S’il est difficile d’évaluer le temps, lorsqu’on est prisonnier d’un coffiot de bagnole, il est plus duraille encore d’apprécier les distances. Dans cette posture, une automobile ne vous paraît plus motrice. C’est une caisse qui trépide. Une malle à ressorts… Ça dansotte gentiment avec un bruit de pneus suçant l’asphalte.
Mollement bercé, je me préoccupe de pouvoir respirer plus confortablement. Quand on a pris l’habitude de l’oxygène, il est difficile de s’en passer. La sueur me ruisselle sur tout le corps et une brûlure étale emplit mes poumons.
En tâtonnant, je dégauchis la trousse à outils derrière la roue de secours. Ces grandes tutures possèdent un matériel de réparation digne du plus moderne atelier. Vous parlez d’un chouette établi, ma révérende ! Des pinces, des tournevis, des marteaux, des tenailles, des bougies (pour votre anniversaire), du chatterton, que sais-je encore ?
Je choisis au toucher le plus gros des tournevis et je l’engage dans la bande de caoutchouc mousse bordant l’ouverture du couvercle. Suffit de forcer un brin et de peser sur le manche pour obtenir un interstice par lequel je peux téter les douces mamelles de la nuit[29].
Ouf ! ça va mieux…
Quelques virages très secs (il n’a pas plu depuis six mois) me font bringuebaler comme une cargaison désarrimée. On opère une première halte, très brève. Un coup de klaxon impératif me donne à croire que nous nous trouvons devant un portail fermé. Fectivement, y a de la grincerie peu après et on reprend sa route à allure modérée.
Quelques tours de roues encore, et puis on stoppe. Les deux occupants de la pompe en descendent et s’éloignent.
— À toi de jouer, San-A. ! m’exhorté-je.
Je me mets à chercher le verrouillage de la malle. L’ayant trouvé, je manipule le taquet de conjugaison à prisme octogonal[30]. La serrure devrait aussitôt jouer et les ressorts de la charnière soulever le couvercle.
Eh ben, que nenni, mes bichettes à museau rose : le mécanisme ne fonctionne pas. Je m’arc-boute pour pousser du dos. Nothing ! Je pige alors qu’en forçant le bord du couvercle pour respirer, j’ai faussé le bazar de mes quenouilles auburn. Me v’là bel et bien enfermé dans ma malle, telle une gentille momie dans son sarcophage. Sale impression ! Fureur désespérée ! Soif de liberté ! J’ai besoin de mouvementer. Me faut de l’espace, beaucoup ! Je rêve de steppes. Le désert d’Arizona ? Je suis preneur ! Le Grand Nord ? Mettez-m’en six caisses ! Vive l’Océan Pacifique ! Je rebiche mon tournevis. L’engage dans cette name of god[31] de serrure. Je tire un grand coup (je suis coutumier du fait). Tous mes muscles bandés (toujours coutumier du fait). Rrran ! Ça craque. Une bouffée de grand air chargé d’odeurs suffocantes. La malle bée. Merci, San-Antonio ! Je saute de mon poule-manne[32]. Veux rabattre le couvercle. Vacherie ! Il ne peut plus fermaga. Les coffiots de bagnole, remarquez, c’est toujours comme ça : ils ne s’ouvrent pas, ou bien ils refusent de rester bouclés.
Il faut, cependant ! Ingénieux comme M. Dassault, lequel regardant circonvuler un fer à repasser chez sa blanchisseuse s’écria : « Tiens-tiens » car il venait de concevoir le Mirage I, je bloque la porte du coffre avec mon précieux tournevis. J’aime que mes personnages ne se perdent pas en cours d’action, fussent-ils tournevis.
Ces bricolages achevés, je mate autour de moi. Un aveugle saurait où il se trouve.
À l’odeur.
Ça chlingue la ménagerie, les gars.
On se croirait au petit matin dans la chambre à coucher des Bérurier. Leur période fauve !
D’ailleurs, n’a-t-il pas parlé de zoo, Farragus ? À ma gauche se succèdent des bâtiments bas, des grilles… À ma droite un vaste bassin puant l’eau croupie et la fiente de mammifères marins… Bravo Flipper !
