Une odeur âcre de suie et de fer rouillé.
J’étouffe.
Je voudrais esquisser un geste, manière de me désankyloser, mais pensez-vous ! Ligoté avec du nylon, il est, le San-A. Et on a tellement serré qu’il doit ressembler à une tête de veau prête à cuire. Pas moyen de crier, voire seulement de vagir.
Respirer est un problème difficilement soluble car, si ces messieurs cagoulards m’ont aimablement laissé l’usage du nez, ils ont par contre tellement savaté celui-ci que mes narines pleines de sang séché laissent à peine passer l’oxygène. Et pourtant, hein, l’oxygène ça se faufile !
Tout mon corps me fait mal. J’ai des lancées. Je brûle et je frissonne. Je claquerais des chailles si je n’avais une plaque de sparadrap large comme ma main appliquée sur la bouche. Vous dire où je me trouve m’est impossible car l’endroit est totalement obscur, à moins que je ne sois totalement aveugle. Je ne dispose que des odeurs, et c’est d’autant plus surprenant que je respire à peine. À se demander, parfois, si les senteurs ne nous pénètrent pas par capillarité.
Je vous le répète, ça pue la suie et la rouille. Attendez, y a un bruit également, j’oubliais. Un bruit régulier, sourd et vibrant. Je dois gésir dans un local métallique assez vaste. Un local contre les parois duquel quelque chose cogne sur un rythme continu. S’agirait-il pas de la mer ? Floc… tchaouf ! Floc… tchaouf ! Oui, on dirait. Alors je me trouverais dans les flans d’un barlu ? Pourtant le sol ne bouge pas. Mais alors pas d’un chouïa. J’enregistre ni tangage ni roulis.
Quelle chiasserie !
Je me mets à maudire le Vieux pour son insatiabilité. Après tout j’avais réussi l’opération follement délicate qu’il m’avait confiée, à savoir le kidnapping de la petite Farragus. Au lieu de me congratuler, cette vieille savate m’a chargé de beurrer la tartine.
Il en réclame trop, le Tondu. Un jour on laissera son bulletin de naissance dans la cuvette des gogues, c’est certain. Et il restera quoi donc, de San-Tonio, hmmm ? Quelques moues dédaigneuses sur la bouille malsaine de ses ci-devant contemporains. Moi, si je vous disais, la seule gloire que j’estime vraiment enviable, dans l’histoire française, c’est celle de Fontenelle. Tout le monde en a entendu causer de ce gus. Pas à cause de son œuvre, que je mets au défi n’importe qui de me la préciser ; mais à cause de son âge. Il a vécu cent ans, tout rond. C’est ça qui l’a rendu célèbre. Qu’il eut tété bel esprit, neveu de Corneille, membre de la Gaga démis ne fait rien à la chose. Sans son admirable grand âge, le gars Fontenelle restait inaperçu. Seulement il a vécu cent ans à une époque où on clabotait à quarante. Là se situe l’exploit. En existant pendant cent années, il est devenu immortel. Moi, ma seule chance de me survivre, c’est de rescaper, comprenez-vous ? Je ne peux pas me maintenir sans moi : je me suis trop indispensable.
Mais trêve de gambergeries fumeuses. Malgré la totale obscurité environnante, faut que j’essaie de voir clair dans tout ça. À moi Wonder, Mazda et consorts ! Que la lumière soit !
Je me dis tout à peine ces mots pour stimuler mon énergie que me voilà exaucé. Un carré de lumière se découpe soudain au-dessus de ma tronche, consécutivement à une trappe soulevée. Pendant un bref instant, je ne vois que le bleu du ciel pailleté d’or (si vous n’aimez pas la grande littérature et que vous biffiez mon « pailleté d’or », faites gaffe de ne pas trouer la page : je me propose d’écrire des trucs un peu pas mal de l’autre côté. Merci). Et puis qu’aspers-je, mes gentils connards ? Une paire de fesses tout plein mignonne.
Fesses de dame, bien sûr et certain. Même de belle fille. Dargif superbe, avenant, bronzé. Timidement affublé d’un slip noir à dentelle. Le restant de la demoiselle est nu. Dans la belle clarté du jour floridien, je constate qu’on a joué un vilain tour à la pauvrette. Elle a du sparadrap sur les yeux et sur la bouche. De plus, on a lié ses chevilles et ses poignets à l’aide de la même saloperie de corde, d’où il s’ensuit une délicate position en arc de cercle. La corde que je vous dis est très longue car, avec ce qui reste, on déshale l’arrivante jusqu’en mes profondeurs.
