’est téméraire, pas réglo pour un cent !

Supposez que le gros Black se pointe au milieu de la séance, y aura fiesta à Miami Beach, mes trésors. Il me défouraillera dessus à bouc portant, le vigilant vigile. Pan, pan, pan ! Légitime défense ! Mort au sadique ! Dans mon oraison funèbre on m’appellera « l’odieux personnage ». Ou p’t’être que le méchant rouquin me refilera à la rousse au lieu de me tuer. Vous la voyez tourner en eau de boudin (si je puis dire) la périlleuse mission du San-A. ? Échec pour cause de radada ! Le Vieux en crèverait de rage.

— Eh, dites donc, en voilà des malfaçons ! j’égosille en essayant de faire lâcher son os à cette panthère. Non, mais sans blague, vous êtes hystéro, ma gosse !

Je la refoule. Elle s’acharne. Ses dents font le bruit d’un diamant de vitrier tranchant une plaque de verre. On lutte ! Je peux pas user de violences. Elle, soucieuse de conserver sa proie, la cramponne à deux mains (y a assez de prise pour, notez bien, et même il reste de la place vacante). Plus elle pétrit la pâte, plus cette dernière lève, c’est normal. Comprenez qu’en la rebuffant je la pousse à serrer et qu’en accentuant sa pression elle renforce la solidité de son point d’appui. Terrible dilemme.

— Barbara ! elle crie brusquement.

J’en morfle des sueurs instantanées. La transpirance me dégouline le long de la raie médiane. Le récit de coups fourrés amerloques me jaillit en mémoire. Des histoires de chantage. De gonzesses qui vampaient un jules et qui, en pleine action, hurlaient au viol pour faire raquer ce pauvre melon ! Je me dis qu’il est urgent que je retrouve mon indépendance. Remarquez que c’est un mythe, l’indépendance. La véritable indépendance consiste seulement à dépendre de qui on veut ! Mais c’est pas le moment de philosopher, vous vous en doutez.

Je me redresse avec la môme toujours agrippée à ce que je vous ai dit. Trop tard ! La porte s’ouvre. Barbara surgit. Elle regarde. Je m’attends à une beuglante ! La méchante clameur d’alerte ! Mes trompes d’eustache se préparent déjà à des stridences affreuses, à des trilles perforateurs, à des trémolos apocalyptiques !

Eh ben non, mes vaches ! Non, mesdemoiselles, non, messieurs ! Rien de tout ça. Au lieu de l’appel au secours appréhendé, je ne perçois qu’un rire. Un gloussement !

La dame Black se précipite à la curée (d’Urufe). Ses mains entrent en action également. Une bouche vorace écrase la mienne. J’ai un goût de rouge à lèvres dans le clapoir. J’étouffe. On me pétrit tout, partout, savamment. On me dénude en partie (mais quelles parties ! Ce sont des parties prises !). On m’entreprend ! Je ne lutte plus : je cède. Mieux : je participe ! Une action folle ! Philippine ! Vive la France ! Tant pis pour le gros Black. L’a qu’à vigiler chez lui, au lieu de jouer les garde-pèze chez les crésus’men. Il appartient à cette race de paumés qui molestent à l’extérieur et qu’on moleste chez eux. Entre sa grande fille et sa petite femme enflammées du baigneur, il est paré pour la veine. La route du tiercé lui est ouverte à doubles battants !

Ce qu’elles manœuvrent en hardiesse, les dames Black ! Et quelle mise en scène géniale ! Rouleau ferait pas mieux, je démens. À aucun moment de leurs effervescences elles ne se percutent. Pas le moindre heurt, mes amis. Ça fonctionne dans un bain d’huile, leurs chatteries. La fille qu’a de la suite dans les idées pernicieuses s’occupe de la région subéquatoriale, tandis que belle-maman se consacre à la partie supérieure. Une drôle de ravageuse, dame Barbara. Barbare en vrai, je témoigne ! Se fait célébrer une tyrolienne de force. Te place le corpus délit d’autore sur ton appareil à jouer de l’harmonica. Elle pivote de l’Aquitaine. Cette partie de babines, ma doué ! Je la pratique en plusieurs langues.