Droit devant moi, une construction carrée, un peu plus haute que les autres et entièrement recouverte de carreaux de faïence. Cela ressemble à un gigantesque édicule public. Pas de fenêtres à salement parler[33], mais une longue verrière trop dépolie pour être au net court sous le toit et sur toute la longueur du bâtiment. De la lumière brille (fatalement) à l’intérieur de ce dernier. Je m’approche à pas de loup (ce qui dans un zoo est chose banale). Une porte à deux battants est là, qui se propose à ma curiosité.
Ma curiosité l’accepte.
Je risque un œil.
Le spectacle est trop effarant pour que je me contente d’un seul.
Le bâtiment est réservé aux serpents. Une grande allée centrale le traverse de bout en bout, qui part de la grande porte pour aboutir à une autre grande porte. De part et d’autre de cette travée, il y a des cages vitrées. Les reptiles ondoient sur des lits de sable, s’enroulent à des faux branchages en ciment, se lovent sous des touffes végétales… Mais que je vous raconte… En plein mitan du local, l’allée se divise en deux pour encercler une immense cage circulaire, faite de grillage à grosses mailles. Au milieu de cette loge ronde s’élève un arbre. Il est mort, mais c’est un vrai arbre, en bois !
Apparemment, la cage est vide. C’est ce que je me dis de prime abord. Une attention plus soutenue me rapatrie de mon erreur. Autour de l’arbre mort, l’est un méchant boa, les amis ! Un dodu, un mahousse, un verdâtre, à tête sournoise. Il est si parfaitement plaqué à l’arbre qu’il ressemble à un reliquat de végétation de ce dernier. En matant attentivement, on s’aperçoit qu’il bouge un peu des extrémités. Faiblement. Vu, enregistré, pas de questions à la noix ?
Parfait, je poursuis, histoire de continuer. Dos à moi, se tient Neptuno. Un Chinois lui tend quelque chose. Il s’agit d’un masque. Un masque de Chinois ! Y a de la logique dans leurs simagrées, non ? Le milliardaire se file le masque sur la pipe.
— Il n’y a pas de danger ? demande-t-il.
— Aucun, assure le Chinetoque.
— Alors, allons-y.
De quoi veulent-ils parler, hein ?
Dites-le-moi, ça me rendrait service…
Vous ne savez pas ? Alors attendons, nous allons sûrement l’apprendre.
Le Chinois sort. Malgré la température élevée, Farragus relève le col de son veston gris et recule dans une zone d’ombre due à un grand panneau chargé d’éduquer les visiteurs.
Quelques minutes…
Que va-t-il se passer ?
Bon, ben si vous l’avez deviné, c’est pas la peine de le dire aux autres, bande de truffes ! Quels casse-cabanes vous faites, mes salingues ! Toujours à essayer de me scier les pieds de la chaise !
À l’autre extrémité du vivarium, la deuxième porte s’ouvre pour livrer passage à deux Jaunes encadrant Ann Farragus.
L’épouse du roi de l’aéronautique cligne des yeux à la vive lumière des lieux. Elle regarde. Voit où elle se trouve et a un brutal mouvement de recul.
— Non ! Non ! s’écrie-t-elle[34].
Les deux jaunes-gens[35] la poussent, sans brutalité mais assez inexorablement.
Elle se cabre.
— Je vous en prie, je ne peux supporter les reptiles. C’est physique…
L’idiote ! C’est bien sur sa phobie qu’ils comptent, ces petits malins, vous pensez… Comme quoi les femmes les plus intelligentes deviennent puériles lorsqu’elles ont peur.
Comme elle refuse d’avancer, le plus grand des deux gonzes (ou des deux bonzes, c’est à voir) la ceinture par-derrière et la soulève de terre pour l’emporter. Son acolyte ouvre la cage du boa. Mme Farragus pousse alors des cris d’orvet[36]. Elle a beau regimber, la voici dans la cage. Ces messieurs referment la porte à clé.
La malheureuse secoue la grille éperdument en glapissant plus fort que tous les renards, les chacals, les éperviers et les grues du zoo réunis.