Je crois reconnaître cette personne. Sa chevelure d’or, longue et soyeuse, ce corps parfait, éclaboussé de petites pastilles cuivrées[12]…
La belle infirmière aperçue sur la terrasse des Farragus lors de notre arrivée ?
Oui, je gage.
J’engage !
O le ravissant postérieur que voilà !
Qui s’approche en tournoyant au-dessus de mon regard fasciné comme un bel oiseau cherchant la branche propice.
Je devrais profiter de la clarté momentanée qui m’est offerte pour zyeuter les lieux. Mais non, qu’importe ! Je préfère me consacrer à ces merveilleuses fesses ! Et ma scrutation m’amène vite à une conclusion, mes très chers frères : contrairement à ce que j’estimais, Maud ne porte pas de slip noir. Non, simplement, elle n’est pas blonde naturellement, la mâtine !
De bon matin, j’ai repéré le train…
V’là que je fredonne à c’t’heure !
Sur moi, donc, cette croupe s’avance…
Je vous parie une pipe en bruyère contre une pipe ancillaire que cette présence va calmer mes affres.
Ah ! que n’ai-je les mains libres pour l’accueillir, pour la cueillir, pour amortir l’impact de ce cul impérial !
Un léger choc. Le sifflement de la corde lâchée. La trappe se referme.
Noir complet ! comme on dit dans les scripts de film. Au cinoche, le noir est une ponctuation. Ici, il est devenu la toile de fond de nos infortunes bienheureusement réunies.
Au cœur des ténèbres, je pense à ce bon roi Tantale et à son supplice du même nom ! Et encore, lui, on ne chahutait qu’avec sa faim et sa soif (quand je pense qu’il était plongé dans le Tartare et qu’il rêvait d’un steak), tandis que pour bibi c’est moultement plus grave. En panne de sens, mes choutes. Obscurité complète. Membres entravés. Bouche cousue ! Me reste qu’un poil d’odorat et l’ouïe. Faudra faire avec les moyens du bord. Je grogne pour signaler ma présence. Un vachissement me répond. Ainsi, sans doute, s’élabora la première conversation, dans les cavernes de la nuit des temps…
Je tourne sur moi-même, à l’image de la chère vieille planète qui a l’amabilité de m’héberger. Cette manœuvre m’amène contre Maud.
Et croyez-le : je ne suis pas contre !
J’ai un élan protecteur. L’homme, il fait semblant de protéger la femme, mais en réalité il s’y blottit. Sa vraie demeure, pour la durée du monde, c’est la femelle. Partout ailleurs, il n’est que locataire, pas même : client de passage. Il ne peut être sédentaire que dans la femme.
Je regrogne, elle revagit. Je me frotte, elle fait pareil.
Vous parlez que mon désir de délivrance s’accroît (et s’abannière) à mesure et au fur que j’augmente de volume ! Je me dis à peu de choses loin ceci : « Mon petit homme, à partir du moment que deux êtres ligotés sont en présence, ils peuvent se délivrer. J’ai pu le constater au cours de précédentes aventures dont je ne vous dresse pas la nomenclature ici, mais que vous trouverez en feuilletant mes zœuvres complètes (en vente dans toutes les bonnes épiceries sous emballage cellophane). Combien de fois ça m’est arrivé d’être saucissonné dans un fondement de basse-fosse et de me délivrer ? J’ose plus compter. Ça fait partie des recettes à tante Laure, comprenez-vous ? On ne peut rien contre ou alors faut changer de labeur !
Tu vas trouver un toubib because tu patraques, il fait quoi, l’homme de lard ? Il te mate la gorge, t’écoute les soufflets et te palpe le bide. Un point c’est toux ! Il n’a que trois recettes à sa disposition pour débusquer l’origine de ta malfoutance. Nous autres, hauteurs de romans policiers-d’espionnage-angoisse, Dieu thank you, on jouit d’une gamme plus étendue.
