Il y a quèque chose, chez Pearl, que j’arrive pas à m’expliquer, pour tout vous dire. Comme si cette frangine avait un petit coin de son ciboulot branché sur l’alternatif.
Je sais bien que le fait que nous nous exprimions tous dans une langue qui lui est étrangère l’isole fatalement ; pourtant, je sens chez cette fille un obscur égarement. Un peu comme si elle était chlass ou camée. Pourtant nous venons de passer une tripotée d’heures ensemble et elle n’a pu se charger dans l’intervalle, vu qu’à part son coquinet maillot de bain deux-pièces, elle ne possède rien d’autre.
Le soir se ramasse au-dessus de Bimini lorsqu’on quitte les grands magasins du Russe noir Boris. Ceux-ci mesurent quatre mètres de long sur trois de large. Ils sentent la boîte de sardines, le bidon d’essence, le coutil frais et la morue salée. On a pu dégauchir un blue-jean trop large pour la môme, un maillot rayé et des sandales de toile. L’ensemble lui donne un côté tropézienne assez amusant. On déambule dans l’unique rue du village. Un bureau de poste au fronton duquel pendouille le drapeau britiche, des maisons basses en queue leu leu, avec des gens de couleur qui prennent le frais sur leur seuil…
Les jardins des maisonnettes sont luxuriants et débordent dans la rue tortueuse. À partir d’un certain moment cette voie s’élargit, devient une espèce d’avenue bordée de cocotiers, au sol jonché de noix de coco éclatées dans leur cangue verte. Sur la gauche, il y a le petit port, avec quelques barlus dorlotés par la houle. Puis c’est le bureau des douanes avec des douaniers noirpiots à mines renfrognées. Une esplanade où les deux ou trois bagnoles de l’île carrossées de la même poussière blanche perdent gentiment l’huile de leurs carters.
Quelques personnages palabrent autour d’un kiosque à boissons. De ces traîne-lattes comme on en rencontre dans tous les ports du monde, mi-marins mi-aventuriers, qui abordèrent ici pour la journée, y restèrent vingt ans et qui en repartiront aussi brusquement un beau matin, à l’orée de la vieillesse… Des gars à casquettes éculées, aux épaules voûtées par un mystérieux accablement. Des types plus ou moins blancs, plus ou moins noirs, des rouquins grisonnants, des édentés qui se retiennent de sourire depuis l’effeuillage de leurs gencives et qui ont à présent des bouches de lézard grincheux. Ils parlent mornement dans un anglais qui n’est pas du bon anglais.
On les dépasse. Je tiens Pearl par le cou, gentiment. Ceux de par ici doivent nous prendre pour un couple d’amoureux en balade, encore que Bimini ne soit pas un lieu de villégiature. Ici, le tourisme clopine. Bimini, c’est à peine une escale. Tout juste un but de balade pour les gens de Floride qui veulent se dépayser l’espace d’une journée. Y a un service d’hydravion depuis Miami. Une heure de vol à peine.
Un seul hôtel. Le « Beach ». Crépi dans les tons ocre, il doit son nom à la piscine autour de laquelle il aligne ses bungalows moroses.
On se dirige vers cette dernière. L’établissement a un petit air d’abandon, de décrépitude imminente. Des algues inquiétantes ondulent dans l’eau trouble à la surface de laquelle flottent d’énormes insectes morts tandis que d’autres, bien vivants, se jettent à notre rencontre.
Un vieux type au ventre énorme, plus velu qu’un gorille, boit de l’alcool, enfoui dans un fauteuil d’osier démantelé. Excepté lui, personne !
On entend le brouhaha indécis d’une émission de télévision. Je drive Pearl vers la porte grande ouverte d’une salle de restaurant immense et vide. Ça ressemble à l’un de ces locaux de la banlieue parisienne où se succèdent des noces ternes et sans véritable joie. Sur le côté, il y a un long comptoir désespérant, avec des glaces piquées, des flacons vides, des fanions improbables. Le téléviseur marche dans la pénombre pour les tables désertes. Il diffuse un programme américain, en couleurs brutales.
On se perche sur des tabourets couverts d’une moleskine poisseuse. La barre de bois qui longe le rade est gluante également. Mais ça doit provenir de l’humidité.
— Hello ! appelé-je.
Ma voix vibre comme un craquement de prie-Dieu dans une cathédrale.
Je perçois un soupir, un froissement, et puis un jeune Noir qui pionçait derrière le comptoir se lève mornement. Il a l’air mauvais, ses yeux exorbités nous éclaboussent d’un indicible mépris.
— Deux whiskies ! commandé-je.
— Pas pour moi, fait Pearl, je n’aime pas l’alcool.
Elle se farcit un Coca tiède. Le serveur nous sert et va se blottir sur une chaise dans le coin le plus éloigné du bar.
— Pas très joyeux, tout ça, hein ? fais-je à la fille Farragus.
Elle hausse les épaules.
— Non, mais c’est intéressant.
Le moment est peut-être venu de bavarder sérieusement avec elle, non ? Elle doit pouvoir me rencarder utilement au sujet de son vieux. Faut que je réunisse le plus de tuyaux possible sur le roi de l’aéronautique. Je dois tout connaître de la vie privée de ce zig pour savoir par quel bout l’attraper sans me brûler les doigts.