— Vous venez de le réveiller ! déclare alors l’un des deux puérils jaunes. Il a le sommeil si léger.
Fectivement, le boa remue nettement, comme un mec qui s’arrache difficilement des toiles et qui cherche du bout (j’ai pas dit Dubout) du pied ses pantoufles sur la descente de bed.
La terreur d’Ann se fait muette. La trouille portée à son paroxysme devient silencieuse. Tenez, voyez un contribuable par exemple, la façon qu’il hurle lorsqu’il reçoit sa feuille jaune, et comme il se tait, brusquement, quand il se trouve en face de son contrôleur. Lui cause d’une voix blanche. On dirait une converse de confessionnal. « Pardonnez-moi, mon père, parce que j’ai beaucoup gagné. » Il a des petits rires pleutres, des mimiques amadoueuses, le gosier qui dérape… La cage thoracique qui ratatine.
Le deuxième Chinois, celui qui jusqu’alors semblait vouloir faire jaune et abstinence[37] s’approche de la chère madame. Elle lui tend une main désespérée de l’autre côté du grillage. Il feint d’ignorer ce geste pathétique.
— Madame Farragus, dit-il, vous avait fait kidnapper Pearl, votre belle-fille, n’est-ce pas ?
Le ton est doucereux. Très bas. Cordial.
— Oh, non ! Non ! Non ! Je jure que non ! répond Ann plus faiblement encore.
— Pourtant c’est vous qui avez introduit cet homme auprès de votre mari ?
— Parce que j’étais intriguée.
— C’est vous qui avez insisté pour aller avec lui à la « Résidence » !
— Je voulais savoir. Je sentais que quelque chose venait de s’y passer… Quand cet homme, ce San-Antonio est venu me parler, je l’ai cru.
Il y a un silence éperdu.
Le Chinois a un jaune sais quoi[38] de terrific. Son impassibilité, je suppose ?
— Je crois que vous n’êtes pas encore disposée à dire la vérité, madame Farragus, déclare-t-il. Nous nous verrons plus tard…
Ils repartent, lui et son ami. Et ces diaboliques coupent la lumière en sortant.
L’effet est saisissant, mes frères. Vous imaginez un peu le topo. Cette malheureuse folle de terreur dans la cage du boa. EN PLEINE OBSCURITE ! Elle ne perçoit que le glissement feutré, cloaqueux, de l’énorme reptile qui se déroule lentement.
Elle lance un cri terrible. Un cri annonciateur de la folie imminente qui la gagne.
— Noooooooon ! Revenez !
Ils sont psychologues, les Chinois[39]. Savent reconnaître l’instant propice ; la seconde clé. Intervenir opportunément, tout est là !
Ils rallument et s’avancent.
— Parlez, madame, fait l’homme aux yeux bridés.
— Je jure que je ne suis pour rien dans l’enlèvement de Pearl ! hoquette Ann.
Le zig a un claquement de doigt pareil à une brisure de branche morte. Son pote ressort.
Quelle va être la suite des événements, dites ? Elle ne peut rien avouer, la pauvre dame, puisqu’elle ne sait rien ! Puisque c’est le gars bibi le coupable. Ah ! que ne disposé-je d’une mitraillette, ou autre babiole de ce genre, histoire d’intimider ce joli monde et de libérer Mme Farragus.
Le deuxième Jaune revient. Il n’est pas seul. Maud, ma jolie petite camarade, l’accompagne. Elle est vêtue, cette fois. Elle porte un bermuda et un chemisier jaune, des chaussettes blanches… C’est vachement excitinge, la chaussette, quand c’est bien porté. Je connais des pédoques qui assistent à des matchs de football uniquement à cause des chaussettes des joueurs.
L’infirmière s’avance jusqu’à la cage d’une allure décidée.
— Maud ! lamente faiblement Mme Farragus. Oh ! Maud…
Mais Maud manque de compassion. Elle a ce visage faussement impénétrable des judas qui tentent de camoufler leur trahison en esprit justicier.
— Vous feriez mieux de tout dire ! jette-t-elle insolemment à sa patronne.