Si je raie-capitule, t’as, deux points ouvrez les guillements : « La maison mystérieuse (avec ou sans cadavre), la vamp (aux en chairs publiques) qui te séduit et t’arnaque, le coup de goumi derrière la noix qui t’évanouit[13], la séquestration en des lieux impossibles (comme moi présentement), l’évasion (comme moi tout à l’heure), la torture (subie ou infligée), le coup de théâtre (style ton père n’est pas ton père), l’appât (tu fais croire qu’un gars est encore vivant, alors qu’il est roide, pour attirer le criminel), la poursuite infernale (réalisée avec les moyens de locomotion les plus divers, le meilleur pourtant restant l’automobile, parce que tout un chacun sait piloter une voiture et peut donc s’identifier aux conducteurs) ; t’as l’hold-up (un beurre à cause des deux volets : préparation et réalisation), t’as le coup de la bombe à retardement (ça doit péter, tu le sais, mais t’es trop loin, ou tout près mais entravé), t’as le gadget meurtrier, que sais-je ?… Néanmoins ça ne pisse pas loin. On a du mérite, vous savez.
Moi, je serais président de la République, aussi sec je stoppe tous les romanciers et je leur cloque une pension. Voilà, terminé ! Plus de farfadaises ! Et les grands aussi je les immobilise. Avant les petits, parole ! Parce qu’alors, eux autres de la vraie littérature, ils indigentent que c’en est affolant. Ils n’ont pas trente-six sujets, ils n’en ont qu’un : « Toi, moi et l’autre. » Ou bien alors leurs souvenirs et c’est franchement chiant. Interdiction de continuer la déconnance. On leur refile un fromage discret, comme à Mathieu qui se tape les affiches de la Loterie. Un truc pour rewriter le Journal Officiel, ou bien rédiger les textes électoraux. En somme je fais de tous ces écrivains privés (de moyens) des écrivains publics (enfin !) »
Mais brèfle, je vous éloigne du vif de mon propos, lequel se fait de plus en plus vif, espérez, les mômes !
À force de me trémousser le bras droit, je parviens à tourner ma main vers l’extérieur. Bien entendu j’ai les doigts engourdis, mais un dégourdi de mon espèce ne se laisse pas arrêter, au cœur d’une action, par ce genre de détail. Je grabotte des salsifis le long de la belle jeune fille en costume d’Ève une pièce.
Je rencontre des douceurs, des tiédeurs, des velouteurs infernales. Des courbes, et puis des creux ! Des duvets ! Des toisons toisonnantes… Mais ménage tes émois, Santonio ! Patiente ! La volupté, c’est avant tout une attente ! Le bonheur n’est pas dans l’assouvissement, mais dans l’intention. Il faut supprimer les liens qui vous séparent avant de tisser ceux qui vous uniront ! Reptant, tourniquant, ondoyant, palpant, j’arrive à mettre la main sur sa corde ligoteuse. Je la remonte jusqu’au nœud pernicieux qui bloque le système d’entravage.
Et vous autres, bonnes pommes, d’aller de l’avant, bien sûr. Vous caracolez en tête des mes intentions comme des sergents-majors. Je vous lis la pensée à travers votre ruche de verre, mes gaillards. Vous vous dites : « Bon, il la délivre, elle le délivre, ils s’étreignent sauvagement, puis ils font semblant d’être toujours entravés, ils guettent la venue de ceux qui les séquestrent, ces derniers rappliquent, grand numéro de bravoure du réputé commissaire San-Antonio, évasion ! Fin du chapitre ! » Je me goure, peut-être ? Laissez que je vous regarde dans le jaune des yeux et osez prétendre le contraire !
Bon, eh bien je vais vous tartiner l’orgueil : d’accord, y a un certain petit peu de vrai dans votre délirade. Confusément je pressens en effet des machins de ce genre. Seulement, je vous avertis tout de suite qu’on va avoir une sacrée surprise, vous et moi. J’sais pas encore laquelle, mais elle se prépare.
En tout cas, où vous avez mis dans le mille c’est pour ce qui concerne la première partie de vos échafaudements. Oui, je la délivre ! Seulement, là s’arrêtent vos pronostics, mes petits clamards[14]. Certes, Maud me débarrasse de mon sparadrap buccal, seulement pour ce qui est des liens de nylon, rien à fiche, elle a beau tirer dessus, elle se coupe les doigts et me cisaille la couenne sans pouvoir les rompre. Elle y va des ratiches : zéro. Le fil est trop gros. Je l’entends pester, ahaner, sangloter d’énervement. Ses doigts tremblent. Elle claque des dents, ma petite chérie.