— Vous vivez continuellement à la « Résidence » de Miami Beach ?
— Oui.
— Et vos études, alors ?
Elle a un geste insouciant. Faut en conclure quoi ? Qu’elle les a stoppées à la fleur de l’âge ou qu’elle n’en a jamais même entrepris ?
— Votre père habite la « Résidence » également.
— Il vient pour les week-ends.
— Et votre mère ?
— Elle est morte quand j’étais toute petite. Elle s’est noyée dans la piscine.
— Votre père est remarié, je crois savoir ?
— En effet.
— Ça marche, vous et votre belle-mère ?
— On se voit si peu…
— Bien entendu, c’est une ravissante jeune femme comme toutes les secondes épouses ?
Pearl laisse flotter un long sourire mélancolique.
— Juste le contraire : elle est plus âgée que Daddy.
— Sans blague ?
— Un amour de jeunesse. Elle lui enseignait le violon quand il était gosse. C’était une belle jeune fille qui a ensorcelé son enfance. Après la mort de ma mère il s’est mis à sa recherche. Il l’a retrouvée. Elle était mariée à un médecin et mère d’un garçon atteint par la polio. Il l’a fait divorcer pour pouvoir l’épouser.
— Dites, c’est un grand sentimental, on dirait ?
Elle hoche la tête.
— Pas exactement. C’est un homme qui sait ce qu’il veut et qui finit toujours par l’obtenir.
— Où demeure-t-il, en semaine ?
— Tout à côté de ses foutues usines, à Tampa.
— Et vous ?
— Moi, quoi ?
— Avec qui vivez-vous ?
— Des larbins, des gardes du corps et une infirmière.
Pour le coup je fais tilt. Une infirmière ! Un léger frisson m’escalade l’échine, comme un cortège de mille-pattes.
— Pourquoi une infirmière, vous êtes malade ?
— Pas mal, merci.
Mon guignolet exécute un mouvement pendulaire assez désagréable. Y a des moments où la vie se fout en arythmie. On a comme un vertige, une sensation de froid intense.
Je cramponne mon scotch et je demande en contemplant le mouvement giratoire du gros cube de glace dans le verre.
— De quoi souffrez-vous ?
— Je ne souffre pas ; la leucémie ne fait pas mal.
Je siffle mon glass d’un seul coup de gosier avant de lâcher, d’une voix qui ressemble à de la marmelade de poire coulant sur une plaque de tôle :
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire, Pearl ?
— La mienne, répond la jeune fille.
Tout s’explique… Son air lointain, vaguement égaré. Son regard incertain. Ce quelque chose d’indéfinissable donnant l’impression que le présent ne la concerne pas vraiment… Elle est là sans y être complètement. Maintenant je note sa pâleur, sous un bronzage inégal provenant de quelque lampe U.V. Des cernes sous les yeux… Son nez pincé.
— Dites, mon chou, ce n’est pas possible ! Vous êtes en pleine forme, bredouillé-je.
Mes idées se bousculent. Tout panique en moi, soudain. J’ai envie d’aller me vomir dans les premiers gogues venus.
— En pleine forme parce qu’on m’a fait une transfusion avant-hier, dit-elle ! Ça donne un petit coup de fouet pour quelques jours. Après on recommence…
— Vous suivez un… un traitement ?
— Naturellement. Piqûres deux fois par jour, en alternant les médications. J’en suis à la chimiothérapie, comme ils disent.
Maintenant je me rappelle avoir tiqué sur mille petits points noirs qui lui postillent le haut des cuisses. Je m’étais vaguement dit qu’il s’agissait de piqûres et déjà j’en concluais qu’elle se camait. Drôle de camouze ! Je suis anéanti, mes petites rates. Jamais ne me suis trouvé embarqué dans une semblable situation ! C’est cornélien, c’est mauriacien, c’est san-antonien, c’est la chiasse en branche ! Le bout de l’ennui ! Les catacombes de la conscience ! J’en grelotte du cerveau ! Vous vous rendez compte vraiment du bigntz ? On a kidnappé une quasi-agonisante ! Une frangine dont la précaire survie exige un traitement biquotidien. Si on n’agit pas presto, elle risque de nous clamser sous le nez, la pauvrette ! Meurtrier, San-Antonio ! Misérable ! Je mérite la chaise électrique. Et encore, c’est une fin trop confortable ! Faudrait me disséquer vivant ! M’enrouler l’intestinade autour du cou. Me pendre avec ! Que faire ! Ramener Pearl là où je l’ai prise ?
Ah, je comprends pourquoi elle accepte l’aventure avec philosophie. Qu’est-ce qu’elle risque, cette gosseline promise à une fin proche ? Dans le fond, ça la distrait. Peut-être sa maladie est-elle à l’origine du silence observé par Neptuno Farragus ? À cause de l’état de santé de sa fille, le papa tient à ce que l’affaire soit réglée rapidos.
— On dirait que cette nouvelle vous impressionne ? observe-t-elle en contemplant les bulles de son Coca.