Dans la cage, le boa se déroule comme l’action dans un ouvrage de M. Robbe-Grillet : très lentement. À vrai dire il n’a pas l’air de se passionner pour Ann Farragus. Simplement, elle l’importune. Alors il cherche une position plus adéquate lui permettant d’oublier cette présence importune dans son domaine.
Le seul fait que le reptile remue met le comble à la frayeur d’Ann.
— Sortez-moi de là, je n’en peux plus ! supplie-t-elle. Quelle horreur, je vais mourir ! Vite !
— La vérité au sujet de Pearl ! fait le Chinois, en élevant un peu le thon[40].
— Je ne l’ai pas fait kidnapper !
— Nous allons éteindre et vous laisser ici jusqu’au matin, madame Farragus. Si vous êtes toujours vivante à ce moment-là, peut-être direz-vous la vérité !
— Non ! Écoutez… Je jure que je ne suis pour rien dans son enlèvement. Par contre je peux vous avouer quelque chose…
Jusqu’ici, j’étais au supplice, mes bons asticots. J’avais honte de ne pas intervenir pour stopper le martyr de cette femme. Mon silence la torturait. Je pouvais, en me manifestant, la délivrer. Et tout à coup, changement : elle me paraît autre ! À travers sa peur, je lui découvre un nouveau visage. Et cette figure qui m’est révélée n’a rien de commun avec celle que je lui connais. Elle est dure, elle est noire.
— Que pouvez-vous nous avouer, madame Farragus ? Dites-le vite, sinon je siffle d’une certaine manière et votre compagnon de cage quittera son arbre pour s’enrouler à vous. À dire vrai, il n’est pas foncièrement méchant, seulement il ne connaît pas sa force. Un jour, pour voir, on l’a mis en présence d’un mouflon. Au bout d’une heure, le mouflon ressemblait à une carpette roulée, et au bout de dix il avait disparu, cornes comprises…
On dirait qu’il récite un poème en prose, notre jaune ami. Sa monocordie, chose curieuse, renforce l’horreur de ce qu’il dégoise.
Ann Farragus l’écoute sans perdre le boa des yeux. Elle se gave d’épouvante, comme Gavarnie se gave de Pau (diraient j’en suis convaincu, mes adorables confrères Francis Dac et Pierre Blanche)[41].
— Eh bien, dites, madame Farragus ! Dites !
Elle hoquette.
— Pearl n’est pas malade !
Le silence qui succède à cette déclaration est si profond qu’on entend glisser les reptiles dans leurs cages.
— Qu’est-ce que j’avais dit ! s’écrie brusquement Maud. Et l’on ne voulait pas me croire…
Le Jaune vient tout contre la grille.
— Madame Farragus, chuchote-t-il. Qu’entendez-vous par « Pearl n’est pas malade ! »
— Je me suis arrangée pour faire croire…
— À sa leucémie ?
— Oui. Je lui ai fait administrer certains produits qui provoquent les symptômes de cette maladie. C’est… C’est mon ex-mari qui m’a guidée, m’a aidée…
— Vous aviez combiné ça avec lui ?
— Il en a eu l’idée…
— Quand ?
— Lorsque Neptuno m’a eu retrouvée et m’a demandé de divorcer tout de suite. Je ne voulais pas. Mais Robert m’a expliqué qu’il ne fallait pas laisser passer une occasion pareille. Pour notre fils handicapé à vie. Nous n’étions pas riches. Mon ex-mari avait un modeste cabinet insuffisant pour assurer une vie confortable à notre enfant, plus tard…
— Si bien que vous vous êtes décidée à divorcer et à épouser M. Farragus ?
— Exactement.
— Ensuite de quoi, vous n’avez plus eu qu’une idée : vous débarrasser de sa fille ?
— Oui.
— Espérant amener ensuite votre actuel époux à tester en faveur de votre fils ?
— Oui.
Là, il y a comme un temps mort. Plus mort que vif pour Ann Farragus qui voit le boa se désenrubanner de son arbre. Le Chinois contourne la cage pour s’approcher de Neptuno, toujours tapi dans l’ombre. J’oserais, j’ajouterais : immobile comme une statue, tant l’image est fidèle à la réalité. Mais je m’abstiens car, en général, une statue ne parle pas. Or, Neptuno Farragus chuchote. Le Jaune acquiesce, revient à la cage.
