CHAPITRE V

Le moteur du barlu pétarade au ralenti. Le père Léveillé rabat alors la bâche qui nous dissimule et déclare.

— Terminus !

Allongé contre la môme Farragus, je me laisse aller à de savoureuses béatitudes. Chose surprenante, je n’ai pas l’impression d’avoir kidnappé cette jouvencelle. Elle coopère si aimablement à son rapt, elle est si docile, si discrète qu’il me semble avoir plutôt affaire à une complice qu’à ma « victime ».

Le vieux Canadien nous désigne le rivage proche.

— Il faut que j’aille m’amarrer au port, de l’autre côté de l’île, car cette plage n’est pas abordable. J’habite la petite maison blanche, droit devant vous, derrière le boqueteau de bananiers. Installez-vous en m’attendant.

Il nous aide à enjamber son bord et repart en vaporisant une âcre fumée huileuse.

La plage de Bimini est belle et angoissante. Belle parce que composée d’un sable fin et doré qui scintille à perte de vue, loin dans la mer verte ; angoissante parce qu’elle est rigoureusement vide. D’énormes coquillages la constellent. De ces testacés tarabiscotés qui semblent sortis d’une toile de Dali et qu’on vous vend une fortune quai de la Mégisserie.

— Je vas en rapporter une à ma bergère, déclare le Gros en emparant une coquille grosse comme sa tronche. J’y ferai écouter le bruit de la mer, à la place de son transiteur dont les conseils de la mère Soleil finissent par m’émietter les valseuses.

Lui-même file la carapace à volutes de nacre contre son tiroir à sornettes. Illico il pousse un hurlement. La coquille hébergeait un bernard-l’ermite de forte taille qui, se trouvant soudain en présence d’un nouveau coquillage, a décidé d’y porter ses pénates.

Le bruit de la mer excepté (et accepté) le silence de la petite île est entier, féroce. Le dernier rivage, mes frères ! Une alignée de cocotiers immobiles parcourt Bimini de bout en bout. Ce côté-ci du littoral paraît abandonné. La cahute du père Léveillé est la seule trace humaine qu’on trouve dans ce coin perdu. Nous nous y rendons en pataugeant dans l’eau couleur d’émeraude.

Il a fait ce qu’il a pu pour la rebecqueter, la masure, le bien cher Père. Pourtant elle ne parvient pas à rivaliser avec les établissements Sofitel. Il a réparé les murs de brique écroulés avec des planches déjà pourries, et le toit au moyen de tôles rouillées. La porte ne tient à la verticale que par son loquet, car elle est sortie de ses gonds depuis longtemps. Il ne reste plus qu’une vitre à une fenêtre. Les autres carreaux ont été remplacés par des rectangles de mica opaques qui maintiennent l’intérieur de la demeure dans une lumière trouble.

Deux pièces, assez vastes : une salle de séjour et un dortoir.

Ce dernier comporte une dizaine de lits de camp séparés l’un des autres par de la toile de sac coulissant sur un fil de fer. Des clous fixés dans les murs pour servir de portemanteaux composent le reste de l’ameublement.

La salle de séjour est beaucoup mieux équipée puisqu’elle dispose d’un vieux fourneau, d’une table flanquée de deux grands bancs, d’un placard sans portes, d’un crucifix d’un mètre de long sur un mètre cinquante d’envergure et, tenez-vous bien (et ne vous laissez pas tomber, ce serait dommage car vous êtes déjà suffisamment abîmé comme ça), d’un appareil téléphonique. À tout hasard je décroche. La tonalité me confirme que le turlu est en état de marche, ce qui ne laisse pas de me combler d’allégresse.

Lorsque nous déboulons dans la demeure de les clés s’y astiquent[2] une vieille dame noire qui ressemble à ce que nos salauds de pères appelaient une négresse est en train de confectionner un frichti bizarre tout en fumant la pipe. Cette digne personne porte une longue robe imprimée, dans les teintes lit devin, avec, pour l’agrémenter, un petit transistor en guise de médaillon. L’appareil est fiché entre ses mamelles traînantes, ce qui feutre considérablement la diffusion. Pourtant, un spiqueur[3] à la voix bien timbrée (mais sans surtaxe) parvient à nous communiquer les prévisions météorologiques qui ne me font, si vous acceptez de me passer l’expression (en même temps que la salière, merci) ni chaud, ni froid.

— Chère maâme, gazouille Béru en fonçant sur le brouet de la vieille harde, que préparez-vous nous là ? Ça sent un tantinet la merde, mais c’est appétissant nez en moins !