— Ben… hein ?
— Un kidnappeur sensible ? plaisante Pearl. C’est assez inattendu. Généralement vos collègues ont une réputation fâcheuse. Ce sont des monstres au cœur d’acier qui trucident les petits enfants ou les héritières avant même d’avoir palpé la rançon. À propos, la mienne est fixée à combien ?
Je virgule un talbin au loufiat avachi sur sa chaise et j’entraîne la môme vers la masure du père Léveillé.
Pinaud est en train de jouer à la belote avec le saint homme, et le Gros de s’empiffrer le peu ragoûtant ragoût de la mère Doudine lorsqu’on fait retour. Il est écœurant à voir clapper. Alexandre-Benoît. Ça lui dégouline de la frime. Absorber la nourriture ne lui suffit plus : faut qu’il s’en oigne.
— Tu sais à quoi je pense, brusquement ? fais-je en le fustigeant d’un œil d’exorciste.
— À ton air, ce serait à une connerie que ça ne m’étonnera pas ! clapote l’immonde.
— Bérurier, c’est l’anagramme de Beurrier.
— J’savais que ce serait été une connerie, malgré que j’ignorasse ce qu’est un âne à gramme, soupire le philosophe en mastiquant de plus belle. À force de faire la fine bouche, mon pote, bientôt tu pourras plus bouffer qu’avec une paille.
Je redemande Paname-les-Bains à une standardiste britannique enrhumée dont la voix ne tient qu’à un fil.
— T’es revenu de ton erreur ? exulte le Cachalot. Tu vas lui rendre tes billes, au Scalpé ?
— Exactement !
— Banco, Mec ! V’là qu’est énergique. À force qu’on se laisse remonter la pendule par cette vieille frappe, on devient des robots penchants. Faut lui insurger la tyrannie, d’temps à autre, manière qu’on établisse nos droits indescriptibles à la liberté. On a beau prétendre, mais le flic est un citoillien comme un autre.
Pinaud, accaparé par le jeu, ne participe point aux débats.
— Pardonnez-moi, mon père, dit-il à son adversaire avec cérémonie, onction et componction, je suis absolument navré, mais les nécessités du jeu m’obligent à vous annoncer un cent cinquante de neuf dont je souhaite respectueusement qu’il ne contribuera pas à vous mettre capot.
Et il se signe.
Drelingggg ! fait la sonnerie (d’origine anglaise).
Re-le Vieux !
— Quelque chose qui ne va pas ? demande-t-il en reconnaissant mon timbre charmeur.
— En effet, patron : la cliente !
— C’est-à-dire ?
— Je viens d’apprendre qu’elle est leucémique.
Il me concède un bref silence qui n’est pas de compassion mais de surprise.
— Pauvre petite, murmure-t-il brièvement, pour la bonne règle, et alors ?
Toutes les réserves des valeureux établissements Amora me montent brusquement aux naseaux.
— Comment, et alors ! m’exclamé-je, vous rendez-vous compte, monsieur le directeur, que cette fille subit des transfusions à tout moment et qu’elle vit ordinairement sous le contrôle d’une infirmière ? On lui administre des médicaments rarissimes deux fois par jour. On…
Il me coupe, ce vieux rabbinoche. Le roi du sécateur !
— Raison de plus pour agir vite, mon cher ami.
Voilà, c’est tout ! Point à la ligne !
Comme ma stupeur méprisante pointillé jusqu’à son cher vieux tympan fané, il ajoute :
— Car on ne peut la laisser longtemps sans soins, c’est une élémentaire question d’humanité, n’est-ce pas ? Voilà pourquoi vous ne devez pas perdre une seconde, San-Antonio. Excusez-moi, le ministre me sonne sur une autre ligne.
Il raccroche.
— Vieille salope ! ne puis-je m’empêcher d’invectiver.
Un silence à haute tension m’environne. Les trois hommes me matent lourdement. Béru ne mâche plus. Il déragoûte lentement. Pinaud a le râtelier qui passe outre. Quant au père Léveillé, il en oublie de glisser dans le talon de brèmes le sept de pique qu’il vient d’échanger en loucedé contre un as de carreau. Seule, la principale intéressée reste indifférente. Pearl feuillette une revue de pêche datant de 1694.
— Ai-je bien entendu ? balbutie Pinaud par-delà et à travers ses huit incisives, cette jeune fille serait…
« Quelle horreur ! Il faut immédiatement la restituer…
Le mot « restituer » fait légèrement sourciller notre hôte ; pourtant il s’abstient de tout commentaire.
— Le Vieux ne l’entend pas de cette oreille, annoncé-je. On garderait enfermée une femme enceinte dans un baril rempli de fourmis, ça ne l’affecterait pas outre mesure. Pour lui, seul le résultat importe. Père, ai-je la possibilité de rallier le continent américain immédiatement ?
— Je ne vois guère comment, assure Léveillé avec une mimique désolée.
— À n’importe quel prix ? insisté-je.
— À n’importe quel prix, cela doit pouvoir s’arranger, assure le cher homme. À n’importe quel prix, cela s’arrange toujours.