— Madame Farragus, comment vous y êtes-vous prise pour faire admettre que Pearl était leucémique ?
— Au début, je lui ai administré une drogue qui l’a rendue malade. J’étais seule avec elle à la « Résidence ». J’ai appelé un médecin. Ce médecin était Robert qu’elle ne connaissait pas. Il lui a fait subir un traitement grâce auquel elle a bientôt présenté tous les symptômes de la leucémie. Les spécialistes eux-mêmes s’y trompèrent car chaque fois, les analyses étaient communiquées par les laboratoires directement à Robert, lequel les falsifiait avant de les répercuter ici.
— Vous la faisiez en somme périr à petit feu sous couvert de sa fausse maladie ?
— Je… J’ai perdu la tête. Je n’aimais pas Neptuno… J’étais jalouse de cette fille riche et désœuvrée… Vous ne pouvez savoir le calvaire que représente pour une mère le fait d’avoir un enfant paralysé à vie… Cela tournait à l’obsession, au cauchemar…
Ses nerfs achèvent de craquer. Elle se met à hurler de façon continue, en pleine hystérie.
À ce moment-là, Neptuno quitte son poste d’observation et marche à la cage. D’un geste de robot pensant, il arrache son masque. Ann l’aperçoit. De saisissement, se tait. Les deux époux s’affrontent. Je ne vois pas la gueule du milliardaire pour l’élémentaire raison qu’il me tourne le dos, mais je vois celle de sa femme. Une autre épouvante succède à la première. Elle se transforme de plus en plus irrémédiablement. Elle vieillit. Elle est vieille. Ravagée. Finie. Disloquée…
— Ann, murmure Neptuno.
C’est la plainte d’un amour assassiné. Tout ce qui subsistait de tendre dans cet homme vient de s’évaporer.
Il se ressaisit, à peine son gémissement exhalé.
Elle murmure, hagarde :
— Neptuno !
On se croirait à la fin d’un film genre « Eternel Retour ». Ann-Neptuno ! Neptuno-Ann ! The end of a love story. Musique douce… Contre-plongée sur le ciel où se bousculent des nuages malmenés par la tempête.
— La petite Maud avait des doutes, dit-il. Un jour, elle m’a pris à part et me les a révélés. Je n’ai pas voulu la croire. J’ai failli la gifler. Je me méfiais car cette gosse est amoureuse de moi. Je me disais : les filles amoureuses sont fanatisées, donc capables de tout. Je ne me doutais pas à quel point ! Elle est revenue à la charge. Je me suis mis à étudier votre comportement. Certaines de vos démarches m’ont troublé. Vous preniez un peu trop à cœur la maladie de ma fille. Vous étiez toujours présente lorsqu’il s’agissait de lui faire subir des tests. C’était vous qui preniez les grandes décisions, concernant sa maladie et la façon de lutter contre elle. Maud aidant, j’ai fini par être gagné par le doute, Ann.
« Alors nous avons échafaudé toute une mise en scène, avec certains bons amis ici présents que disons je… heu… patronne. Ils devaient emmener Pearl dans un hôpital spécialisé, à Houston. Mais vous ne deviez rien savoir. On a préparé tout un système de montages sonores avec la voix de ma fille, captée à son insu au cours de ses communications téléphoniques avec vous. Celles-ci étaient tellement rituelles et immuables que la chose fut facile. Notre technicien du son composa toute une programmation des différentes répliques susceptibles de convenir à vos différentes questions. Bref, tout était près, lorsqu’on a enlevé Pearl. J’ai tout de suite su que vous étiez à l’origine de ce rapt. Alors j’ai eu peur. Je me suis dit : « Surtout éviter l’intervention de la police. Ensuite, ne rien brusquer. » J’ai usé du montage que nous avions programmé pour vous dérouter.