Moi, prince souverain du clito-chanté, je m’en donne à cœur joyce. Lui interprète les chœurs de l’Armée Rouge à moi tout seul. La menteuse m’en fourche. Certains prétendent avoir un bœuf sur la langue, moi, c’est un bovidé femelle ! Et ce qu’elle aime ça, la chère madame ! À se demander ce qu’elle branle avec son gros sac de Black ! Car c’est sûrement pas ce baril de bière qui lui cause un tel dialecte ! Avec le cataplasme qui lui emplit le groin, il pourrait pas seulement coller un timbre, le vigile !

Curieux comme belle-maman et grande fifille s’accordent magistralement ! Des duettistes superbes ! L’oignon fait la force. Elles te me domptent ! Me surmontent ! Me montent ! Avec ces gentilles furies, il n’est que de se laisser porter par le sens de l’histoire. Le principal avantage d’être violé, c’est qu’on n’a pas à prendre d’initiative. Les agresseurs font tout le boulot. Céder est la meilleure des détentes. Je me détends.

Nous avons repris, ces dames et moi, des positions décentes lorsque le gros guignol revient de ses ablutions. Il sent la savonnette à trois cents et il a du talc sur ses oreilles sanguines.

— Voilà, voilà, voilà, fait-il en se laissant choir dans un fauteuil, je ne sais pas si vous êtes de mon avis, garçon, mais ça fait rudement du bien !

Je suis de son avis.


Le repas est plein d’entrain.

La séance apéritive semble avoir mis les petites Black de belle humeur. Julia elle-même paraît moins teigneuse qu’à son arrivée. Cependant, rien dans leur attitude avec moi ne laisse supposer qu’un instant plus tôt elles me firent subir les premiers et derniers outrages.

Les grognaces, c’est ça : un self-control monstre, toujours… De l’aplomb ! De l’innocence, sitôt la faute commise… À croire que leurs entourloupes sont sans conséquences, qu’elles s’anéantissent en cessant. Chez la femelle, la faute n’existe qu’au stade du flagrant délit. L’interrompre c’est s’en absoudre. Ah, comme je les envie d’avoir une morale qui se régénère continuellement. Une conscience toujours neuve.

Ce que ça doit être confortable !

On bavarde. Je me raconte. Je suis journaliste. Je me livre à une grande enquête sur la Floride, ce paradis américain. Ça les comble, ces vaillants citoyens Huesses. Je trouve des mots vibrants pour célébrer Miami Beach, ses palaces, leurs piscines, leur luxe époustouflant, leur clientèle de choix. Des gens de classe ! Hier soir, à notre hôtel, un gros zig habillé d’une chemise de soie peinte et d’énormes chevalières mangeait un poulet à la crème avec ses doigts, le visage à quatre centimètres de son assiette, ne s’interrompant que pour roter ! Un industriel de la région, m’a confié le loufiat espago qui devait exécuter des véroniques pour servir ce délicat gourmet sans dérouiller d’éclaboussures.

Mon admiration débridée gagne le cœur des Black. On peut dire que je leur aurai tout investi, à ces braves gens. Mine de rien, je glisse au chapitre des milliardaires. Mon regret, professionnellement parlant, est de ne pouvoir décrire à mes lecteurs les fastes de ce territoire secret où les plus grosses fortunes des U.S.A. se dorent au soleil. J’eusse aimé le faire.

— Mais, hélas, soupiré-je, cet Éden est mieux gardé que la réserve d’or du pays.

Black rit malin.

— Par moi ! déclare-t-il orgueilleusement, car les esclaves sont toujours fiers de leur esclavage. C’est la volupté du chien de garde !

Je feins (admirablement) la surprise.

— Comment cela, par vous ?

— Je suis surveillant à la « Résidence ». Vous n’avez donc pas remarqué mon uniforme, tout à l’heure ?

— Je vous ai pris pour un policier, Vieux, excusez.

Dites, ça doit être passionnant de frayer avec les grands de ce monde.

— On s’y habitue, assure le bonhomme modestement.