— Laissez, bébé ! conseillé-je, reprenez-vous un peu, vous essaierez plus tard… Ah ! comme j’aimerais vous prendre dans mes bras. Vous savez que votre vue m’a commotionné, tantôt, lorsque nous sommes arrivés à la « Résidence ». Vous l’avez compris, n’est-ce pas ?
Elle se penche sur moi. J’ai son souffle sur ma figure. Nos deux bouches jouent à bouches cousues, puis à bouches-que-veux-tu, ensuite au bouche à bouche, après quoi c’est la bouche en cœur, on évite la fine bouche pour se consacrer à la bonne bouche et faire des provisions de bouche. Elle a une vraie bouche d’incendie, cette pétroleuse !
Une bouche qui, fort heureusement, n’est plus cousue. Une bouche à oreille. Une bouche qui me parcourt, me dévaste, m’embrasse, m’embrase, et va jusqu’à mon embouchure.
Quel étrange et fantastique instant !
Vous le concevez bien ?
Moi, ligoté, pareil à un saucisson (que dis-je, à deux saucissons). Dingue de désir. Volcanique ! Terrible ! Elle, nue, dans le noir. Gagnée par ma frénésie. Pâmée ! Je suis le pied-nickelé de l’amour ! Mais présent quand même. O combien ! Dressé ! Fier comme Ajax (avec l’ammoniaque en moins). Ah ! le super moment de ma vie ! Quelle insulte au sort ! Le coup du sort ? Tiens, fume ! M’en fous de çui du sort : le mien passe avant ! Je harde ! Je darde ! J’épanouis ! La gosse est en transe, en tire-bouchon ! Hue cocotte ! Viva América ! Merci ! Plus vite ! Saumur ! L’ovale noir de Saumur ! À encadrer ! Chic, ils sont tous de Belfort ! Et maintenant à l’atour de Nesle ! Lesieur vous l’offre ! Monseigneur le duc d’Aumale, dos au mâle ! Le pas des lanciers ! Le balancier ! Sciez-moi c’te bûche, cré bon gu ! Je débouche sur des apothéoses indescriptibles que j’efforce de décrypter !
C’est quoi l’extase, somme toute ? Réfléchissons bien ; essayons d’y voir clair, pour une fois. Hein, c’est quoi, au juste ? Une espèce d’explosion ? Une dérobade ? Un relâchement ? Un cri d’adieu ? Le fin fond de la férocité ? Des couleurs qui tourniquent ? Un lance-flammes qui te balaie ? Ton bide qui s’abîme dans le cosmos ? Tes clouis qui se désintègrent ? O ministres intègres… Un goût de mort ? Une renaissance ? Le grand déchirement du temps ? La remise à zéro de tous les compteurs ? L’abdication de ta durée ?
J’sais pas. J’sais plus. M’en fous !
Terminus ! Merci, madame, au revoir, madame ! C’est gentil d’être menue. C’est très gentil d’être au menu. Non, y a pas l’eau courante, ici on a des dégoûts simples. Ah ! pétasserie ! Chibroquerie !
L’homme court après une carotte, toujours. Quèquefois, il parvient à l’attraper, parce qu’il est malin, l’homme. Lorsqu’il l’a saisie, il la croque. Mais après l’avoir bouffée, il regrette de ne pas se l’être carrée dans l’oignon auparavant. Sa gourmandise a été trop rapide ! Il a pas pris le temps de réfléchir, ce miroir con et cave ! Ne s’est point dit qu’il pouvait aussi bien la manger « après ».
Le drame des hommes, cherchez pas, il est là : l’homme mange toujours la carotte avant de se la fout’dans le prosibus.
Tiens, ça me rappelle une âne et docte textuelle. La mort de Sébastien, notre épicemard. Sébastien parmi les pommes ! Il avait une toute petite boutique de banlieue, grande comme votre cuisine. On y trouvait des cageots de poireaux jaunis, une machine à découper le jambon qui marchait à la manivelle rouillée, des bidons de lait puant le suret, des boîtes de nouilles moisies (l’eusses-tu cru ?), des sacs d’haricots fripés et des pommes de terre germées. Bref, une bricole d’épicerie. Le genre de petit truc qui dépanne. Où l’on va chercher une boîte de sardines et des pinces à linge pour dire de « les faire travailler ».