« Lorsque vous êtes venue — avec quelle impudence ! — dans mon bureau en compagnie de ce type, j’ai utilisé le système de renvoi, sachant bien que vous n’auriez rien de plus pressé, dès lors, que de vous précipiter à la « Résidence » afin de vérifier si Pearl s’y trouvait. Je vous ai adjoint Beulmann, lequel était prévenu de ce qu’il avait à faire. Par exemple surveiller votre comportement, intervenir au cas où vous auriez appelé vos complices en quittant mon bureau. À la « Résidence », tout était prêt pour vous recevoir. Dans l’hypothèse où nous nous serions trompés à votre endroit — l’amour vous cheville la crédulité au cœur, ma chère — nous vous aurions fait croire à un attentat dirigé contre ma puissance.
Il s’essuie le front avec un mouchoir de soie.
— Vous êtes une foutue garce, Ann. Et une criminelle. Je veux savoir ce que vous avez fait de ma fille, et vous allez me le dire. N’oubliez pas que vous avez affaire à Neptuno Farragus. Et sachez que Neptuno Farragus ne recule devant rien pour parvenir au but. Devant rien, Ann ! Devant rien !
Il hurle si fort que les vitres des cages en vibrent.
— Vous m’entendez ?
— J’ignore tout de cet enlèvement. Je vous le jure, Neptuno !
— Gardez vos serments, ma chère.
Il adresse un signe au jaune et va se placer de l’autre côté de la cage, près de Maud qui, triomphante, s’accroche doucement à son bras.
Le supposé-Chinois (un milliard d’habitants, j’ai quand même une chance de ne pas me gourer, non ?) glisse ses deux médius dans sa bouche et émet un long trémolement bizarre.
Mister Boa est un animal dressé. L’obéit p’t’être ni au doigt ni à l’œil, mais pour ce qui est du sifflet, il répond présent, comme les enfants qui t’aiment à l’appel suprême du Maréchal Pétrin.
V’là donc la bébête qui descend, qui descend…
Qui rampe vers Mme Farragus d’un pas de sénateur (si vous voulez bien me permettre cette hardie métaphore). La malheureuse, mais néanmoins pure salope, veut fuir. Le boa se marre. Tout le monde retient son souffle. La dame prisonnière pousse des cris que je n’ai encore jamais ouïs nulle part et qui me reviendront plus tard dans des cauchemars. Le boa hésite. Il se soulève. Dodeline.
La façon qu’il fond sur Ann est inqualifiable, aussi vous pensez bien que pour le prix que vous payez ce bouquin je vais pas me casser le dargif à vous la qualifier. Déjà, j’en donne trop, au point que mes collègues m’envoient des babilles recommandées comme quoi je gâche le métier et carbonise la profession !
Bref, le boa s’enroule comme une lanière de fouet autour de ma sœur Ann qui n’a rien vu venir.
Oh ! ce cache-nez, ma doué ! De la gorge aux chevilles !
— Parlez, Ann ! s’écrie Neptuno.
Cause à mon c…, oui ! Elle ne peut pas en casser une, Mme Farragus. Ceci pour deux raisons que je vous cite dans l’ordre croissant d’importance : primo elle ne sait rien, et deuxio elle est morte. Le coup du casse-noix ! Tout a craqué en même temps. Brrraouac ! Il fait pas de détail, l’ami cinq z’anneaux.
Il connaît le boa-ba du métier. Ce magistral coup de queue, papa ! Un boa constricteur, ça ? Laissez-moi pouffer ! Ça y est, je pouffe ! Destructeur, oui !
Ce qui s’opère alors dans cette cage illuminée défie l’entendement, la vue, la morale et le système nerveux. J’en ai les cannes qui tremblent. Mon cœur fait des bulles d’air. Il me vient un point dans le dos.
Un point ?
Non, c’est seulement le canon d’un revolver.
— Lève tes pattes, espèce de cloche ! m’ordonne une voix plus caverneuse que le gouffre de Padirac.
Zob-t’en perds.
Un léger coup de regard par-dessus mon épaule me permet de reconnaître le gros, le grand, l’ignoble Beulmann. Allons bon ! me direz-vous ?
Je me le dis de même.
Très simplement.