La fumeuse de pipe lui décoche un sourire niais purement gingival car il y a plusieurs centuries qu’elle a largué son dernier chicot dans le gras de la cuisse d’une banane.

— Oh, je vois, c’te petite mère cause que bougnoule, note l’infâme. Ça n’a au trou ducune importance, vu que je m’esprime aussi volontiers que couramment dans c’te langue. Y en a quoi donc miam-miam, ça ? traduit-il aussitôt.

Et de désigner le plat où des morceaux de je ne sais quoi baignent dans du machin que j’ignore.

— Stew ! déclare la vieille personne.

— Mande pardon ?

— Du ragoût, traduis-je.

L’Enflure trempe son doigt dans le plat et se pourlèche la phalangette.

— Pas ragoûtant, le ragoût, déclare-t-il. La dégustation confirme la reniflance. Pour en être ç’en est, mais elle est pas seule ; et je m’intrigue à savoir ce dont qui l’accompagne.

On se laisse aller sur les bancs. Ils vermoulent et geignent sous le dargif béruréen. Je bigle ma montre (étanche). Elle annonce six heures. Je tends l’oreille pour capter l’émission accrochée au cou de la cuisimerde du père Léveillé. Le journalparleur ne dit pas une broquette de l’affaire. Alors là, mes gueux, on vadrouille en plein cibroque. Je doute de tout. De moi, de vous (ce qui est la prudence même) de mes sens, de l’identité de Pearl Farragus. Un tourment affreux me turlupafe. Et s’il y avait eu gourement, dites, mes jolies chaglates ? Supposons que je me soye trompé de fille ? Imaginons que j’aie kidnappé la femme de chambre ? La demoiselle de compagnie ? La petite amie du maître d’hôtel venue se prélasser à la « Résidence » en l’absence des patrons ? Je frémis à cette perspective. Certes j’ai longuement examiné des photographies de miss Farragus, mais rien ne ressemble plus à la photo d’une fille blonde de vingt ans aux yeux bleus, qu’une fille blonde de vingt ans aux yeux bleus.

— Pearl ! lâché-je brusquement.

La môme se retourne.

Ouf ! C’est bon signe.

— Car vous êtes Pearl Farragus, n’est-ce pas ?

Elle me décerne son adorable sourire.

— Naturellement, j’espère que vous n’en doutez pas ?

Et votre cher San-Antonio, sur un ton très nouilles-aux-œufs-frais, de murmurer :

— Vous savez que… heu… je viens de vous kidnapper ?

Un peu moudu, le gars, non ? Le côté croûte au fromage. Ça me rappelle un de mes potes qui s’était embroqué une grosse tourte à la suite d’un bal de quartier. Elle l’avait suivi docilement à l’hôtel et s’était décarpillée sans objecter. Mon copain s’escrimait sur ce trésor sans parvenir à seulement mobiliser l’attention de la fille. Au bout d’une plombe qu’il lui démantelait la moulasse, excédé, fou de rage, il lui a demandé d’une voix glaciale : « À propos, mon chou, tu sais que je te b… ? » Pour le fils unique de Félicie, c’est presque du kif au même ! « Vous savez que je viens de vous kidnapper ? »

Pearl hoche la tête.

— Je m’en suis aperçue, my dear.

« Sy » dear en frôle la syncope plombée.

— Quel effet cela vous fait-il ?

La ravissante souris me file une œillade provocante :

— Je trouve ça passionnant.

— Vous n’avez pas peur ?

— Pourquoi aurais-je peur ?

Je vous le demande ! L’arrivée du père Léveillé m’évite de prolonger mon éberluement. Il se frotte les paluches.

— Ah bon, vous avez fait la connaissance de Doudine, ma gouvernante.

Il file une claque sur le gros dargeot de canard de la coloured-madame.

— Vous verrez, c’est une brave fille. Et comme cordon bleu, elle bat tous les records.

Il ne précise pas lesquels.

— Vous avez le téléphone ! noté-je en montrant l’appareil.

— Grâce à Walton, c’est lui qui a voulu et s’est chargé des formalités. Il tient à pouvoir me joindre à tout moment.

— Vous me permettez de l’utiliser ?

— Il est à votre disposition, mon ami.

— C’est que je voudrais appeler Paris.

— Faites, faites, les notes sont prélevées directement sur le compte de Walton, vous vous arrangerez avec lui.

Vous parlez si je me grouille de carillonner le Vieux. J’en ai épais à lui raconter, au Tondu. Du neuf, du croustillant, de l’incroyable.