Il vivait dans l’arrière-boutique, comme dans une roulotte, avec sa grosse bonne femme et ses trois mougingues, Sébastien.
Vous l’auriez vu, avec sa blouse grise dépenaillée, sa sacoche de cuir lui servant de tiroir-caisse, son gros pif violacé, son crayon sur l’oreille, ses tifs embroussaillés, son pull roulé (dans les tons marron-merde), son mégot cendreux, son odeur de rance et de j’sais pas quoi, vous l’auriez vu que vous lui auriez refilé une piécette, le prenant pour un clodo. Chez lui, c’était l’enfer ! Sa mégère l’houspillait à longueur d’éternité. Le traitait comme une serpillière à ramasser la dégueulanche… Il souriait quand elle le torgnolait. Un vrai bon zig, soumis et bosseur. Lui, pourvu qu’on le laissât écluser ses trois kilbus de rouge, il regardait flotter les rubans.
Et puis un matin, en sortant son minable étalage, il s’est lui-même étalé sur le bout de trottoir. Absolument mort. Crise cardiaque.
M’man se trouvait de passer, comme d’hasard. Aussitôt, elle s’est magnée pour assister la toute fraîche veuve, ma Félicie. Elle a aidé à rentrer le pauvre bonhomme. Ensuite elle a refoulé la family dans le magasin pour lui faire sa toilette, Dieu sait s’il en avait besoin, Sébastien ! M’man, elle lui a consacré deux heures pour le mettre en état. Le laver, le raser, le coiffer, lui passer des nippes à peu près potables. Lorsque son ogresse est rentrée dans la chambre, elle a eu un haut-le-corps (si je puis dire).
— C’est pas lui, elle a fait ! Non, non ! Impossible.
Bichonné, talqué, calamistré, Sébastien était un personnage inconnu d’elle. Félicie lui avait fait la raie au milieu (lui qui ne s’était pratiquement jamais peigné !), elle avait rasé sa moustache avec le reste de ses hirsuteries, lui avait délimité les rouflaquettes et tout, et tout…
Une gravure de mode !
La grosse épicière rôdait autour du cadavre en balbutiant :
— Mais non, c’est impossible, j’y crois pas…
Et puis alors, elle s’est tournée vers Félicie.
— J’savais pas qu’il était si beau, a-t-elle dit.
Et elle s’est effondrée en sanglotant sur le lit, près de ce bel homme inconnu qui avait été son époux.
Pourquoi que je vous raconte ça, moi ? Y a des mecs parmi vous, ils doivent se toquer le front en se disant que je débloque. Ceux-là, je les asperge ! Le jour que j’écrirai plus ce qui passe par mon chou, je laisserai tout quimper. Y aura une bathe machine I.B.M. en vente sur le marché de l’occasion. Électrique à boule, avec toutes ses touches dont une pour le signe du dollar, et des que je sais encore pas seulement à quoi elles servent, depuis le temps ! Équipée pour le 220, mais convertible.
Peut-être, après tout, que je la ferai cadeau au musée de l’homme avec mon squelette et mes roustons dans du formol…
— Que s’est-il passé, mon ange ? je demande enfin à Maud.
Elle me donne un baiser de velours.
— Je ne sais pas, vous m’avez fait perdre la tête.
— Oh, je ne parle pas de « ça », coupé-je. Mais des événements de la « Résidence ». Vous avez menti à Mme Farragus, en prétendant que Pearl était dans sa chambre, n’est-ce pas ?
— Quelle question sotte, répond-elle, vous savez bien qu’elle n’y était pas, puisque vous l’aviez kidnappée la veille !
J’encaisse sans broncher.
— Comment savez-vous cela ?
— J’ai tout vu depuis la grande baie du salon.
— Alors pourquoi ce mensonge à Ann Farragus ?
— J’y étais contrainte.
— Par qui ?
— Des types masqués qui avaient investi la maison ?
— Quand ?
— Oh, depuis hier.
— Ça doit être passionnant à entendre, vous voulez bien me le raconter ?
Elle ne répond pas tout de suite.
Je mets son silence à profit pour réfléchir, c’est le moment ou jamais.
— Vous n’avez pas fait de mal à Pearl ? demande-t-elle enfin.
— Non, rassurez-vous.
— Où est-elle ?
— À la Maison-Blanche, les Nixon sont très gentils avec elle.