— Si vous trouvez qu’un larbin « fraye » avec ses maîtres ! ricane bassement la vipérine Julia.

Son daron en est meurtri.

— Hé, fillette ! Doucement ! Je ne me considère pas comme un larbin, proteste le brave cornard.

— En effet, continue la pécore, tu serais plutôt le molosse de garde. Un larbin, on lui parle, un chien, on le siffle !

Elle me désigne son vénéré père d’un index outrageant :

— C’t’un gros toutou, p’pa. Entre deux coups de pompe dans le cul on lui file une caresse et il tire la langue de contentement. Il bave de plaisir parce qu’un sale négrier bourré de fric l’appelle parfois par son prénom. Vous voulez que je vous dise ? J’ai honte ! Bon Dieu de bois, vivement les Soviets ! Les Chinois ! Les Cubains ! N’importe quoi ! Je voudrais voir flotter le drapeau rouge avec la faucille et le marteau sur cette chiasse de résidence !

Le pauvre fromage de Black prend le parti de rire.

— Écoutez-la ! il minaude. Ah, les jeunes d’aujourd’hui, ce qu’ils peuvent être amusants avec leurs idées avancées !

— Pas avancées, hé, chnock ! glapit la péronnelle Pas avancées : réalistes ! Il comprendra jamais que le moment du grand coup de balai est arrivé ! C’est pas un homme, c’est une livrée, et une livrée ne pense pas : elle obéit ! Le jour qu’on va vous déguiser en civils, vous aurez chaud aux fesses, toi et ta clique de faux flics ! J’ai pas raison, Tony ?

— Vous avez raison dans la mesure où le jour en question ne tardera pas trop, ma gosse. Sinon ça risque d’être foutu pour une génération.

— Quelle idée ?

— Ben, réfléchissez, Julia… Si les jeunes vieillissent avant d’avoir agi, ils auront ensuite des réactions terribles contre la nouvelle fournée de jeunes contestataires puisqu’ils connaîtront le truc. Le socialisme est surtout une question d’âge.

Mais comme cette converse nous fait dévier de mon objectif, je m’hâte de revenir au sujet qui m’intéresse.

Je fais tant et si bien que ce gros sac finit par me dire en débouchant une nouvelle bouteille de bière :

— Écoutez, Tony, vous êtes un chic garçon, français et tout, aussi je vais vous arranger une petite visite de la « Résidence », mais faudra pas que ça se sache.

Mon guignol décrit un triple saut périlleux dans ma cage à colombe.

— Vous êtes le copain rêvé, Vieux. Parole d’homme, jamais je n’irais balancer votre nom dans mon papier. Nous autres, journalistes, nous sommes encore plus discrets que les poulets quant à l’origine de nos tuyaux.

Je cligne de l’œil.

— En tout cas, vous n’obligerez pas un ingrat. Mon canard m’a voté épais comme ça de crédits pour cette enquête et si y a jamais eu de montre en or à votre poignet, j’en prévois une tellement lourdingue que vous n’aurez plus la force de mettre votre main devant la bouche quand vous bâillerez. Sans préjudice bien sûr d’une surprise pour ces mignonnes.

Pour le coup, j’obtiens un regain d’intérêt. Black passe de l’amabilité à la gentillesse éperdue.

— Voilà ce qu’on va faire, décide-t-il, demain après-midi, vous vous présentez à l’entrée du « Cygne Noir », au sud de la résidence. C’est là qu’est mon poste. Rappliquez à deux heures pile car à cet instant le chef est à table. J’agirai comme si vous étiez un invité muni d’un laissez-passer en règle et je vous escorterai. Je suppose que vous allez prendre des photos ?

— Ça se pourrait, confirmé-je.

Il fait la grimace.

— Faudra être très prudent, Tony. Car si on vous voit mitrailler les propriétés, je risque ma place.

— Ne craignez rien, j’ai un appareil spécial qui ne saurait éveiller l’attention. Il est monté sur ma voiture. Je l’actionne de l’intérieur.

— Formide ! Bon, ben ça me paraît être dans la poche.

À moi aussi !

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