— Il y a des magasins dans l’île ?

— Oui, mais tout dépend de ce que vous voulez acheter. Si vous désirez une Jaguar ou une cape de vison blanc, ça m’étonnerait que vous les trouviez à Bimini. Par contre, pour du pétrole, des sandales de corde et du lard fumé, allez à l’épicerie du vieux Boris. C’est un Russe noir très sympa. Il est né dans l’île d’un Russe blanc et d’une négresse.

— Nous aimerions seulement trouver des vêtements pour cette jeune fille, dis-je. Il fait bon, ici, mais elle ne peut cependant pas passer sa vie en maillot de bain.

Là-dessus le bignou fait tilt. Paris, déjà ! La blague du téléphone est de plus en plus valable : Paris, on l’obtient toujours rapidos lorsqu’on le demande d’un autre continent. Y a que de Paris qu’il est inaccessible. On vit dans un monde qui s’encombre de toutes parts. Devient compact. Se solidifie. Les routes, les champs, l’espace aérien se saturent de chignoles, de moches buildinges et de zavions. Les cerveaux aussi sont encombrés ! D’idées mal reçues, calibrées, fignolées.

Autrefois, l’éducation des masses se faisait à travers le catalogue de la Manufacture Française d’Armes et Cycles de Saint-Étienne, on pouvait rêver. Depuis, est arrivée la bande (de con) dessinée, la téloche en chaînes, la publicité. On gave le caberlot du bon monde. On tasse pour que ça rentre tout bien. On est devenu des clébards savants auxquels on fait porter leur laisse. On enchevêtre de la coiffe. On débloque délibérément. On se préoccupe plus. On laisse quimper. On non-sense en couronne. Pourquoi c’est pas monseigneur Makarios qui fait de la pope-musique ? Pourquoi existe-t-il des fouets à champagne destinés à chasser les bulles qu’on a eu tant de mal à foutre dedans ?

Je vous emmaverdave avec mes questions abruptes ? Vous tracasse ? Tant mieux. C’est pas fini. Dans mes polards je suis inexpugnable. C’est mon tas de fumier où je juche pour cocoricoter à vous en fendiller les tympans. Faut pas craindre. Je passe du coq à vous. N’importe la logique ou la chronologique. Je suis votre juge de pets. Le soupirail de votre conscience. Le monsieur complaisant qu’appuie sur le bitougnot de votre Kodak, réglé par vous, pour vous rendre le menu service de vous flasher en position conne avec vos airs cons d’apparat !

Mon ambition secrète serait de créer la profession de gifleur. Gifleur diplômé de l’État. Flanqueur de beignes patenté. Un apostolat, pour moi. Je déambulerais de par la vie, avec un gantelet de cuir pour me préserver les paumes. J’entends une connerie ? Vlan, un chtard dans le museau du débloqueur. J’aperçois un ahuri qui simagrée en dansant, je lui interromps le couple, et plaof, il déguste sa mornifle. Un enfoiré qui crie Vive Machin ? Une baffe ! Tout ça pas méchamment, oh non. Pas vengeur non plus. Sanctionneur seulement ! Simple question de mise au point. J’abuserais pas, juré ! J’appuierais pas mes tartes non plus. Je tricherais pas pour coincer la clientèle. J’imiterais pas les motards vicelards qui s’embusquent dans un discret virage pour piéger les dédaigneurs de ligne jaune. Vous me verriez jamais devant chez Carita, à guigner la sortie des vieilles morues à toutou qui houspillent leurs chauffeurs de si dégueulasse manière que je voudrais empaler leur cul flasque sur la mascotte de leur Rolls. Correct ! Conscience professionnelle garantie !

Je serais gifleur comme on est donneur de sang. Je constituerais des équipes, des brigades de gifleurs assermentés. On développerait la corporation. On irait gifler à domicile. Gifler les parents qui giflent ou qui connifient leurs chérubins par contamination spontanée. On giflerait les gardiens de la paix qu’aboieraient après des pauvres tomobilistes. On giflerait les tomobilistes invectiveurs. On giflerait à la tévé, en cours de démissions. On irait gifler au Palais-Bourbon pour réveiller les endormis. On créerait des services motorisés pour gifler les populations reculées. Nos camions stopperaient sur les champs de foire, et les gens feraient la queue pour venir se faire gifler. On mettrait des chicanes, afin d’éviter les bousculades. On fonderait une banque de la gifle. Des carnets de gifle d’épargne. On instituerait la prime-gifle. À cent gifles t’aurais droit à un coup de pompe dans les miches. Moi, vous connaissez mes dons de visionnaire, hein ? Eh ben je vous le dis : l’avenir est à la gifle organisée. Dieu fasse que la France qui a tant éclairé le monde, soit le premier État-gifleur. Amen !