— Vous ne voulez pas me dire ?
— Procédons par ordre, mon petit chou : racontez-moi plutôt ce qui s’est passé après l’enlèvement de Pearl, personne n’a prévenu la police ?
— Nous n’en avons pas eu le temps, déclare sa voix mélodieuse.
— Hein[15] ?
— Eh bien, figurez-vous qu’après votre départ, je me suis précipitée pour porter secours à tous ceux que vous aviez endormis. Sur l’instant je les croyais morts ou grièvement blessés, vous comprenez ?
— Ensuite ?
— J’ai constaté qu’ils respiraient. Je les ai ranimés en leur versant de l’eau froide sur le visage.
— Y a rien de tel, conviens-je. L’eau froide, quand on ne la verse pas dans du Ricard, faut en ablutionner la figure des endormis. Et alors, ma chérie ?
— C’est au moment où ces messieurs retrouvaient leurs esprits que les hommes masqués sont arrivés.
— Pas possible ?
— Parole ! Sur le coup, j’ai cru que c’était des gars de votre bande…
— Et puis ?
— Ils ont demandé où était Pearl. Je leur ai expliqué ce qui venait de se passer. Au début ils ne voulaient pas me croire. C’est en voyant dans quel état se trouvaient les autres que…
— Et puis ? coupé-je.
— Ils nous ont tous enfermés dans la cave…
— Longtemps ?
— Jusqu’au début de cet après-midi. Avant que vous n’arriviez, ils m’ont relâchée ainsi que Bert, le valet de chambre, en nous ordonnant d’avoir l’air naturel, sinon, ils juraient de nous massacrer tous…
— Donc, ils savaient que Mme Farragus allait rappliquer ?
— Il faut croire. C’est tout ce que je peux vous dire. Mais rassurez-moi à propos de Pearl, je vous en conjure. Vous ignorez peut-être qu’elle est malade ? Elle a besoin de soins constants…
— Je sais.
— Où est-elle ?
Je souris dans le noir et je murmure en caressant ses hanches vibrantes et douces.
— N’insiste pas, ma gosse. Je ne te le dirai pas. Tu peux appeler tes copains de là-haut pour les prévenir que je suis un petit récalcitrant. Fais vite, dans la tenue où tu te trouves, tu finirais par t’enrhumer !
Je ne vois pas sa bouille, pourtant je devine son expression stupéfaite. Ma déclaration, mon ton paisible lui font l’effet d’un seau d’eau glacée[16].
— Que voulez-vous dire ? bredouille-t-elle.
— Que tu es ici pour m’arracher les vers du nez, ma chérie. Tout à l’heure, tu as compris que je m’en ressentais pour toi (je te l’ai prouvé tant bien que mâle d’ailleurs, depuis) et lorsque ces bons cagoulards nous ont eu réduits à merci, tu leurs as proposé de me jouer le grand air de la Flûte Enchantée histoire de me faire cracher où est Pearl. Ç’allait être, d’après toi, un gain de temps. Seulement tu t’es gourancée, ma poulette. Le camarade San-Antonio n’est pas tombé de la dernière mousson et il connaît cette chanson mieux qu’un professeur de piano connaît la Lettre à Élise. Merci pour ce don de ta personne à la France qui m’est allé droit où tu sais. Si un jour tu passes par Paris, téléphone-moi, je t’emmènerai manger des moules.
Une qui fulmine salement, c’est cette très aimable et très relative jeune fille. Elle me traite de noms que j’ai beaucoup de mal à traduire. À preuve, je laisse des blancs.
Elle me dit que je suis un salopard, une ordure, un…, un…[17] et un porc galeux.
Et puis elle hurle. Et alors le trappon de tout là-haut se rouvre. Un mec balance une échelle de cordes et l’accorte personne se met à ascensionner (bien que ce verbe n’existe pas, c’est vous dire sa souplesse !).
— Un peu grossières, vos ruses ! je lui articule. Tu penses que lorsque tu as prétendu ne pas pouvoir me déficeler, j’ai pigé. J’avais déjà de sérieux doutes en constatant que tes liens à toi étaient faits de bonne grosse corde nouée lâche.
Elle disparaît sans répondre. Après quoi, c’est un bonhomme qui descend à moi. À la qualité du ciel et à l’intensité de la fringale qui me tarabuste l’entraille, je sens que le jour touche à sa fin. Bientôt ce sera le crépuscule… Je continue de me poser des questions quant à l’endroit où je me trouve. On dirait le fond d’une péniche.
L’arrivant a une agilité de trapéziste ; il s’offre le plaisir de déchelonner à l’équerre ! Bientôt le voici à mon côté. Il est long et porte un pantalon noir, très léger, qui s’entortille à ses chevilles. Il a une chemise également noire et un veston à rayures blanches et noires. Ajoutez à cette description un chapeau de paille noire et des lunettes teintées à la monture énorme.
Le gus s’accroupit près de moi et me contemple. Il ricane. Je dois vous dire que ma tenue est un chouillet incorrecte, vu que j’ai la zifolette blagueuse sortie de son écrin, miss Maud ayant omis de me faire le ménage après notre séance.
Une suffisance de clarté tombe sur une moitié de frime à mon compagnon, me permettant de constater que, dans sa famille, ils sont asiatiques de père en fils. Ses pommettes sont extrêmement saillantes et ses yeux foutrement bridés. Malgré la pénombre, je le soupçonne d’être d’un beau jaune-pisse-d’âne.
— Où est la petite ? me demande-t-il doucement.
Sa voix, croyez-moi ou allez vous faire remiser par les Grecs, flanque la trouille. Vous savez pourquoi ? Parce qu’elle n’a pas l’air vrai. C’est une voix toute fluette et mécanique. Le jour qu’on parviendra à fabriquer de la voix humaine, au début, j’en suis certain, elle sera pareille à celle de ce bonhomme.
— De qui voulez-vous parler ? éludé-je sottement.
Il ne se fâche pas. C’est un gars patient.
— Pearl Farragus ?
— Oh ! eh bien, figurez-vous qu’elle navigue sur un cuirassé de la Marine Nationale Française : l’Amiral Burnecreuse. On l’a déguisée en marin et je vous parie votre teint de pêche abricot contre un flacon d’ambre solaire que vous ne pourriez pas la repérer parmi les trente-quatre mille hommes d’équipage !
Le jaune homme de bonne famille hoche la tête. Ses grosses lunettes projettent des éclats à l’entour. Il paraît réfléchir un instant, puis il déclare de son même ton interplanétaire[18] :
— C’est ennuyeux que vous ne parliez pas spontanément. Mais enfin, bon…
Il sort une boîte plate de sa fouille, puis une torche électrique qu’il allume et pose sur le côté, de manière à éclairer sa boîte. Cette dernière est une petite trousse de cuir noir.
— … je vais vous faire une piqûre ! annonce-t-il en actionnant la fermeture Éclair de la trousse. J’ai toujours eu des résultats avec ce produit. Seulement certains sujets réticents tiennent bon parfois pendant plus d’une heure. Je pense que ça va être votre cas. Vous êtes une nature rebelle. Nous perdons du temps.
Il se met à cisailler une ampoule emplie d’un liquide incolore. Les liquides incolores, vous l’aurez remarqué, sont les plus redoutables. La couleur rassure. Elle est une présence. Elle fait partie de l’équipement esthétique de l’individu. Elle l’assiste.
L’aiguille de sa seringue plonge dans l’ampoule. À la sûreté de ses gestes on sent l’homme expert.
— Vous êtes infirmier ou l’avez été, noté-je.
Il hoche la tête.
— De nos jours, tout homme doit avoir des connaissances médicales, assure-t-il. La science nous submerge et l’individu qui voudrait se passer d’elle errerait comme un aveugle sans chien ni canne blanche.
Un gros baôum nous fait tressaillir. C’est le trappon d’acier qui vient de se rabattre, là-haut. La vaste carcasse métallique au fond de laquelle nous nous trouvons retrouve une obscurité que rompt très parcimonieusement la lampe électroque[19] de mon anesthésiste.
Il lève la tête, attend, puis lance un sifflement qui flanquerait des langueurs à un cobra souffrant d’une gueule de boa.
Le silence.
L’Asiatique achève d’emplir sa seringue, posément. Il se penche sur moi et, de sa main libre déboucle le haut de mon futal. Ensuite il le rabat. Au moment où il palpe mes chairs amies pour délimiter le bon emplacement, moi, San-Antonio, le seul, le vrai, l’unique, je me permets une petite fantocherie gamine. Certes, on a vu mieux chez Barnum, néanmoins ça ne mange pas de pain et ça produit son petit effet dans les patronages, les cantines scolaires et chez les marchands de vaisselle. Jugez Jean (comme disait un camarade à moi natif de Saint-Flour) :
Vous connaissez tous le saut de la carpe, oui ?