— C’est vous, mon garçon ?

Comment il a fait pour me retapisser sans que j’eusse moufté autre chose qu’un « Allô » évasif ?

— Oui, patron.

— Alors ?

— Mission remplie !

Il égosille un « pas possible » plus triomphant que « Sambre et Meuse » interprété par les chœurs de l’Armée Rouge.

— Nous sommes à Bimini, dans l’archipel des Bahamas.

— Il n’y a pas eu de casse ?

Je fais cette riposte saugrenue :

— Pas assez !

Il ponctue d’un silence constellé de points d’exclamation et d’interrogation alternés. Alors je lui explique tout. La facilité de l’opération. Le motus de la radio. La façon plaisante dont Pearl Farragus accepte son sort.

Pendant que je parle, elle est là qui m’observe. Je me suis assuré auparavant qu’elle ne comprenait pas le français. Elle ne connaît que quelques mots de notre langue, et encore faut entendre comment elle les prononce : Champs-Élysées, Christian Dior, Traveller-chèque, constituent tout son bagage linguistique, en dehors de l’américain (lequel ne pisse pas loin).

— Effectivement voilà qui est troublant, admet le Rasibus du Promontoire. Vous voyez une explication à la chose, vous ?

— Une seule, monsieur le directeur. Je suppose que le camarade Neptuno s’est refusé à alerter la police dans le but, vraisemblablement, d’épargner sa fille en n’affolant pas les kidnappeurs. Il doit attendre qu’on lui réclame la rançon.

— Probablement, oui, convient le vitrifié du dessus. Eh bien, mon cher ami, il va falloir que vous alliez la lui demander. Vous connaissez notre prix, n’est-ce pas ?

Le combiné m’en choit !

Eh quoi ! Je dois me charger AUSSI des transactions ? Voilà qui n’avait point été précisé au départ. Décidément elle me prend vraiment pour son homme-à-tout-faire, la Calotte glaciaire ! Ce front, Madame !

Le Vioque a senti mon abasourdissement car il demande, doucereux comme une pâtisserie orientale :

— La chose vous paraît impossible, San-Antonio ?

— Impossible, non… Mais dangereuse ! brenouille[4] l’éminent interpellé, duquel on ne dira jamais assez tout le bien que j’en pense.

— Eh oui, mon petit, dangereuse, renchérit le père Achille, donc faite sur mesure pour vous. Laissez votre pensionnaire à la garde d’un de vos adjoints et foncez à l’assaut de cette ordure. Je compte sur votre habileté, votre fermeté, votre clairvoyance, votre énergie, votre…

Je suis une nature perméable, dans le fond. On me possède toujours lorsqu’on y met la quantité de salive suffisante. Quand c’est pas à la flatterie, c’est à la fatigue.

— Bon, bon, je vais essayer de mener à bien les transactions, monsieur le directeur.

Et j’ajoute machinalement :

— Comptez sur moi !

Je raccroche.

Béru et Pinuche qui attendent la fin de la communication me grèvent d’un double regard hostile.

— Je n’ose comprendre, brebise le bêlant.

— Hélas, fais-je.

« Il » t’a demandé d’aller négocier l’affaire ?

— Exactement.

— On croit rêver ! Mais il veut donc absolument notre peau !

Béru s’appuie des deux pognes à la table. Il ressemble à un canon sur le point de tirer un coup.

— Et t’as accepté ? bovine l’Énorme.

— Ben, le moyen de faire autrement ?

— Après ce qu’on vient de réaliser ! Dans le bain de mouscaille où qu’on marine ! Tricards du haut en bas comme on est, t’as accepté !

— C’est notre chef, tu parais l’oublier.

— Chef ou pas chef fallait l’espédier sur les roses crémières ! Il m’eusse demandé ça à moi, aussi sec je l’aurais répondu : « Non môssieur ! » Et ce serait été le ministre de l’intérieur qui me l’aurait ordonné, je l’aurais également répondu : « Non, môssieur, pas question ! » Et même la Sainte Vierge m’aurait apparu espécialement pour m’enjoindre cette mission dingue, je lui aurais pareillement répondu : « Non, môssieur, n’y comptez pas ! »

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