Bon, et le saut de truite ?
Non, pas le seau à truite : le saut DE truite ! Vous venez de pêcher l’une de ces admirables bestioles que Schubert a si bien su accommoder aux amandes dans son réputé morceau. Avec la vaste générosité d’âme qui vous caractérise et qui justifie votre admission à la Société Protectrice des Animaux (en tant qu’animal) vous assommez la truite afin de lui éviter les désagréments de l’asphyxie. La pauvrette gît à vos pieds dans la caillasse bergeuse du torrent. Tel Ponce Pilate, vous vous lavez les mains à l’eau fraîche et purificatrice d’icelui. Et tout à coup, prrrrrrouttt, cette vache de truite exécute un saut périlleux qui lui fait retrouver l’onde murmurante (on s’y croirait, non ?).
Elle reposait, beau poisson d’argent (comme l’a écrit puissamment Jules Mauriac — à moins que ce ne soit François Romains — dans son inoubliable ouvrage sur la fabrication du Cinzano par les Chartreux) miroitant dans le clair-obscur du sous-bois (j’aime mieux un beau sous-bois qu’un méchant sous-main) défunte en apparence, et puis : le coup de reins salvateur (Dali).
Moi, San-Antonio, le seul, le vr… (merde, je vous l’ai déjà dit sur le rayon du dessus) j’imite la truite. Un coup de reins époustouflant pour me jeter contre le Chinois (ou le Japonais ou le Philippin, ou le Thaïlandais, je lui demanderai plus tard) qui, toujours agenouillé, est déséquilibré et tombe à la renverse. Dans sa chute, il brise la seringue. Perdant son flegme qui passerait pour britannique s’il n’était orientable, l’homme se relève et m’administre en glapissant une volée de coups de lattes. Il m’assaisonne de partout, l’ordure. J’en prends dans le dos, dans le ventre, dans la tête. À la fin, essoufflé, il se calme, m’assure que je ne perds rien pour attendre, que ça va être ma fête, mon jubilé de gala, ma joie de vivre.
Il empare sa loupiote, la colle dans la poche supérieure de son veston, en laissant le pinceau lumineux braqué vers le haut, et puis il escalade l’échelle de corde jusqu’au trappon. Parvenu à celui-ci, il cogne du poing pour qu’on lui délourde, mais personne ne répond à sa requête. Alors il s’arcboute, s’arquebuse, pousse de la tronche le panneau de fer. Docilement, celui-ci se soulève. Le jour mourant réapparaît. Le Chinois gravit un barreau de plus en continuant de se défoncer le bitos. Il donne une secousse de tout le corps et le panneau se rabat complètement avec un fracas de ferraille.
Mais que se passe-t-il, mes bons emmanchés ? Un bidule tellement inattendu que si vous le lisiez dans Le Monde au lieu de le lire dans un San-Tantonio[20] vous le croiriez pas. Enfin, comme je suis un type digne de crédit (l’American Express insiste pour me refiler une carte) je vais narrer. J’aime bien. Vous avez le don de me faire narrer.
Voilà.
Dès l’instant, comme esprimait ce pauvre Charles, que le supposé Chinois émerge du trou, et alors que son buste est déjà dehors, un piétinement lourd et bref retentit. Suivi d’un choc mou. Un gros soulier est entré dans le champ (qui sera bientôt, la nuit venant, celui des étoiles) et a frappé la tempe du Jaune avec une telle force que, logiquement, la tête du gus devrait se détacher de son tronc porteur et passer entre les montants.
Selon moi, consécutivement à ce coup de pied de pénalité, le drop-goal devrait être marqué. La sciatique (qu’est-ce que je raconte !), l’asiatique — veuillé-je dire — lâche tout et tombe verticalement, les pieds en flèche. Ça produit un de ces badaboums, à l’arrivée, je ne vous dis que ça ! Il s’étale contre moi, l’ami Safran, raide comme barre. La manière dont sont disposés ses membres laisserait entendre qu’il a deux ou trois jambes de cassées.
Au moins !
— Je crois que j’y ai donné pour les vers, non ? interroge la voix débonnaire de Béru.